Victoire électorale de Nidaa Tounes, qui ne parvient pas pour autant à s’assurer la majorité parlementaire. Recul d’Ennahdha, qui pour autant reste le deuxième parti électoral et conserve de nombreux relais dans l’appareil d’État. Percée de la gauche, avec l5 député-e-s du Front populaire, dont deux marxistes-révolutionnaires de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO)… Les élections législatives du 26 octobre 2014 sont loin d’assurer la stabilisation de l’État post-benaliste. Affirmée entre autres par Nidaa Tounes, la volonté de «refermer la parenthèse de 2011» n’est pas près d’être satisfaite. Mais il convient de commencer par faire un retour sur les quatre années écoulées.
La révolution de 2011 et les premières tentatives de l’endiguer
En novembre 2010, personne n’aurait imaginé que partirait de Tunisie une vague révolutionnaire qui embraserait l’ensemble de la région. Le dictateur Ben Ali [président du 7 novembre 1987 au 14 janvier 2011, antérieurement Premier ministre et ministre de l’Intérieur] et son clan coulaient des jours paisibles sous l’œil bienveillant des puissances occidentales, du FMI et de la Banque mondiale pour le plus grand bonheur des transnationales. Les opposant·e·s de gauche étaient pourchassés et militaient essentiellement au sein du mouvement syndical et associatif.
En 2008, le soulèvement avant-coureur de la population du bassin minier de Gafsa était resté isolé et avait été sauvagement réprimé avec la complicité des dirigeants de l’époque de la centrale UGTT (Union générale tunisienne du travail) au niveau national et régional. L’implication de la gauche syndicale et associative dans la solidarité avec les prisonniers du bassin minier avait préfiguré le rôle qui sera le sien en décembre 2010 et janvier 2011.
Partie fin 2010 de la jeunesse des régions déshéritées et rapidement relayée par la gauche syndicale et associative la révolution de janvier 2011 n’a été guidée par aucun parti politique. Du fait de la répression, avant le 14 janvier 2011, la gauche tunisienne était en effet numériquement réduite et très faiblement organisée politiquement. A l’exception du PCOT (1), les relations entre les militants politiques avaient fondamentalement lieu d’individu à individu, souvent dans le cadre syndical et associatif.
Au lendemain du 14 janvier 2011, de nombreuses organisations politiques voient le jour. La quasi-totalité de celles se réclamant de la gauche se regroupe avec certains courants nationalistes arabes pour fonder le Front du 14 janvier. Mais celui-ci éclate rapidement. L’incapacité de la gauche à représenter une alternative crédible, ainsi que le très faible niveau d’auto-organisation de la population, laisse le champ libre aux forces voulant refermer au plus vite «la parenthèse révolutionnaire» ouverte le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid.
Par un habile tour de passe-passe, l’ancien Premier ministre de Ben Ali (2) retrouve rapidement son poste. Cette tentative grossière de benalisme sans Ben Ali est mise en échec par les mobilisations populaires. Le 27 février, Beji Caïd Essebsi est chargé de former un nouveau gouvernement provisoire. Son rôle est notamment de préparer l’élection d’une Assemblée constituante. Bien que membre du parti de Ben Ali, Essebsi n’avait plus de responsabilités politiques depuis 1991 et peut ainsi apparaître comme n’étant pas dans la continuité directe du régime de Ben Ali. Cet ancien ministre de Bourguiba (3) rassure ceux qui veulent avant tout garantir la continuité de l’Etat et faire refluer les mobilisations.
Triomphe électoral puis rejet des islamistes
Au sein de l’opposition légale à Ben Ali, trois partis pensaient que les élections leur permettraient d’accéder au pouvoir : celui de Ben Jaafar (le FDTL, devenu par la suite Ettakatol), celui d’Ahmed Nejib Chebbi (le PDP, devenu par la suite Joumhouri) et Ettajid (lointain héritier du PC tunisien, devenu par la suite Massar). Mais lors des élections d’octobre 2011, ils ne récolteront au total que 41 sièges soit 18,9 % (4). Le Congrès pour le République (CPR) de l’opposant en exil Moncef Marzouki a plus de chance, obtenant 29 sièges, soit 13,4 %. Mais le total de ces quatre partis n’est au final que de 32,3 % des sièges. Même si, par miracle, ils étaient parvenus à s’entendre, ces partis n’auraient en aucun cas pu prétendre former le gouvernement.
Faible numériquement, peu structurée, désargentée et divisée, la gauche est complètement marginalisée lors de ces élections : ses différentes composantes ne récoltent au total qu’environ 4 % des sièges.
La charge de constituer le gouvernement revient donc de droit au parti islamiste : il a en effet obtenu plus du triple de sièges que le CPR arrivé en second. Mais ne disposant que de 41 % des sièges, Ennahdha fait appel aux deux partis arrivés juste derrière lui : le CPR de Marzouki et Ettakatol de Ben Jaafar (5).Ceux qui voyaient en ces deux partis un contrepoids laïque au parti religieux en seront pour leurs frais. Pendant les deux ans où cette Troïka sera au gouvernement, Ennahdha disposera en fait de tous les pouvoirs, plaçant ses hommes dans les rouages de l’administration, laissant les milices islamistes sévir en toute liberté, etc.
Tirant le bilan des élections de 2011, Essebsi se sent investi de la mission de succéder à Ennahdha lors des élections suivantes. Il lance à cet effet Nidaa Tounes au printemps 2012. Ratissant large, ce parti se présente sous un visage caméléon. Nidaa promet en effet, aux nostalgiques de Bourguiba, la continuité de l’Etat; aux benalistes, l’impunité et des perspectives de carrière; aux couches éduquées, le refus de l’islamisation de la société et de l’Etat; aux femmes, la défense de leurs droits face aux menaces islamistes; au patronat tunisien et étranger, la poursuite de la politique néo-libérale ainsi que des rapports courtois avec la direction l’UGTT (6) ; aux puissances occidentales, au FMI et à la Banque mondiale, le remboursement de la dette et l’approfondissement des accords de libre-échange; aux syndicalistes et aux salarié·e·s, des avancées sociales; aux populations des régions déshéritées, le développement économique, etc.
Fin 2012, Essebsi élargit son périmètre en vassalisant, au sein de l’alliance Union pour la Tunisie (UPT), plusieurs courants d’opposants à Ben Ali ne faisant pas partie du gouvernement : le PDP (devenu Joumhouri), Massar, le PTPD (un sous-courant d’origine marxiste-léniniste n’ayant pas rejoint le Front populaire) et le PSG (une scission de 2006 du PCOT).
Une fois passé l’amertume suivant les élections, la gauche avait fini par se ressaisir. Surmontant des dizaines d’années de rivalité ainsi que l’échec de la première tentative de regroupement après le 14 janvier, un vaste «Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution» est lancé en octobre 2012. On y retrouve notamment des jeunes issus des luttes étudiantes (souvent membres du PCOT devenu Parti des travailleurs) et des militants plus anciens issus du syndicalisme (souvent membres des Patriotes démocrates). Le Front se propose d’impulser une troisième voie s’opposant à la fois à Ennahdha et à Nidaa Tounes.
Mais la violence de l’offensive islamiste, dont l’assassinat du dirigeant du Front populaire Chokri Belaïd le 6 février 2013, renforce au sein du Front la tendance au «tout sauf Ennahdha». Celle-ci finit par l’emporter le 26 juillet au lendemain de l’assassinat d’un second dirigeant du Front populaire, Mohamed Brahmi. L’éphémère Front de salut national (FSN) voit alors le jour, auquel participent notamment Nidaa Tounes et le Front populaire (7).
En désaccord avec ce glissement, un certain nombre de militant·e·s s’éloignent ou partent du Front populaire et/ou des partis qui le composent. En ce qui la concerne, la Ligue de la gauche ouvrière (LGO) décide lors de son congrès de septembre de quitter le FSN, tout en continuant à participer au Front populaire (8).
Le rejet d’Ennahdha avait été à son maximum au lendemain de l’assassinat de Mohamed Brahmi. Dopée par la chute des Frères musulmans en Egypte, une grande partie de la population était descendue dans la rue pour exiger le départ immédiat d’Ennahdha du pouvoir. Mais l’action conjuguée du FSN et de la direction de l’UGTT aboutit à ce que ce départ ait lieu en douceur, et sans dissolution de l’Assemblée nationale constituante. Fin janvier 2014, la nouvelle Constitution est votée et un gouvernement provisoire entre en fonction, remplaçant celui dirigé par Ennahdha. Il est principalement chargé de préparer les prochaines élections.
Les élections législatives du 26 octobre 2014
D’après les résultats provisoires (9), le taux de participation serait au final proche de 69 % (10). La baisse de plus d’un quart de la participation (11) témoigne du désenchantement d’une partie significative de la population, particulièrement au sein de la jeunesse et des couches les plus défavorisées (12).
De plus, et comme en 2011, seulement la moitié des personnes en âge de voter s’était inscrite sur les listes (54,7 % contre 51,1 % en 2011). A noter également que contrairement au caractère soi-disant exemplaire de ces élections, 9821 irrégularités ont été relevées (13).
Les femmes ont été plus nombreuses à voter que les hommes (14). Même si on ne comptait que 12 % de femmes parmi les têtes de liste (15), près d’un tiers des élu-e-s sont des femmes contre 22,6 % en 2011.
Du côté des bonnes nouvelles, les benalistes déclarés n’ont eu que 3 députés (1,38 %), élus sur la liste du parti Al Moubadara (l’Initiative) de Kamel Morjane, le dernier ministre des Affaires étrangères de Ben Ali. Cette liste aurait perdu 62,5 % de ses électeurs de 2011, et 40 % de ses 5 sièges.
Autre bonne nouvelle, Ennahdha aurait perdu 36,8 % des voix obtenues en 2011. Une partie de la population a exprimé ainsi son rejet des deux ans de gouvernement Ennahdha et des violences islamistes qui les ont accompagnés.Ne plus avoir été au pouvoir depuis janvier 2014 a toutefois permis au parti islamiste de limiter les dégâts.Ayant perdu 22,5 % des sièges obtenus en 2011, Ennahdha n’est plus le premier parti à l’Assemblée et ne sera donc pas chargé de diriger le futur gouvernement. Mais avec 31,8 % des sièges (au lieu de 41,5 %), Ennahdha conserve un pouvoir de nuisance important, et pourra notamment chercher à bloquer les lois nécessitant une majorité des deux tiers.
La principale mauvaise nouvelle est que Nidaa Tounes arrive en tête avec 39,6 % des sièges. Ce parti, dont les responsables sont pour l’essentiel issus du pouvoir en place de l’indépendance à 2011 (16), est bien décidé à poursuivre la politique néolibérale à l’œuvre depuis des dizaines d’années.
Le CPR de Marzouki et le parti social-démocrate Ettakatol, qui avaient participé aux gouvernements Ennahdha, connaissent par contre une véritable débâcle (17). Il en va de même pour les partis qui avaient au début 2013 accepté les propositions d’alliance de Nidaa. Parmi eux, seul Joumhouri a réussi à sauver un seul et unique siège, contre 16 en 2011 sous le nom de PDP (18).
Le Front populaire, qui regroupe l’essentiel de la gauche et une partie des nationalistes arabes, multiplie par contre par 2,5 son nombre d’élus, passant de 6 sièges (2,8 %) à 15 sièges (6,9 %) avec 3,6 % des voix (19). Par ailleurs, certains députés élus sur des listes indépendantes devraient voter avec le Front populaire à l’Assemblée, comme par exemple Adnen Hajji, figure symbolique du soulèvement du bassin minier. Parmi les élus du Front populaire, 6 sont liés au Parti des travailleurs, 4 aux Patriotes démocrates unifiés (PPDU), 3 aux nationalistes arabes et 2 à la LGO (20). La campagne électorale a donné aux militant-e-s des diverses composantes du Front l’occasion de militer ensemble, parfois pour la première fois. Le brassage qui en résulte a contribué à faire tomber certaines incompréhensions héritées du passé.
Parmi les autres listes de taille moyenne figure malheureusement l’UPL qui a obtenu 16 sièges (7,4 %). Il ne s’agit pas véritablement d’un parti mais d’un regroupement clientéliste sous la coupe de Slim Riahi, un milliardaire aux fonds d’origine douteuse. « L’essor de ce parti a été favorisé par Ennahdha, l’argent et le football. Il incarnera désormais une nouvelle tradition populiste au Parlement, le populisme de droite, avec des accointances islamistes. » (21)En 2011, un richissime homme d’affaires résidant à Londres avait mis en place une opération similaire avec la liste « Pétition… » et avait réussi à obtenir 12 % des sièges sur la base de promesses démagogiques. En 2014, son « Parti de l’amour » (sic !) n’a obtenu que 0,9 % des sièges.
Quant à Afek Tounes, qui dispose de 8 sièges (3,7 %) c’est « un parti libéral, élitiste, et apprécié par les libéraux puristes ». (22)
Le Mouvement du peuple, qui obtient 3 sièges, est le parti nationaliste arabe nassérien non membre du Front pipulaire, dont était membre Mohamed Brahmi (23)avant de fonder le Courant populaire, une des composantes du Front populaire.
Les listes qui se sont présentées sous le sigle « Front de salut national » n’ont rien à voir avec l’éphémère FSN créé en juillet 2013.
Des lendemains difficiles pour Nidaa Tounes
Nidaa Tounes a pour projet que la Tunisie reprenne pleinement sa place dans la politique voulue par les investisseurs étrangers et tunisiens, l’Union européenne, les États-Unis, la Banque mondiale, le FMI, etc. Dans la continuité des gouvernements précédents, ce parti veut notamment :
• continuer à rembourser la dette extérieure;
• développer le libre-échange dans le secteur agricole, les services et les marchés publics;
• abaisser les impôts sur les bénéfices des sociétés;
• privatiser des sociétés confisquées au clan Ben Ali;
• poursuivre la compression des dépenses sociales en réduisant notamment les subventions aux produits de première nécessité.
• imposer « l’ordre social » dans les grands centres ouvriers, en particulier le bassin minier.
Dans un tel contexte, Nidaa aurait besoin d’un gouvernement solide, et c’est là que les choses se compliquent. Inexistant lors des élections de 2011, le parti d’Essebsi est nettement arrivé en tête en octobre 2014. Le Premier ministre proposé par Nidaa sera donc chargé de composer un gouvernement qui n’entrera en fonction que début 2015. D’interminables tractations sont à prévoir car Nidaa ne détient que 39,6 % des sièges à l’Assemblée et doit donc obtenir le vote d’au moins 23 députés supplémentaires.
Un épais brouillard règne sur les projets des uns et des autres. Il est peu probable qu’il commence à se dissiper avant le 23 novembre, date du premier tour des élections présidentielles. La chasse à la constitution d’une majorité parlementaire pourrait durer autour de 2 mois.
Le Président de Nidaa avait expliqué avant les élections qu’il s’adresserait en premier lieu aux trois petits partis avec lesquels il avait initialement décidé de se présenter. Mais ceux-ci n’ont eu aucun élu. Déclarant à l’époque vouloir élargir cette alliance « aux partis partageant les mêmes visions et les mêmes projets que les nôtres », il avait simultanément répondu par une énigmatique pirouette à la question de savoir si celle-ci pourrait inclure ou pas Ennahdha (24).
Vers un gouvernement incluant Ennahdha?
Arithmétiquement, une alliance en bonne et due forme entre Nidaa et Ennahdha assurerait une confortable majorité de 71,4 % soit plus que les deux tiers nécessaires à l’adoption de certaines lois. C’est la solution préférée des gouvernements occidentaux. Les deux vieux renards qui dirigent Nidaa et Ennahdha semblent y songer depuis au moins l’été 2013 (25). La seule chose qui leur pose problème est l’effet dévastateur qu’une telle alliance pourrait avoir dans leurs rangs après des mois de bipolarisation entre « le camp laïc » et « le camp religieux ». Si Nidaa faisait le choix de s’allier avec Ennahdha, ce « compromis historique » risquerait de « faire fuir non seulement ses alliés habituels, mais aussi ses propres électeurs ». (26)
Une première variante pourrait être trouvée par le biais d’un « gouvernement d’union nationale » comme l’avait déjà proposé Ennahdha avant même les élections. Une seconde variante consisterait à rejouer la pièce du « dialogue national » sous l’égide de l’UGTT avec la mise en place d’un gouvernement ne dépendant pas des partis ; mais juste après l’élection d’une Assemblée, cela ferait bizarre. Quelle que soit la formule retenue, le retour d’Ennahdha au pouvoir est la hantise de celles et ceux qui pensaient s’en être débarrassé. Nidaa s’en sert d’argument pour les attirer à lui dans le cadre d’une possible combinaison de rechange.
L’hypothèse d’un gouvernement n’incluant pas Ennahdha
Nidaa Tounes devrait pour cela obtenir au minimum le ralliement de 23 députés, et en fait beaucoup plus. Il s’agit d’un véritable casse-tête et plusieurs pistes sont explorées :
• La chasse au petit gibier : 24 députés ont bien été élus sur des listes ayant eu entre 1 et 4 députés. Mais le comportement de la plupart d’entre eux est imprévisible.
• La chasse au moyen gibier libéral : l’UPL dispose de 16 députés, mais ils semblent lorgner du côté d’Ennahdha. « En cas d’alliance avec l’UPL, Nidaa risque de faire fuir les autres partis laïques qui lui sont proches, et donnera l’image d’un front affairiste au pouvoir. » (27)Quant à Afek, ce parti ne pourrait au mieux n’être qu’une force d’appoint car il n’a que 8 députés.
• Reste la drague en direction de tout ou partie du Front populaire : un député de Nidaa Tounes explique : « Nous allons proposer au Front de mettre côte à côte nos deux programmes pour lister les points sur lesquels nous pourrions nous mettre d’accord. » (28)
L’épreuve de vérité pour le Front populaire
Bien qu’ayant participé à l’été 2013 au Front de salut national aux côtés de Nidaa, le Front populaire avait refusé en janvier 2014 de soutenir le gouvernement de « technocrates » succédant à celui d’Ennahdha : « Le gouvernement Jomaâ est un gouvernement dont nous avons refusé de voter la confiance. Ce gouvernement n’est pas notre gouvernement, même si nous n’appelons pas aujourd’hui à sa chute. » (29) Avant les élections législatives du 26 octobre, un responsable du Front avait notamment déclaré : « Nous ne sommes pas pour un gouvernement d’union nationale. Pas question pour nous d’intégrer un gouvernement pour coexister avec Ennahdha et les anciennes figures du RCD. » (30)
Si la position du Front est claire au cas où Ennahdha participait au gouvernement, elle semble l’être moins dans l’hypothèse contraire. De fortes pressions s’exercent d’ores et déjà sur le Front pour le pousser dans ce cas à voter la confiance au futur gouvernement, voire participer à celui-ci, ou voter le budget.
À partir de fin novembre, des discussions sont prévues au sein du Front à ce sujet, ainsi que sur l’attitude à suivre au deuxième tour des présidentielles au cas où Hamma Hammami n’y serait pas présent. Mais sans attendre, le petit courant social-démocrate « Kotb-Le Pôle », qui n’a aucun député, a déjà répondu qu’il était pour répondre positivement aux avances de Nidaa (31). Plus grave, une partie du PPDU, qui a quatre députés, est sur la même position. Le député Mongi Rahaoui a par exemple déclaré : « Nous sommes disposés à travailler avec ceux qui prendront en considération les éléments les plus importants de notre programme. » (32)
À l’opposé, les deux députés de la LGO sont radicalement contre, et ne voteront pas la confiance et le budget quelle que soit la décision du Front. Il semble en être de même pour les députés nassériens.
Tout dépendra donc en final de quel côté tombera le Parti des travailleurs qui a 6 des 15 députés. L’écroulement des partis qui avaient choisi de se placer dans l’orbite d’Ennahdha (CPR et Ettakatol), ou de Nidaa (Joumhouri et Massar) devrait être de nature à faire comprendre à de nombreux militants du Front que le refus de s’allier à Nidaa est une question clé pour l’avenir même du Front.
La nécessité de convaincre et de mobiliser
Pour combattre un éventuel ralliement du Front à Nidaa, il ne suffit pas d’expliquer que ce parti sert au recyclage d’anciens responsables des régimes de Bourguiba et de Ben Ali. Il ne suffit pas non plus d’affirmer que l’indépendance envers ce parti bourgeois est indispensable. Agir ainsi ne convaincrait que les convaincus.
Il est au contraire nécessaire de répondre simplement aux questions immédiates que se pose la masse des Tunisienn-e-s. Il faut expliquer patiemment les projets de Nidaa et la nécessité de mobilisations contre ses projets et notamment :
• le remboursement de la dette extérieure qui s’accompagne de coupes drastiques dans les dépenses sociales (par exemple dans la santé, l’éducation, etc.) ;
• la remise en cause des subventions aux produits de première nécessité ;
• les accords de libre-échange dans le secteur agricole, les services et les marchés publics, qui contribuent à jeter dans la misère des millions de Tunisienn-e-s en particulier dans les régions déshéritées de l’intérieur ;
• la privatisation des sociétés confisquées au clan Ben Ali ;
• la baisse des impôts sur les bénéfices des sociétés qui creuse un trou béant dans les recettes de l’État.
Expliquer tout cela est le seul moyen de faire comprendre à une échelle de masse pourquoi se rallier à Nidaa Tounes faciliterait la mise en œuvre d’une politique contraire aux intérêts du plus grand nombre.
Mobiliser les travailleurs et les autres exploités contre les projets de Nidaa passe également par la proposition de solutions alternatives.
Formuler de manière pédagogique des revendications transitoires visant à « la réalisation des objectifs de la révolution » nécessite beaucoup d’élaboration et de débats. L’implication de la LGO dans RAID (Attac et Cadtm en Tunisie) – qui lutte depuis de longues années pour l’annulation de la dette et contre les accords de libre-échange – peut utilement aider le Front populaire à proposer de telles revendications.
Après avoir été en partie parasitée pendant longtemps par la bipolarisation entre néolibéraux « modernistes » et néolibéraux islamistes, la question sociale est revenue au premier plan : pour 2014, le nombre des journées de grève attaint fin octobre dépasse déjà le chiffre record de toute l’année 2011. En ce domaine, l’attitude de l’UGTT va jouer un rôle déterminant. En 2012 et 2013, sa direction a été essentiellement absorbée par sa volonté de faire partir en douceur le gouvernement Ennahdha. D’où son rôle moteur dans la mise en place du cadre consensuel ayant débouché en janvier 2014 sur l’adoption de la Constitution et la mise en place du gouvernement provisoire « de technocrates », chargé notamment de préparer les élections. Cette politique s’est accompagnée de relations de bon voisinage avec le syndicat patronal UTICA.
Maintenant que les objectifs politiques que l’UGTT s’était fixés ont été pour l’essentiel atteints, reste à savoir comment évolueront en son sein les rapports de forces entre ceux qui ne voudront pas « gêner » le futur gouvernement au nom de « l’intérêt national », et ceux qui considèrent que la défense résolue des intérêts des travailleurs reste le fondement de l’action syndicale.
Reste à savoir également comment la gauche politique, associative et syndicale saura répondre aux attentes de celles et ceux qui ont été les moteurs de la révolution : la jeunesse, les chômeurs, les salariés, les femmes et les populations déshéritées de l’intérieur du pays. (12 novembre 2014)
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Dominique Lerouge est militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et de la IVe Internationale.
1. Le PCOT (Parti communiste des ouvriers de Tunisie), dont le leader historique est Hamma Hammami, est un parti d’origine marxiste-léniniste fondé en 1986. Il a pris en 2012 le nom de Parti des travailleurs.
2. Il s’agit de Mohamed Ghannouchi, à ne pas confondre avec Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahdha.
3. Habib Bourguiba avait été président de la République des lendemains de l’indépendance jusqu’à l’arrivée de Ben Ali en 1987.
4. En octobre 2011, Ettakatol a eu 20 sièges, le PDP – 16, et le regroupement auquel participait Massar – 5.
5. La Troïka formée par ces trois partis dispose d’une majorité confortable de 63,6 %. Une alliance d’Ennahdha avec le seul CPR aurait totalisé 54,4 % et avec le seul Ettakatol 50,2 %.
6. Un ancien secrétaire général de l’UGTT, Taïeb Baccouche est secrétaire général de Nidaa.
7. Sur l’épisode du FSN, voir Dominique Lerouge, « Entre le déjà plus et le pas encore », Inprecor n° 597 de septembre 2013.
8. Sur la sortie de la LGO du FSN, voir l’article de Dominique Lerouge dans l’Anticapitaliste mensuel n° 48 de novembre 2013.
9. Ce qui suit est basé sur les résultats provisoires, les résultats définitifs n’étant annoncés que le 25 novembre.
10. http://www.tunisienumerique.com/ ainsi que le quotidien La Presse des 30 et 31 octobre 2014.
11. En 2011, il y a eu 4 306 367 votants pour 4 468 746 inscrits, soit un taux de 96,4 %. Rapport de l’ISIE pp 103, 105 et 177 (https://aceproject.org/)
12.Le Temps du 28 octobre 2014 : http://www.letemps.com.tn
13. Cf. : http://www.webdo.tn/ ainsi que : http://www.atide.org/
14. La Presse du 30 octobre 2014, « Pugnacité féminine, défaitisme masculin ! »
15.Le Temps du 29 octobre 2014 et La Presse du 5 novembre 2014.
16. Beji Caïd Essebsi, le Président de Nidaa, avait été successivement ministre de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères sous Bourguiba, puis président de la Chambre des députés entre 1990 et 1991. Il a été Premier ministre du 27 février 2011 à la prise de fonction du premier gouvernement Ennahdha en décembre 2011. Dès 2012, les portes de Nidaa Tounes ont été grandes ouvertes à un nombre croissant de responsables du parti de Ben Ali, dont certains ont été têtes de liste aux élections législatives d’octobre 2014 (http://www.lemonde.fr). Simultanément, certains responsables qui n’étaient pas liés au pouvoir en place avant 2011 ont été progressivement mis de côté.
17. Le CPR de l’imprévisible Président de la république Marzouki perdrait 79,3 % des voix obtenues en 2011 et n’obtient que 4 sièges (contre 29 en 2011). Ettakatol (la section locale de l’Internationale socialiste), du Président de l’Assemblée nationale Ben Jafaar, aurait perdu 91,4 % de ses voix de 2011 et n’a aucun élu contre 20 en 2011.
18. La coalition Union pour la Tunisie (UDT) avait été constituée début 2013 à l’appel d’Essebsi mais elle s’est vidée rapidement de son contenu. Les deux principales composantes de cette coalition ne se sont en effet pas présentées sous ce sigle aux élections : Joumhouri d’Ahmed Néjib Chebbi a quitté l’UDT dès décembre 2013 et, se présentant sous le sigle Joumhouri aux législatives de 2014, il aurait perdu 68,9 % des voix obtenues 2011 (sous le sigle PDP), passant de 16 à un seul siège ; Nidaa Tounes a déclaré en juin 2014 qu’elle présentera des candidats sous son propre nom, puis le PS (ex-PSG) a fait de même. Pour les élections de 2014, les listes déposées sous le nom UPT étaient en fait étroitement liées à Massar (lointain héritier du PC tunisien). Elles n’auraient obtenu que 0,8 % des voix et aucun siège.
19. D’après les résultats préliminaires, le Front aurait obtenu 124 654 voix. La comparaison est difficile avec 2011 car le Front n’existait pas à l’époque.
20. Le Parti des travailleurs et le PPDU sont les deux principales composantes du Front populaire. Elles sont toutes les deux d’origine marxiste-léniniste. La LGO (Ligue de la gauche ouvrière) est l’organisation liée à la IVe Internationale. Les deux femmes élues sur les listes du Front populaire sont membres du parti nassérien Courant populaire (dont la veuve de Mohamed Brahmi). Le troisième nationaliste arabe élu sur les listes du Front est d’obédience baassiste.
21. D’après le Temps du 30 octobre 2014, Slim Riahi serait l’homme le plus riche en Tunisie avec une fortune estimée 2,7 milliards de dollars ramenés de Lybie après la chute de Khadafi. Il est notamment propriétaire d’une prestigieuse équipe de football : http://www.letemps.com.tn/
22. Interview du politologue Hatem M’rad dans le Temps du 31 octobre 2014.
23. Mohamed Brahmi a été assassiné par des hommes de main islamistes le 25 juillet 2013. Sa veuve a été élue députée du Front populaire à Sidi Bouzid le 26 octobre 2014.
24. Essebsi a notamment déclaré le 16 octobre : « Comme le dirait le proverbe arabe, Nidaa Tounes et Ennahdha représentent deux lignes équilibrées (parallèles ?) qui ne se croiseront que si Dieu le veut… Et si elles se rencontrent, eh bien, ça aura été par la volonté divine ». www.letemps.com.tn
25. Juste après l’assassinat de Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013, de multiples rencontres ont eu lieu entre Ghannouchi d’Ennahdha et Essebsi de Nidaa.
26. Interview du politologue Hatem M’rad dans La Presse du 31 octobre 2014.
27. Ibid.
28. Propos recueilli le 31 octobre 2014
29. http://www.europe-solidaire.org/et la Presse du 31 janvier 2014.
30. Le Temps du 12 octobre 2014 : http://www.letemps.com.tn/
31. Riadh Ben Fadhl dans la Presse du 29 octobre 2014
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