Par Eitay Mack
La Grèce est l’un des rares pays d’Europe à accueillir ouvertement l’armée israélienne, organisant des exercices militaires conjoints avec Israël et agissant en tant que partenaire enthousiaste des entreprises israéliennes d’armement et de surveillance. Dans le contexte de la crise constitutionnelle et politique actuelle d’Israël, la Grèce aurait également tenté d’attirer davantage d’entreprises israéliennes de haute technologie, dont beaucoup fabriquent des produits militaires ou à double usage, en leur offrant des incitations extrêmement généreuses.
Ces relations étroites ont également eu un impact majeur sur la politique intérieure grecque. L’année dernière, par exemple, il a été révélé qu’un ancien général des services de renseignement israéliens, Tal Dilian, qui dirige une société de logiciels espions depuis un bureau à Athènes, était impliqué dans un scandale politique et juridique lié à l’utilisation de logiciels espions contre des hommes politiques et des journalistes grecs [voir à ce sujet l’article publié sur ce site le 13 septembre 2022]. Le chef des services de renseignement et le conseiller du premier ministre grec ont tous deux été contraints de démissionner.
Comment ce rapport particulier s’est-il constitué? Publiquement, Israël et la Grèce ne font remonter leurs liens étroits qu’à 1990, lorsque des relations diplomatiques complètes ont été établies et qu’une ambassade israélienne a été ouverte à Athènes. Le 21 mai 2015, à l’occasion du 25e anniversaire de cette étape, le ministère israélien des Affaires étrangères a publié une déclaration de circonstance expliquant son propre récit de la diplomatie israélo-grecque, selon lequel la période comprise entre 1952 et 1990 n’a connu que des relations de faible niveau entre les deux pays.
Ces dernières années, poursuit le communiqué, «un partenariat stratégique s’est développé entre les deux pays… fondé sur des valeurs démocratiques et des intérêts communs partagés par les deux pays, qui sont confrontés à des défis dans la région de la Méditerranée orientale… Les deux pays, la Grèce et Israël, sont les descendants modernes et démocratiques de nations anciennes… La coopération bilatérale entre les deux pays promeut des valeurs communes, le progrès et la stabilité dans la région. Les deux pays s’efforcent de continuer à promouvoir des relations pacifiques et de bon voisinage avec les peuples et les nations de la région.»
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Cette description des relations militaires entre Israël et la Grèce est cependant trompeuse. Les télégrammes contenus dans les dossiers du ministère des Affaires étrangères des archives de l’Etat d’Israël, qui ont été ouvertes au public en 2019-2020, montrent que les relations spéciales entre les deux pays sont en fait nées bien avant 1990 et n’ont rien à voir avec les «valeurs démocratiques» de la Grèce ou d’Israël. La relation s’est épanouie pendant les jours sombres de la junte militaire qui a gouverné la Grèce de 1967 à 1974 – une période marquée par la répression brutale, l’emprisonnement, la torture et l’assassinat des opposants au régime, et une période délibérément omise dans le récit de célébration qu’Israël promeut.
Avant l’arrivée au pouvoir de la junte, les relations de la Grèce avec Israël étaient distantes: la Grèce préférait nouer des liens diplomatiques et économiques avec les pays arabes et avait même voté contre le plan de partage des Nations unies de 1947. Puis, sous prétexte de faire face à la «menace communiste», un groupe de généraux a organisé un coup d’Etat militaire en Grèce en avril 1967. Dès sa prise de pouvoir, la junte militaire a entamé une campagne d’élimination de ses opposants réels et imaginaires, un effort soutenu ou tacitement soutenu par la plupart des pays d’Europe occidentale et par les Etats-Unis.
Bien qu’il y ait désaccord sur le nombre exact de victimes de la junte, plusieurs milliers de militant·e·s, d’étudiant·e·s, d’artistes, d’écrivains, d’acteurs, de journalistes et même d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale ont été arrêtés, soumis à de graves tortures et assassinés. Certains ont été détenus dans des camps de détention et de torture pendant de nombreuses années, avec peu de nourriture et d’eau et sans traitement médical. Les pratiques de torture consistaient à fouetter les pieds avec des bâtons et des tubes en plastique, à insérer un tube dans le corps du détenu et à y verser de l’eau, à frapper la tête contre le mur ou le sol, à sauter sur le ventre du détenu, à arracher les ongles, à provoquer des brûlures et à éteindre des cigarettes sur le corps, à l’électrocuter et même à le torturer sexuellement.
Bien que la plupart des dossiers et documents du ministère israélien des Affaires étrangères restent classifiés, les télégrammes des archives qui ont été rendus publics révèlent qu’Israël était parfaitement conscient de ces violations des droits de l’homme et a néanmoins maintenu ses liens militaires et politiques étroits avec la junte militaire, qu’il considérait même comme plus amicale envers Israël que les régimes civils qui l’ont précédée. Pourtant, conscient des enjeux diplomatiques, Israël a cherché à cacher la nature de ses relations avec la Grèce – une pratique qui se poursuit encore aujourd’hui.
L’établissement des relations
Un télégramme envoyé par le chef de la mission israélienne à Athènes, Yehoshua Nissim Shai, deux mois seulement après le coup d’Etat, montre qu’Israël était conscient de la répression politique qui sévissait en Grèce à l’époque. En juin 1967, Yehoshua Nissim Shai s’est plaint qu’il n’était pas possible de mener des initiatives de relations publiques israéliennes en Grèce parce que les habitants avaient peur de s’engager dans des questions politiques: «Il est absolument interdit à un individu de s’engager dans des affaires politiques sous le régime militaire sévère qui prévaut dans ce pays… Il suffit qu’une personne exprime une opinion politique sans l’approbation des autorités pour qu’elle se retrouve arrêtée le lendemain.»
Bien que Yehoshua Nissim Shai soit conscient de ces crimes politiques et apparemment mal à l’aise avec eux, une série de communications et de réunions qui ont eu lieu immédiatement après le coup d’Etat de la junte sont révélatrices du réchauffement rapide des relations entre les deux pays.
Moins d’un mois après l’envoi du télégramme, Yehoshua Nissim Shai a rendu compte dans un autre télégramme de sa rencontre avec le ministre des Affaires étrangères de la junte et de ses efforts pour inciter celle-ci à adopter une position plus sympathique et plus compréhensive envers Israël. Le ministre des Affaires étrangères a répondu que la junte, et même lui personnellement, avait une attitude très positive à l’égard d’Israël et «se réjouissait de la glorieuse victoire de Tsahal» dans la guerre de 1967, qui s’était achevée quelques semaines plus tôt. Selon le ministre, en raison des intérêts diplomatiques de la junte dans le monde arabe, il ne pouvait pas adopter une ligne publique pro-israélienne comme il le souhaitait, mais il a promis de faire tout son possible pour assouplir la position du représentant grec à l’ONU à l’égard d’Israël.
Dans un autre télégramme [de 1967] décrivant une réunion ultérieure avec le général Nikolaos Makarezos, l’un des dirigeants du coup d’Etat, Yehoshua Nissim Shai rapporte ce qui suit: «La conversation a porté sur sa visite en Israël au début de cette année. Le ministre a mentionné ses contacts avec le personnel du Mossad et a fait l’éloge des réalisations d’Israël.»
Le 17 septembre [1967], les relations se sont encore développées. Le vice-président de la Knesset de l’époque, Yitzhak Navon, s’est rendu en Grèce et a rencontré Konstantinos Kollias, le premier ministre nommé par la junte militaire [du 21 avril au 13 décembre 1967]. Selon le résumé de la réunion, Yitzhak Navon a tenté de convaincre Konstantinos Kollias de voter avec Israël dans les forums internationaux tels que les Nations unies. Konstantinos Kollias a exprimé son appréciation et son admiration pour l’Etat d’Israël, déclarant qu’il considérait que la Grèce et Israël luttaient «contre l’ennemi commun – le communisme» et a ajouté que «vos espoirs [étaient] nos espoirs». Plus tard, Konstantinos Kollias a expliqué qu’il était contrarié par les «attaques […] dans la presse par des Juifs contre le gouvernement et la police de Grèce».
Au lieu de signaler que la plainte de Konstantinos Kollias était marquée par un préjugé antisémite selon lequel les Juifs contrôlent les médias, Yitzhak Navon a tacitement validé son inquiétude et a déclaré: «Le gouvernement d’Israël n’a aucun contrôle sur la presse dans le monde, pas même en Israël. Mais il est possible d’“adoucir” cette attitude dans certains cas. Le soutien de la Grèce à Israël peut lui apporter de la sympathie dans le monde libre.»
Un marché pour des armes modernes et bon marché
Un an plus tard, les liens diplomatiques naissants entre la Grèce et Israël se transforment en coopération militaire. En octobre 1968, Yaakov Ben-Sher, attaché commercial d’Israël en Grèce, écrit qu’il a rencontré Nikolaos Makarezos pour discuter de la visite, à l’invitation d’Israël, d’une délégation d’officiers militaires grecs auprès de la firme Industries militaires israéliennes (Israeli Military Industries), le fabricant étatique d’armes. Il a été convenu que la délégation n’arriverait pas en uniforme et que la visite ne serait pas rendue publique. Le mois suivant, Yaakov Ben-Sher a écrit que parmi les objectifs de la visite figuraient «l’établissement d’une usine de maintenance d’avions en Grèce, Israel Aerospace Industries, [et] la présentation d’armes et d’équipements militaires produits en Israël».
La délégation de l’armée de l’air de la junte a visité Israël entre le 25 novembre et le 3 décembre 1968. Un rapport préparé par la délégation grecque après le voyage décrit ses activités en Israël: le groupe a visité l’usine d’Israeli Military Industries, s’est intéressé aux mitraillettes Uzi, aux bombes incendiaires et aux grenades fumigènes; il a discuté de la possibilité qu’Israël entretienne les avions de l’armée de l’air de la junte, et même de l’assistance israélienne dans l’établissement d’une industrie de fabrication d’armes en Grèce.
La délégation militaire grecque a écrit qu’«en raison du développement constant de l’armée grecque et de la réduction du programme d’aide militaire américain, la Grèce est dépendante des marchés internationaux de l’armement, puisque la fourniture des équipements et des armes nécessaires ne serait pas immédiatement résolue par l’établissement d’une industrie nationale de l’armement. De ce point de vue, Israël est un marché pour des armes modernes et bon marché et constitue un site pour des échanges commerciaux étendus et une coopération économique étroite au bénéfice des deux parties.»
Le 30 janvier 1969, Yaakov Ben-Sher rapporte qu’il a rencontré à nouveau le ministre de la coordination de la junte, Nikolaos Makarezos, et qu’il a parlé avec lui de l’achat de missiles mer-mer Gabriel [qui devinrent un succès à l’exportation pour Israël après 1973], d’équipements de communication pour l’armée de terre auprès de Tadiran (une société israélienne), et même de l’aide israélienne pour la construction d’un réacteur nucléaire en Grèce. Selon un télégramme du 5 juin 1969, envoyé par la mission israélienne à Athènes, le président de la Commission grecque de l’énergie atomique s’est rendu en Israël au cours du mois précédent, mais les documents du ministère israélien des Affaires étrangères rendus publics ne permettent pas de savoir si et comment Israël a contribué au développement nucléaire de la Grèce.
Les dirigeants d’aujourd’hui seront aussi les dirigeants de demain
Le resserrement des relations diplomatiques entre l’Etat d’Israël et la junte s’est accompagné d’un resserrement des liens économiques. Le 8 février 1969, un nouvel accord commercial est signé, révélant le lien inextricable entre l’armée et l’économie de chaque pays. Symbole de ces liens de plus en plus étroits, Yaakov Cruz, ancien chef adjoint du Mossad, est nommé au début de l’année 1968 à la tête de la mission israélienne à Athènes.
Au cours du mois de mai 1969 débutent les préparatifs d’une visite en Grèce d’une délégation économique israélienne, comprenant des représentants des fabricants d’armes. Pour des raisons de sensibilité politique, Israël décida de réduire le niveau des participants et la visibilité de la délégation. En réponse, Yaakov Cruz a envoyé un télégramme au ministère des Affaires étrangères dans lequel il tentait de revenir sur la décision de précaution. «Nos relations avec le gouvernement actuel se sont beaucoup améliorées par rapport à nos relations avec ses prédécesseurs», a écrit Yaakov Cruz. «De nombreux exilés grecs actuels étaient nos principaux opposants lorsqu’ils étaient au pouvoir, sous la direction d’Andreas Papandreou», a-t-il poursuivi. «Tous les pays occidentaux, sans exception, font de grands efforts, et souvent sans limites, pour réussir autant de transactions économiques que possible avec la Grèce, y compris la fourniture d’équipements militaires.» Yaakov Cruz conclut son télégramme en écrivant qu’à son avis, Israël n’a pas à rougir de ses relations avec la junte, puisqu’il est clair pour tous les pays occidentaux, et en particulier pour les Etats-Unis, que «les dirigeants d’aujourd’hui seront aussi les dirigeants de demain».
Le 16 mai 1969, Yaakov Cruz rend compte d’une réunion qu’il a tenue avec le PDG d’Israel Aerospace Industries, Al Schwimmer, avec le chef de la junte militaire afin de «présenter les possibilités et les propositions d’Israel Aerospace Industries». Yaakov Cruz a écrit qu’il avait passé en revue avec le chef de la junte les progrès réalisés depuis sa dernière visite: «Trois accords ont été signés entre nous, deux délégations militaires se sont déjà rendues sur place et une troisième partira la semaine prochaine pour Israël. Une délégation de bonne volonté pour promouvoir les liens économiques est sur le point de venir en Grèce au début du mois de juin, et la visite du PDG d’Israel Aerospace Industries fait également partie de l’effort pour développer ces liens.» Le chef de la junte a remercié Yaakov Cruz pour les explications qu’il a reçues et a souligné la nécessité d’une coopération entre les deux pays.
Garder le secret
Début juin 1969, une autre délégation économique israélienne se rend en Grèce. Dans plusieurs télégrammes envoyés à cette époque, Yaakov Cruz écrit que les membres de la délégation israélienne ont reçu d’importantes propositions telles que «l’établissement d’une usine de maintenance pour les avions, la révision des moteurs d’avions et la vente d’armes»; que la délégation a rencontré le chef d’état-major de l’armée grecque, les officiers de la junte et d’autres hauts fonctionnaires; et que la société israélienne Tadiran a signé un accord avec le régime d’une valeur de 2 millions de dollars.
Dans un télégramme envoyé par l’attaché économique Ben-Sher le 30 octobre de la même année, il écrit que «l’armée grecque a commandé du matériel de communication à Tadiran pour un montant de 2 316 500 dollars. La commande a finalement été approuvée par le premier ministre israélien et le ministre de la Défense. Le contrat sera signé d’ici une semaine à 10 jours. Le contrat doit être exécuté en 1970.»
Les relations étroites avec une junte militaire devenue tristement célèbre pour ses violations des droits de l’homme ont toutefois suscité quelques inquiétudes. Le chef adjoint de la délégation israélienne à Bruxelles écrit en 1969 au directeur de la division européenne du ministère des Affaires étrangères: «Au cours de mes conversations avec diverses personnes, celles-ci ont exprimé leurs regrets quant à la publication du renforcement de nos liens avec la Grèce au cours de cette période particulière.» «Hier soir, deux amis m’ont dit qu’ils comprenaient la nécessité de la realpolitik dans la situation particulière dans laquelle se trouve Israël, et surtout en ce qui concerne nos relations économiques, mais ils se demandaient s’il n’était pas possible d’empêcher, ou au moins de modérer, la dimension publique de cette affaire.»
Dans un télégramme envoyé peu après par le chef du bureau du directeur général du ministère des Affaires étrangères, Hanan Bar-On, à la direction du ministère israélien des Affaires étrangères, il demandait d’«essayer autant que possible d’être modeste dans le compte rendu public des progrès de nos relations pratiques avec la Grèce, que ce soit dans le domaine du commerce ou dans d’autres domaines». Conformément à cette demande sont arrivés habillés en civil les membres de la délégation de l’armée de l’air de la junte, qui se rendaient en Israël pour des négociations sur la rénovation et l’entretien des avions.
Selon un rapport préparé par le ministère des Affaires étrangères en 1972, Israël a vendu des parachutes d’une valeur d’environ 250 000 dollars à l’armée grecque et a mené des négociations concernant la vente de projecteurs à l’armée de l’air et au corps de blindés. Mais la junte voulait plus. «L’armée grecque est intéressée par l’achat d’autres équipements militaires en Israël, mais nous n’avons pas l’approbation politique pour cela», écrit en 1972 le Dr Yitzhak Azouri, un diplomate israélien en poste en Grèce, «par exemple, des roquettes».
L’année suivante, Israël est allé jusqu’à aider la Grèce dans l’un des domaines les plus sensibles des relations internationales israéliennes. Le 17 janvier 1973, AYitzhak zouri rapporte qu’un accord a été signé avec la junte pour transporter du pétrole brut du golfe Persique à travers l’oléoduc Eilat-Ashkelon, et de là jusqu’au Pirée, en Grèce. «Un transport d’environ 250 000 tonnes (pour un montant d’environ 1,5 million de dollars) a déjà été effectué», a indiqué Yitzhak Azouri. «Il a été convenu en principe de transporter environ 1,5 million de tonnes, soit un montant d’environ 9 millions de dollars.»
Yitzhak Azouri a été réprimandé pour ses rapports sur une question aussi sensible que le pétrole. «Dans votre examen des relations économiques entre Israël et la Grèce, vous avez mentionné la question de l’oléoduc, qui est considérée comme une question top secrète», lui a-t-on communiqué dans un télégramme envoyé par le département économique du ministère des Affaires étrangères le 6 avril de cette année-là. «Veuillez informer les destinataires de la classification secrète du télégramme.»
Pas découragé par l’escalade de la brutalité
Alors que ses relations avec Israël devenaient de plus en plus chaleureuses, la Grèce devenait de plus en plus oppressive à l’intérieur de ses frontières. Le 17 novembre 1973, en réponse à une grève étudiante, les forces de la junte ont investi les locaux de l’Université Polytechnique d’Athènes avec des chars d’assaut, tuant des dizaines de civils. Bien que la nouvelle de cette horreur ait été rapportée dans le monde entier, y compris dans les journaux israéliens, l’Etat d’Israël n’a pas faibli dans son soutien à la junte et n’a pas fait un pas en arrière dans ses relations économiques.
Le 12 mars 1974, Yitzhak Azouri rapporte que «selon les estimations, les paiements de la Grèce pour le transport du pétrole brut du golfe Persique par l’oléoduc s’élèveront à environ 8 millions de dollars». Selon le même rapport, deux délégations militaires grecques se sont rendues en Israël en 1973, et l’armée de l’air de la junte a signé un contrat d’armement avec Israel Aerospace Industries pour des centaines d’armes et d’autres technologies militaires, y compris 466 unités de mitraillettes Uzi, d’une valeur de plus d’un million de dollars, avec d’autres contrats en cours d’élaboration pour des millions de dollars supplémentaires.
Yitzhak Azouri a également indiqué qu’après une visite en Israël de la délégation de l’armée de l’air grecque, les Grecs ont décidé d’acheter des bombes à Israël, sous réserve de l’approbation du budget. Israël a remporté un appel d’offres d’une valeur d’environ 750 000 dollars pour la fourniture de mortiers de 81 mm. Israël a soumis des propositions pour la fourniture de grenades à main et la création d’une usine de production de grenades à main en Grèce. Et Tadiran a signé un accord pour la fourniture d’équipements de communication d’une valeur de 300 000 dollars.
Yitzhak Azouri n’a pas évoqué la possibilité d’annuler ou de geler ces accords à la lumière du massacre à l’Université Polytechnique d’Athènes et d’autres violations des droits de l’homme. Il semble, en fait, qu’Israël ait doublé ses relations militaires avec la Grèce: Yitzhak Azouri, ainsi qu’un autre diplomate israélien nommé Yael Vered ont négocié un accord dans lequel l’armée de l’air de la junte a décidé d’acheter des bombes et des accessoires d’armement d’avion pour une valeur de 4 à 5 millions de dollars. Il a également été convenu que, dans un délai d’un mois, des prototypes de bombes seraient transférés à la junte pour être testés dans leurs avions, sous réserve de l’approbation budgétaire.
Au moment où ces accords étaient négociés, la junte était impliquée dans la déstabilisation violente de Chypre et soutenait les nationalistes grecs qui voulaient que l’île soit annexée à la Grèce, contrairement aux souhaits du gouvernement élu de Chypre et de la minorité turque de l’île. Selon des documents du ministère israélien des Affaires étrangères, Israël savait que la junte transférait du matériel militaire aux forces qu’elle avait illégalement stationnées sur le sol chypriote. Par exemple, en discutant de l’un des récents contrats d’armement entre la Grèce et Israël, Yitzhak Azouri a déclaré: «Le problème est plus politique, car certains mortiers sont destinés à l’armée grecque à Chypre.»
Il a ajouté que le ministère des Affaires étrangères «n’a pas d’objection à ce que l’armée grecque de Chypre reçoive les mortiers et, avec le temps, cela peut être porté à l’attention de Makarios III [président chypriote et archevêque], qui s’intéresse aux activités de l’armée grecque sur l’île.»
Quelles leçons ont été tirées?
C’est l’intervention de la junte à Chypre – en soutenant un coup d’Etat militaire qui a eu lieu le 15 juillet 1974 – qui a finalement conduit à sa chute. Les dirigeants du coup d’Etat déposent Makarios et annoncent leur intention d’annexer l’île à la Grèce. Cinq jours plus tard, la Turquie envahit l’île au nom de la protection de sa minorité turque et occupe le nord-est. Deux cent mille Chypriotes grecs vivant dans cette région ont été déportés ou ont fui devant les Turcs, ce qui a entraîné la division de l’île selon des critères ethniques, qui perdure encore aujourd’hui.
Israël était parfaitement conscient de l’implication de la junte dans ce qui se passait. Selon une évaluation de la situation élaborée par l’ambassadeur israélien à Nicosie le 18 juillet, trois jours après le coup d’Etat militaire sur l’île: «Il est incontestable que le coup d’Etat a été perpétré par les officiers grecs de la Garde nationale chypriote, conformément aux instructions d’Athènes. L’évaluation est que le noyau militaire au pouvoir à Athènes a agi par manque de compréhension des affaires internationales et dans une perspective provinciale.»
Le 22 juillet, une semaine après le coup d’Etat, le président chypriote en exil, Makarios, a demandé au Premier ministre israélien Yitzhak Rabin de l’aider à préserver l’indépendance de l’île. Au lieu de fournir une aide, le gouvernement Rabin a simplement décidé d’envoyer à Makarios un message désinvolte de l’ancien ambassadeur israélien sur l’île, Rachamim Timur, dans lequel il espérait son bien-être, lui souhaitant la santé et tout ce qu’il y a de mieux. La colère suscitée par l’intervention de la junte militaire à Chypre a conduit à son effondrement. Et la Grèce a entamé le processus pour redevenir une démocratie.
Yael Vered, la diplomate israélienne [années 1960 et 1970], a préparé un résumé des leçons à tirer de la jeune crise chypriote. Conclusions israéliennes: a. Une minorité de 18% peut obtenir des droits politiques complets si elle dispose d’un soutien militaire et politique qui lutte en son nom; b. 200 000 personnes peuvent devenir des réfugiés sans que le monde en soit choqué; c. La vacuité des garanties des «puissances mondiales» a été prouvée… d. L’impuissance de l’ONU à trouver une solution réelle aux crises a été prouvée une fois de plus (si tant est que cela doive être prouvé).» Dans un autre télégramme, Yael Vered écrit que «l’affaire chypriote a jusqu’à présent démontré l’impuissance de l’ONU et son incapacité à résoudre des problèmes complexes tels que le problème chypriote (ou, dans le passé, le Vietnam, le conflit israélo-arabe, le Cachemire, etc.».
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Apparemment, Israël n’a pas appris à se méfier d’une future coopération avec d’autres régimes militaires oppressifs, n’a pas appris que l’utilisation d’une force excessive peut provoquer la chute d’un régime, et n’a pas appris que le maintien d’un régime militaire violent ne justifie pas la dégradation qu’il a infligée à d’innombrables citoyens. Israël a toutefois appris que les réfugiés peuvent être facilement expulsés et que les Nations unies sont impuissantes – même si Israël savait probablement déjà ces choses.
L’histoire du soutien d’Israël à la junte militaire en Grèce donne un aperçu de la nature et de la logique des relations d’Israël avec des dizaines de dictatures dans le monde au cours des années 1960 et 1970. Israël ne s’intéressait pas au sort de l’opposition et des militants de gauche qui étaient torturés et assassinés par les forces de sécurité, et ne semblait pas se soucier du fait que sa diplomatie, son armée et son économie contribuaient directement à l’oppression de millions de personnes. Cette histoire suggère que l’Etat d’Israël n’était pas simplement un acteur passif, suivant uniquement la volonté des grandes puissances; il était et reste un promoteur puissant et autonome de ses propres intérêts avant tout, prêt à faire des compromis sur des valeurs telles que la démocratie et les droits de l’homme afin d’obtenir un soutien international dans sa propre oppression du peuple palestinien.
La dissimulation de la véritable histoire des relations entre la Grèce et Israël convient aux deux pays. La vérité est hideuse et menace de susciter des pressions internes en Grèce pour mettre fin, ou du moins reconsidérer, ses relations militaires et diplomatiques avec l’Etat d’Israël d’aujourd’hui. Si davantage de Grecs savaient comment Israël a aidé la junte, peut-être s’allieraient-ils plus volontiers avec les Palestiniens, plutôt qu’avec l’Etat qui a contribué à fabriquer et à maintenir le régime brutal responsable de leurs souffrances. (Article publié sur le site israélien +972 Magazine, le 28 avril 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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