«L’enfer est le même, que ce soit ici, à Rafah ou à Gaza City»

Evacuation de l’est de Rafah ordonnée par l’armée israélienne, 8 mai 2024.

Par Amira Hass

Selon des rapports palestiniens, 22 Palestiniens, dont huit enfants, y compris des bébés, ont été tués par des bombes et des obus israéliens dans l’est de Rafah dans la nuit du lundi 6 au mardi 7 mai. Sur son site Internet, l’agence de presse Wafa a publié une vidéo montrant des mères en pleurs faisant un dernier adieu à leurs enfants, qui étaient enveloppés dans un tissu blanc.

En Israël, le bombardement a été présenté comme une réponse aux tirs de roquette en provenance de la bande de Gaza, qui ont tué quatre soldats israéliens et en ont blessé dix. Les habitants de Rafah n’ont pas considéré que le bombardement était une réponse à la mort des soldats ou qu’il visait la source des tirs de mortier. Il s’agissait d’une vengeance et de la préparation d’une invasion terrestre israélienne.

Le bombardement a également été perçu comme un ordre donné aux habitants de quitter leurs maisons – le même message que les tracts largués par les avions israéliens au-dessus de la zone ou les messages vocaux et textuels envoyés sur les téléphones par des numéros inconnus. Le terme très neutre d’«évacuation» ne traduit pas une fraction de l’effroi, de la rage et de l’épuisement que ressentent les habitants de Rafah, à l’extrémité sud de la bande de Gaza.

C’est ce nouvel exode que les habitants de Gaza ont entamé lundi, à pied, dans des charrettes, des minibus, des voitures qui crachotent et des bicyclettes chargées de matelas, de couvertures et de maigres quantités de vêtements et de nourriture. Les personnes évacuées ont quitté les quartiers est de Rafah pour se rendre dans des régions inconnues au nord ou à l’ouest. Ils peuvent se diriger vers le nord, vers les ruines de Khan Younès, ou vers la bande côtière de terres agricoles de Muwasi, qui ne dispose pas d’installations d’eau ou d’égouts, mais qu’Israël insiste pour la qualifier de «zone humanitaire».

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Après l’annonce spectaculaire du chef du Hamas, Ismaëll Haniyeh, lundi soir 6 mai, selon laquelle son organisation avait accepté un cessez-le-feu, les dizaines de milliers d’habitants de Gaza qui fuient allaient-ils faire demi-tour? Le mouvement de fuite allait-il s’arrêter? [Les reportages mardi matin illustraient l’énorme déception des populations déplacées.]

A ce stade, ce qui est certain, c’est que la déclaration de Haniyeh et la contre-déclaration d’Israël – selon laquelle le Hamas se livre à une tromperie – ont ajouté à la confusion, au manque d’informations et à la difficulté de décider de ce qu’il convient de faire. Tout cela a dominé la vie à Rafah, avec en toile de fond les déclarations fréquentes des Israéliens selon lesquelles ils envahiraient aussi Rafah. Tout cela s’ajoute à l’horreur, au désespoir et à l’épuisement habituels, ainsi qu’à la conscience que chacun peut être tué à tout moment, perdre un bras ou une jambe, ou enterrer un enfant de 6 ans.

Evacuation de la population civile de la périphérie de Rafah

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Al-Jneineh est l’un des quartiers à l’est de Rafah qui a été bombardé dimanche et dont l’armée israélienne a ordonné aux habitants de partir. Un certain nombre de mes amis et leurs familles y vivent. La plupart d’entre eux ont dû quitter la ville de Gaza et le camp de réfugiés de Jabalya, dans le nord de la bande de Gaza, il y a environ six mois. D’autres ont choisi d’y vivre il y a 20 ou 30 ans.

Les arbres et la verdure de la zone ont été progressivement remplacés par des maisons en béton de toutes tailles. Les jeunes du camp de réfugiés de Shabura [près de Rafah] ont travaillé dur, économisé un centime après l’autre et se sont endettés pour pouvoir acheter un terrain afin de construire une maison et de quitter les ruelles étroites et les maisons surpeuplées d’un camp de réfugiés dépourvu de rayons de soleil.

Aujourd’hui, les habitants d’al-Jneineh sont rejoints par leurs proches, qui ont été déracinés pour la deuxième, la troisième, voire la quatrième fois. Au cours des sept derniers mois, depuis le début de la guerre, ils ont eu un peu de chance, même si à al-Jneineh, comme dans les autres quartiers de Rafah, les frappes aériennes ont détruit des maisons et tué des personnes qui s’y résidaient.

Les habitants d’al-Jneineh ont tout de même réussi à rester dans leurs maisons plutôt que de vivre dans des tentes, et ils disposaient de tout le nécessaire pour la maison tel que des couvertures, des vêtements, des matelas et des ustensiles de cuisine. Ils n’ont jamais eu à attendre dans des files d’attente de 300 à 400 personnes pour utiliser les toilettes, comme c’est le cas dans les écoles transformées en abris. Pour eux, ce nombre se situe entre 10 et 30 personnes, selon la taille de la famille.

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Deviendront-ils eux aussi une statistique cette semaine, inclus dans les chiffres des habitants de Gaza qui ont perdu leur maison? Trouveront-ils une tente? Devront-ils dormir dehors?

Leurs parents étaient enfants lorsqu’ils ont été expulsés de leurs villages ou de Majdal – aujourd’hui Ashkelon – ou d’Isdud (Ashdod) dans les régions qui sont devenues l’Etat d’Israël. Certains de ces réfugié·e·s sont encore en vie. Ils n’ont pas oublié qu’ils ont été déracinés et qu’ils ont perdu leur maison. Ils ont besoin de soins particuliers et espèrent mourir pour ne pas être un fardeau pour leurs enfants et petits-enfants.

Les familles de deux amis – Dalia et Yakub – vivent à 200 ou 300 mètres l’une de l’autre. Lundi, Dalia a déclaré qu’ils se trouvaient «à l’intérieur de la carte», ce qui signifie que leur maison surpeuplée, où ses enfants et la famille élargie de son mari ont séjourné, se trouvait à l’intérieur de la zone à évacuer. Ils ont donc dû emballer le peu qu’ils avaient et fuir.

Yakub a déclaré lundi que sa maison, où vivent quatre familles, ne se trouvait pas sur la carte et qu’il attendait de voir ce qui se passerait. Il a ajouté qu’il ne pensait pas que la maison de Dalia se trouvait sur la carte, et que Dalia et sa famille n’auraient donc pas à fuir. Ou pas encore.

Mais le seul hôpital de Rafah, Yousef al-Najjar, se trouve sur la carte. Yakub se demande si tous les patients, les personnes déplacées qui y séjournent et le personnel médical devront partir, et si tous ceux qui resteront seront tués et enterrés dans une fosse commune.

Dalia dit qu’elle n’est pas sûre que Yakub ait raison de dire que la maison des parents où elle se trouve est en dehors de la carte – et de toute façon, personne ne comprend vraiment la carte. Ils ne savent pas quoi faire – s’il faut faire des bagages, quoi prendre et comment transporter la grand-mère de la famille.

«Nous sommes à 500 mètres», dit Dalia, en parlant de la zone où les gens sont évacués. «Qu’est-ce que c’est que 500 mètres? Quand il y a des tirs d’obus ou des bombardements, les éclats d’obus nous atteignent. Nous ne savons pas où aller. Nous avons pensé aller au centre de la bande, mais il n’y a pas de camion pour nous emmener. Nous ne savons plus ce que nous pouvons faire.»

Notre conversation téléphonique a été interrompue, mais dans un message vocal Dalia explique que la réception des téléphones portables est très mauvaise et qu’ils entendent constamment des bombardements et des tirs d’artillerie. Dans la nuit de lundi à mardi, alors que l’armée israélienne occupait le côté palestinien du point de passage de Rafah, les tirs d’artillerie et les bombardements incessants n’ont pas permis à la famille de dormir un seul instant, écrit-elle.

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Notre ami commun Saleh, qui a été déplacé il y a environ six mois du camp de réfugiés de Shati, ne pouvait pas supporter l’incertitude et la peur constante d’une invasion terrestre israélienne. Il y a deux mois, il a déménagé dans un quartier au nord de Khan Younès où il y avait relativement peu de maisons.

«Je ne voulais pas qu’il nous arrive ce qui s’est passé la première fois que nous avons été chassés, lorsque nous avons fui la maison au milieu de la nuit en laissant tout derrière nous, y compris les couvertures et les matelas», a-t-il déclaré.

Au début, sa femme avait peur de s’installer dans leur cabane de vacances parce que les toilettes ne se trouvent pas dans la maison. Elle craignait que les opérateurs de drones israéliens ne décident que toute personne se trouvant à l’extérieur de la cabane, la nuit, était un militant du Hamas et qu’ils ne la tuent. Mais les craintes d’une invasion de Rafah ont pris le pas sur l’attaque d’un drone.

«La question n’est pas que nous soyons en vie. Ce n’est pas une vie. Les rues sont pleines d’eaux usées et d’ordures. Nous n’avons pas d’eau dans la cabane», a déclaré Saleh. [Les contrôles israéliens sur les convois humanitaires ont abouti à la confiscation des comprimés de chlore servant à la désinfection et purification de l’eau, ce qui a des implications sanitaires désastreuses.]

«Même pour quelqu’un qui perçoit encore un salaire, il n’est pas possible d’effectuer un retrait dans une banque et il faut dépenser près d’un quart de la somme en frais de change. Une bonbonne de gaz coûte 400 shekels [108 dollars]. Nous ne travaillons pas. Les enfants ne vont pas à l’école. Nous ne faisons qu’exister, et à tout moment, n’importe qui peut se faire tuer. L’enfer est le même, que ce soit ici, à Rafah ou à Gaza City.» (Article publié par Haaretz le 8 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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Trois habitants de Gaza décrivent la vie à Rafah

Par Heba Farouk Mahfouz (Washington Post)

Mohamed Khaled, 22 ans: «La sécurité ne vient que de Dieu. Les Israéliens ont annoncé les secteurs dans lesquels ils allaient entrer. Je me trouve actuellement à côté de ces zones, alors quand notre tour viendra, nous devrons partir – si nous sommes encore en vie d’ici là.

«Nous ne trouvons plus d’endroit où aller. Il n’y a plus d’endroit où aller. Les gens sont dispersés, chacun partant dans une direction. Les bombardements sont constants, je le jure. Il n’est pas facile de partir. Le transport est extrêmement coûteux pour nous. Je prie pour que demain je puisse trouver un endroit où aller.»

Mohamed, 32 ans [demande l’anonymat]: «Je suis à Mawasi [zone au bord de la mer créée par les occupants], Rafah. Il y a des bombardements autour de nous. Il y a une heure, l’armée a évacué un bâtiment en face de chez nous. Les Israéliens ont appelé les habitants par téléphone, leur ont demandé combien de personnes se trouvaient à l’intérieur et quels étaient leurs noms. Puis ils ont demandé aux habitants, pour leur sécurité, de se déplacer à une distance de 5 kilomètres. Je suis originaire de la ville de Gaza et j’ai été déplacé de force trois fois à l’intérieur de Gaza. Une fois, j’étais chez ma sœur et il y a eu une attaque aérienne. Ma mère et moi avons été blessés, ainsi que ma sœur et son mari. Nous nous sommes alors rendus à l’hôpital al-Shifa, mais il y a eu des frappes également, alors nous sommes partis vers la ville centrale de Deir al-Balah, mais elle a été évacuée, alors nous sommes venus à Rafah, où ils ont encore bombardé, et maintenant nous sommes à Mawasi.»

«Il y a une semaine, mes sœurs sont allées en Egypte et l’un de leurs maris les a accompagnées. Mon autre beau-frère a été rejeté parce qu’il est syrien, alors je suis ici avec lui et ma mère. Ma mère a été inscrite sur la liste pour partir, mais elle a refusé de me laisser derrière elle. Mon nom a été rejeté parce qu’il a été confondu avec un autre nom… Nous logeons dans une maison avec quatre autres familles, soit 34 personnes au total. C’est une maison, mais elle n’est pas très grande. Nous avons des tentes pour nous abriter à l’intérieur de la maison elle-même, car la plupart de ses parties n’ont pas de toit.»

Un travailleur médical de 42 ans à Rafah: «Ils évacuent les parties orientales. Je n’ai pas peur, je m’en remets aux mains de Dieu. S’il n’y a pas d’accord avant vendredi, je devrai quitter Rafah. Il y a des [drones] partout dans Rafah. C’est très dangereux en général. Je me rendrai à Deir al-Balah. Mon ami y possède un terrain où il y a de l’eau. Nous nous plaignons auprès de Dieu. Près d’un quart des gens autour de moi “vivant” dans des tentes sont partis. C’est l’exode! Il n’y a pas d’endroit sûr. Et maintenant, l’hôpital Abu Youssef al-Najjar n’est plus en service. Si quelqu’un est blessé, il n’y a que Dieu pour le sauver.» (Entretiens publiés dans le Washington Post, le 8 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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