L’arrêt de la CIJ: une première fissure dans l’armure d’impunité d’Israël

Sur les écrans d’une boutique de Jérusalem, la présidente états-unienne, Joan Donoghue, de la CIJ. (Chaim Goldberg/Flash90)

Par Meron Rapoport

Le 29 mars 1955, David Ben-Gourion, alors ministre de la Défense d’Israël entre deux mandats de premier ministre [17 mai 1948-26 mai 1954; 3 novembre 1955-26 juin 1963, membre jusqu’en 1965 du Mapaï, parti séculariste de gauche qui fusionnera avec le Parti travailliste en 1968], soumet une proposition au gouvernement: arracher la bande de Gaza des mains de l’Egypte. Quelques jours plus tôt, plusieurs Palestiniens de Gaza avaient franchi la frontière et tué une Israélienne dans le village de Patish, dans la région connue aujourd’hui sous le nom d’«enveloppe de Gaza» [zone peuplée du sud d’Israël dans une bande de 7 km de la frontière de Gaza]. Ben-Gourion considère la conquête de la bande de Gaza comme la réponse sioniste appropriée.

Le Premier ministre Moshe Sharett [du 26 janvier 1954 au 3 novembre 1955] s’oppose à ce projet, estimant que l’occupation de Gaza entraînerait des problèmes complexes avec les Nations unies. Il rappelle à Ben-Gourion que ce n’est que grâce à l’ONU et à sa résolution de novembre 1947 qu’Israël a été fondé sept ans auparavant.

Dans ses mémoires, Moshe Sharett écrit que Ben-Gourion s’est énervé: «’Non et non’, cria Ben-Gourion. Seule l’audace des Juifs a fondé l’Etat, pas une décision de l’ONU shmoo-en’» – ou «oom-shmoom», en hébreu [«oom» est l’acronyme hébreu de Nations unies; le sobriquet «oom-shmoom» exprime le dédain pour l’ONU, une structure qui peut être ignorée sans trop de risques].

Un an et demi plus tard, après avoir retrouvé son poste de Premier ministre [en ayant l’appui du chef de l’état-major Moshe Dayan], Ben-Gourion met en œuvre sa proposition: soutenu par la puissance militaire de la Grande-Bretagne et de la France, Israël profite de la crise de Suez [1956] pour occuper la bande de Gaza et la moitié de la péninsule du Sinaï. Au lieu d’établir le «troisième royaume israélite», comme il l’avait promis au lendemain de la guerre, Ben-Gourion est contraint de se retirer [en 1957] sur décision de l’ONU – l’organisme même qu’il avait dénigré – et sous la forte pression des Etats-Unis.

Mais l’expression qu’il a inventée, «Oom-Shmoom», est devenue une pierre angulaire de l’idée qu’Israël se fait de lui-même: Israël n’est responsable de ses actes devant personne, ni devant les Nations unies, ni devant le droit international.

Près de 70 ans plus tard, l’expression «Oom-Shmoom» a désormais un compère. En réponse à la décision prise le mois dernier par la Cour internationale de justice (CIJ), selon laquelle il existe un risque plausible qu’Israël commette un génocide à Gaza, le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, a tweeté: «Hague Shmague» [phonétiquement cela renvoie à Oomm-Shmoom].

La plus haute juridiction du monde, après avoir entendu l’Afrique du Sud invoquer la Convention sur le génocide [décembre 1948] et la défense d’Israël, s’est abstenue d’ordonner un cessez-le-feu immédiat, mais elle a rendu plusieurs mesures conservatoires: Israël doit prendre toutes les mesures possibles pour prévenir les actes de génocide, prévenir et punir l’incitation au génocide et garantir l’acheminement de l’aide aux civils [1], entre autres. Ben-Gvir n’a pas manqué d’affirmer: «La décision du tribunal antisémite de La Haye prouve ce que l’on savait déjà: ce tribunal ne cherche pas la justice, mais plutôt la persécution du peuple juif.»

En d’autres termes, Ben-Gourion et Ben-Gvir ne partagent pas seulement des initiales similaires, ils partagent également un rejet de la communauté internationale, de ses institutions et de ses lois. «Notre avenir ne dépend pas de ce que les Gentils [non-Juifs, qui renvoie «goyim» en hébreu] diront, mais plutôt de ce que les Juifs feront», a déclaré Ben-Gourion dans un discours prononcé en 1955. Cette phrase est devenue un principe directeur de la politique israélienne et qui correspond tout à fait à la version moderne de Ben-Gvir.

Beaucoup d’incertitudes subsistent quant à l’affaire de la CIJ. Nous ne savons pas encore comment la Cour de La Haye se prononcera sur la question de savoir si Israël commet un génocide à Gaza. Le traitement de cette question pourrait prendre des années. Nous ne connaissons pas non plus ce qu’Israël écrira dans le rapport qu’il doit remettre à la Cour dans deux semaines et qui est censé montrer ce qu’il a fait pour empêcher le génocide à Gaza. Nous ignorons aussi si la Cour sera satisfaite du rapport ou si elle émettra de nouvelles injonctions plus strictes pour protéger les Palestiniens de Gaza [2].

Nous ne savons pas non plus s’il sera demandé au Conseil de sécurité des Nations unies de forcer Israël à se conformer à ces ordres, et si les Etats-Unis se précipiteraient aux côtés d’Israël dans un tel cas de figure, comme ils le font depuis des décennies. Nous pouvons cependant affirmer avec certitude: ce qui s’est passé à La Haye a créé une fissure importante dans la cuirasse d’irresponsabilité qu’Israël a employée pour justifier ses actions depuis 1948 – même si cela n’a pas encore été enregistré par une grande partie du gouvernement d’extrême droite d’Israël.

«Nous rêvions d’une telle obligation de rendre des comptes»

Pour comprendre l’importance politique de la décision de la CIJ, il faut revenir un peu en arrière. Pendant des années, Israël s’est moqué du droit international, certain que les Etats-Unis seraient toujours prêts à arranger ses affaires dans n’importe quel organisme international. Aussi, lorsque l’Afrique du Sud a demandé à la CIJ d’ouvrir une procédure contre Israël au titre de la Convention sur le génocide, Israël a d’abord traité l’accusation avec son habituelle indifférence.

«La demande de l’Afrique du Sud est dépourvue de fondement factuel et juridique et constitue une instrumentalisation méprisable et insultante de la Cour», a déclaré le ministère israélien des Affaires étrangères dans un communiqué (29.12.2023). Mais La Haye n’est pas de cet avis.

La juge en chef de la CIJ, l’Américaine Joan Donoghue, a déclaré au début de son intervention que, contrairement aux affirmations d’Israël, la Cour avait le pouvoir de statuer sur l’affaire. Joan Donoghue a accepté la présentation par l’Afrique du Sud des faits ayant trait au risque de génocide à Gaza dans leur quasi-totalité: du nombre de morts civils [très proche de 30’000 sans parler des corps sous les décombres] et de l’étendue des destructions au spectre de la faim, à la propagation de maladies, et même jusqu’aux inquiétudes sur le sort des femmes enceintes à Gaza, cette dernière affirmation ayant été particulièrement ridiculisée en Israël. Les déclarations d’Israël selon lesquelles il fait une distinction claire entre les civils et les militants, et que le Hamas utilise les civils comme «boucliers humains» [allégation qui domine quasi à 100% les médias israéliens et sont repris entre autres dans les médias français], n’ont pas été mentionnées dans la décision de la CIJ.

«C’est un rêve qui devient réalité pour tous ceux qui travaillent dans le domaine des droits de l’homme», a déclaré Basel Sourani, chercheur au Centre palestinien pour les droits de l’homme [depuis 2018 et depuis 2021 ministre des Affaires étrangères de l’Etat palestinien] et ayant résidé à Gaza et ayant réussi à partir pour Le Caire après 50 jours de bombardements israéliens. «C’est la première fois qu’Israël est tenu de rendre des comptes. Nous rêvions d’une telle obligation. Cela nous donne de l’espoir.»

Basel Sourani explique que les Palestiniens poussent depuis des années les pays du monde entier à saisir la CIJ, dans l’espoir de mettre un terme au traitement brutal des Palestiniens par Israël. Mais «nous avions besoin de cette percée technique» offerte par l’Afrique du Sud, car seuls les signataires des traités internationaux sur lesquels la Cour est compétente peuvent présenter une telle requête.

Basel Sourani, qui est actif au sein de la communauté palestinienne des droits de l’homme, connaît douloureusement la frustration liée à la rédaction et à la soumission de rapports sur les violations des droits de l’homme commises par Israël, rapports que personne ne lit. Il pense que cette fois-ci, c’est différent. «Lorsque nous adressons des dossiers aux pays occidentaux, ils disent OK et c’est tout. C’est tout à fait différent lorsque vous présentez un avis de la CIJ à un diplomate européen. Ce n’est pas une plaisanterie.»

Basel Sourani pense également que la décision provisoire de la CIJ aura un impact inévitable sur la Cour pénale internationale, située juste en face [à La Haye], et sur son procureur, Karim Khan. Jusqu’à présent, explique Basel Sourani, Karim Khan a traîné les pieds dans toutes les affaires portées contre Israël. «C’est un cauchemar pour lui», explique-t-il.

Et maintenant, «au lieu de donner des conférences sur l’importance du respect du droit international, il sera obligé de passer de la théorie à la pratique» – et d’émettre des mandats d’arrêt contre des responsables israéliens et du Hamas en ce qui concerne leurs actions le 7 octobre et tout ce qui en a découlé. «Les conséquences seront énormes», conclut Basel Sourani.

Un puissant choc

Tout comme Basel Sourani, Talia Sasson, une avocate israélienne qui a travaillé pendant 25 ans au bureau du procureur général et qui est aujourd’hui présidente du conseil international du New Israel Fund [ONG censée défendre la démocratie, l’égalité entre tous les citoyens quels que soient leur religion, leur race, leur genre…], estime que la situation d’Israël a changé. «Cette fois, Israël n’a pas été traîné devant le Conseil de sécurité, mais devant la CIJ de La Haye», explique-t-elle.

Bien que Talia Sasson ait reconnu, dans un récent article paru dans Haaretz (28 janvier), qu’il existe un «grand écart» entre la partie de la décision de la CIJ qui adopte le point de vue de l’Afrique du Sud, et les ordonnances elles-mêmes, qui sont plutôt modérées, elle a précisé que cet écart ne devait pas induire en erreur. La CIJ a donné à Israël la possibilité de «s’amender» et d’annoncer, dans un délai d’un mois, ce qu’il a fait pour éviter le génocide, mais si la réponse d’Israël n’est pas probante, il est probable que des ordonnances beaucoup plus importantes seront émises contre Israël.

Aux yeux de Talia Sasson, comme à ceux de Basel Sourani, la question n’est pas seulement juridique. «Israël s’est retrouvé presque hors de ressources du discours public international», a-t-elle déclaré [ce qui a stimulé immédiatement une contre-offensive publique internationalisée contre l’UNRWA – réd.]. Le fait même que la CIJ ait accepté d’examiner sérieusement l’allégation selon laquelle il commet un génocide place Israël dans une situation très difficile. «Si la CIJ modifie sa décision à l’égard d’Israël et si ce dernier ne se conforme pas strictement à ses ordres, il pourrait se retrouver dans une nouvelle situation, inconnue et pire que toutes celles qui l’ont précédée», a averti Talia Sasson.

Dans un tel scénario, poursuit Talia Sasson, «il est peu probable qu’un veto américain soit imposé au Conseil de sécurité alors qu’il existe un consensus presque total parmi les juges de la CIJ. Certes, ce ne sera pas automatique.»

Talia Sasson ajoute qu’étant donné que les médias israéliens ne rendent généralement pas compte de l’ampleur des souffrances humaines à Gaza, la population israélienne se trouve dans «une sorte de bulle». Par conséquent, «si Israël se retrouve dans un débat au Conseil de sécurité à ce sujet, principalement parce que les déclarations extrêmes des politiciens sont perçues comme une incitation au génocide, le public israélien pourrait subir un choc énorme. Et il n’y est pas préparé.»

A court terme, il est difficile de prédire l’impact de la décision de la CIJ sur les actions d’Israël à Gaza. De même, la décision d’empêcher les manifestants de bloquer les camions d’aide entrant dans Gaza en provenance d’Israël [devant le poste frontière de Kerem Shalom] est probablement liée à l’ordre de la CIJ de veiller à ce qu’une aide humanitaire suffisante entre dans la bande de Gaza.

En outre, bien qu’aucun homme politique israélien n’ose l’admettre, il est probable que l’accélération des négociations en vue d’un long cessez-le-feu en échange de la libération de certains otages israéliens soit également liée à la décision de La Haye. En cas de cessez-le-feu, il sera beaucoup plus facile pour Israël de montrer aux juges que le danger de génocide à Gaza a diminué ou s’est dissipé.

Il est bien sûr possible qu’Israël ne respecte pas les décisions de la CIJ. Si le cabinet de guerre israélien adopte l’approche du type «Hague Shmague» de Ben-Gvir, les avocats de la défense israélienne à la CIJ auront beaucoup de mal à convaincre les juges qu’Israël ne s’est pas engagé sur la voie du génocide – certainement si les plans d’expulsion et de réinstallation vantés lors d’une récente, le 28 janvier, conférence de Ben-Gvir [voir note 1 de l’article publié sur ce site le 29 janvier] deviennent une politique gouvernementale officielle ou même semi-officielle.

Basel Sourani estime que si tel est le cas, la voie tracée à La Haye pourrait bien conduire à des sanctions telles que celles imposées à l’Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid. «Les fanatiques qui dirigent le gouvernement israélien ne comprennent pas la dynamique du monde. Ils pensent que, quoi qu’il arrive, ils échapperont à toute sanction.»

Jusqu’à présent, le mur de défense protégeant Israël des sanctions internationales, qui s’étend de Ben-Gourion à Ben-Gvir, a tenu bon. La question est de savoir si l’attaque surprise de l’Afrique du Sud réussira à briser cette armure d’immunité une fois pour toutes. (Article publié sur le site +972 et de The Nation, le 5 janvier 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Martin Griffiths, secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et coordinateur des secours d’urgence à l’OCHA, déclarait, le 31 janvier 2024, devant le Conseil de sécurité de l’ONU que l’aide humanitaire était «grossièrement inadéquate», répétant par deux fois la formule. Il attribuait le blocage de l’aide aux opérations militaires diverses des forces armées israéliennes. Le 5 février, les divers médias rapportaient qu’un convoi d’aide avait subi une attaque des forces israéliennes, sans pouvoir préciser quels éléments en étaient concrètement l’auteur. (Réd.)

[2] Le médecin urgentiste français Raphaël Pitti – qui a participé à de nombreuses missions en Syrie suite à la guerre menée par l’armée de Bachar al-Assad contre la population – vient d’être présent pendant 15 jours dans l’hôpital européen situé entre Khan Younès et Rafah pour les associations Palmed et Mehad. Il rapporte ce 6 février, sur les ondes de France Info: «Dans l’hôpital, il y a des sortes de tentes sommairement installées dans les couloirs. L’endroit ressemble à une cour des miracles. C’est à la fois un lieu de soin et un refuge pour des milliers de familles. Cette confusion est terrible. L’hôpital est submergé aussi par le nombre de blessés, de victimes, de malades. Il y a 400 places, ils sont 900… Il y a un manque d’hygiène terrible dans l’hôpital, beaucoup, beaucoup d’infections. Et même si certains malades sont opérés avec la volonté de leur conserver leurs membres dans les jours qui suivent, il y a une infection des os qui oblige à l’amputation… La ville [de Rafah] est dans une situation totalement désespérante. Il n’y a pratiquement plus aucune place… On trouve de la nourriture, mais cela coûte très cher. Le prix de l’œuf avoisine pratiquement un euro. Personne ne peut en avoir.» (Réd.)

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