Gaza-témoignage. «Je ne peux plus supporter d’autres morts. J’ai perdu trop d’êtres chers»

© UNOCHA/Olga Cherevko

Par Olga Cherevko, membre de l’OCHA

Olga Cherevko faisait partie d’une équipe de quatre personnes d’OCHA (Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU) qui s’est rendue dans la bande de Gaza en janvier pour participer à la mise en place d’une réponse à la crise humanitaire sans précédent. Olga décrit ici son expérience et la réalité insoutenable à laquelle des millions de personnes à Gaza sont confrontées chaque jour.

***

Par une matinée ensoleillée de janvier à Gaza, un petit tronçon de la route côtière de la bande semble ordinaire, banal: des enfants jouent sur la plage, des adultes se promènent, rêvassent, bavardent et rient, des chameaux mâchent pensivement de l’herbe brûlée par le soleil.

Les rires des enfants couvrent presque le bruit des avions de guerre et des explosions qui ponctuent l’air jour et nuit. Si l’on s’éloigne de la mer, des rangées interminables de tentes, certaines bien agencées, d’autres assemblées au hasard, bordent les rues tandis que des ânes tirent des charrettes remplies de personnes et de leurs effets personnels. Beaucoup d’autres personnes sont à pied, elles aussi clairement en mouvement, à la recherche de sécurité, de nourriture ou d’eau.

J’ai travaillé pour l’UNRWA [Agence des Nations unies pour les réfugiés de Palestine] à Gaza, de 2014 à 2017. C’était la première fois que je retournais à Gaza depuis lors. Mais les circonstances tragiques ont rendu cette mission «surréelle».

Il était déjà difficile d’entrer dans la bande de Gaza. Nous sommes entrés par le poste-frontière de Rafah, entre Gaza et l’Egypte, qui est le seul point de passage encore ouvert aujourd’hui. Nous avons quitté Le Caire à 5 heures du matin et, après un long et fastidieux voyage jalonné de multiples points de contrôle, nous sommes finalement entrés dans Gaza vers 19 heures ce jour-là.

J’ai été soulagée de voir de nombreux visages familiers d’anciens collègues, même si beaucoup d’entre eux avaient vieilli au-delà de leur âge effectif. Ils ont vécu des années de souffrances inimaginables, beaucoup ayant perdu plusieurs membres de leur famille dans cette intensification de violence ou dans les précédents affrontements. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, ils ont trouvé le moyen de sourire malgré la douleur.

Aujourd’hui, il n’y a pas d’endroit sûr à Gaza. Partout, les gens disent craindre pour leur sécurité, s’inquiètent de l’incertitude de l’avenir et de ce à quoi Gaza ressemblera dans les mois à venir.

Entrer dans la ville de Gaza pour la première fois a été un choc. Le quartier où je vivais en 2014 était méconnaissable. Il ne restait rien de ce dont je me souvenais. Le beau port, le magasin de quartier et la mosquée reconstruite plusieurs fois après avoir été détruite au fil des années de combat n’étaient plus que des tas de ruines. Du fer dépassait des morceaux de béton qui étaient autrefois la maison de quelqu’un – des endroits assemblés avec amour et soin, et où peut-être quelqu’un espérait voir ses enfants grandir, obtenir leur diplôme, rêver.

Mai est la mère de Yusef, quatre ans, qui souffre d’une grave maladie cardiaque. Lorsque je lui ai demandé ce qu’elle souhaitait, elle m’a répondu: «Je souhaite retourner chez moi, mais je sais qu’il n’y a plus rien à retrouver.»

Déplacés et bombardés sous les yeux du monde entier

Cette guerre, qui en est à son sixième mois, ne montre aucun signe d’apaisement. Plus de 30 000 personnes ont été tuées et plus de 71 000 blessées, pour la plupart des femmes et des enfants. De nombreuses autres personnes restent ensevelies sous les décombres alors que les bombardements incessants détruisent de plus en plus de bâtiments et tuent et blessent des civils chaque jour.

Plus de 50% de la population de la bande de Gaza a été entassée dans l’espace de plus en plus restreint de Rafah. Les ordres d’évacuation se poursuivent et de plus en plus de familles sont contraintes de fuir pour se mettre à l’abri.

Lorsque je travaillais pour l’UNRWA, Rafah était ma «zone de responsabilité». Mon collègue et moi visitions chaque installation de l’UNRWA et parlions aux gens dans les écoles, les centres de santé et les points de distribution de l’aide.

En 2014, après l’une des opérations militaires les plus intenses, qui a duré 51 jours, les gens étaient épuisés, traumatisés et cherchaient des réponses. La seule chose que tout le monde savait, c’est que cela se reproduirait encore et encore, à moins qu’une solution politique significative ne soit trouvée.

Aujourd’hui, Um Mohammed a dû fuir la ville de Gaza lorsque sa maison a été détruite. Elle et sa famille de neuf personnes (son mari, ses deux fils, leurs épouses et quatre petits-enfants) ont déménagé quatre fois dans la bande de Gaza et vivent actuellement dans un abri informel à Rafah. Sept adultes dorment dans une seule tente – un luxe comparé aux conditions de certains autres sites, où jusqu’à cinq familles sont entassées dans une seule tente.

«C’est le meilleur régime, nous avons tous perdu du poids sans faire de sport», plaisante-t-elle. Avec la pénurie de nourriture, chaque habitant de Gaza est aujourd’hui en situation d’insécurité alimentaire, et une personne sur quatre est au bord de la famine.

L’intimité et la sécurité sont impossibles, surtout pour les femmes

Comme de nombreuses familles n’ont pas eu le temps d’emballer leurs affaires, elles ont fui avec les seuls vêtements qu’elles portaient. De nombreuses femmes déplacées à Gaza portent désormais le vêtement de salah toube, un vêtement indispensable pour toute femme musulmane pratiquante. Cette robe, utilisée pour les prières ou les emplettes rapides, est une solution de fortune au cas où la famille devrait plier bagage et partir, une fois de plus, à la recherche d’un lieu sûr.

Une raison encore plus tragique de la porter: les femmes veulent être sûres d’être retrouvées dans des vêtements dignes au cas où elles seraient tuées pendant la nuit.

Les installations sanitaires sont pratiquement inexistantes et les femmes sont lasses d’utiliser les toilettes de fortune, dont certaines ne sont recouvertes que d’un simple rideau. La nuit est particulièrement difficile, car de nombreux sites pour personnes déplacées n’ont pas d’éclairage, ce qui rend ces sorties aux toilettes encore plus déstabilisantes. Plusieurs femmes m’ont raconté avoir renoncé à l’eau et à la nourriture aussi longtemps que possible pour ne pas avoir à utiliser les toilettes.

A mesure que les gens deviennent plus désespérés et que l’ordre social se désagrège, la criminalité augmente. Les bagarres, les vols et les cambriolages sont monnaie courante dans certains centres d’hébergement.

Les hostilités se poursuivent dans toute la bande de Gaza, et de nombreuses victimes sont signalées chaque jour. Pas un seul hôpital de la bande de Gaza n’est pleinement opérationnel, et seuls 12 des 36 hôpitaux fonctionnent avec une capacité limitée. Le manque de personnel, d’équipements essentiels, d’électricité, de carburant et de nourriture est la norme.

Même des produits aussi simples que l’ibuprofène sont introuvables.

Les médecins racontent des histoires poignantes de patients opérés sans anesthésie – y compris des femmes subissant une césarienne et des enfants souffrant de traumatismes – et de cris à glacer le sang qui résonnent dans les couloirs. Dans chaque hôpital où nous sommes entrés, les couloirs étaient remplis de patients et de leurs familles. Des enfants avec des poches de colostomie, des blessures dues à des éclats d’obus et des membres amputés étaient omniprésents. Les sols tachés de sang et l’afflux constant de patients blessés étaient la norme lors de ces visites.

En janvier 2024, pour la première fois depuis octobre 2023, l’Organisation mondiale de la santé a signalé un pic important d’hépatite A. En outre, les taux de diarrhée chez les enfants de moins de 5 ans sont des dizaines de fois plus élevés aujourd’hui qu’à la même époque en 2023 (les chiffres concernent le sud de la rivière de Wadi Gaza, où le relevé était encore possible]. Depuis lors, la maladie s’est propagée à une vitesse fulgurante.

En 2014, j’avais parlé à un médecin de Rafah, qui m’a dit à quel point la situation était difficile pour les gens à l’époque: «Les gens ne rêvent plus ici.»

Personne n’aurait pu imaginer que, dix ans plus tard, leurs rêves seraient remplacés par le plus terrifiant des cauchemars collectifs.

Des vies et des quartiers détruits

Rafah, qui était autrefois un district ordinaire avec des complexes d’appartements, des écoles et des cliniques, est aujourd’hui le théâtre d’une agitation chaotique où s’entassent des centaines de milliers de personnes déplacées à la recherche d’un abri, de nourriture ou d’eau.

Pendant le mois que j’ai passé à Gaza, j’ai logé dans la maison des visiteurs de l’OCHA. Cela signifie que j’ai vécu dans un bâtiment en dur avec un matelas pour dormir et quelques heures d’électricité par jour – des privilèges que beaucoup de personnes à Gaza n’ont pas.

La maison des visiteurs n’était qu’à quelques kilomètres du bâtiment où travaillent la plupart des employés, mais il fallait parfois plus d’une heure pour atteindre ce bâtiment, car la capacité de la zone a depuis longtemps dépassé ses limites. Chaque jour, des rangées de nouvelles tentes sont montées et des personnes affamées errent dans les rues bondées.

En raison de l’absence de carburant, les ânes et les chevaux constituent aujourd’hui l’épine dorsale des transports dans la bande de Gaza. Mais à mesure que les réserves de nourriture diminuent, y compris les réserves d’aliments pour animaux, les ânes et les chevaux tombent au sol, les côtes saillantes à travers la peau frottée à vif et saignante, épuisés et affamés, incapables de tirer les charrettes remplies de personnes et de leurs effets personnels.

Dans le nord, la situation est encore plus catastrophique et le niveau de destruction est sans précédent. Des centaines d’immeubles résidentiels décimés bordent les rues, tandis que des meutes affamées de chats et de chiens sauvages et décharnés fouillent les décombres à la recherche de nourriture.

Les témoignages inquiétants d’enfants mourant de faim sont de plus en plus fréquents. Des centaines de milliers de personnes sont effectivement assiégées, la plupart des demandes des agences humanitaires pour acheminer de l’aide dans le nord de Gaza étant refusées ou entravées.

L’une de nos missions dans le nord a été refusée ou entravée quatre fois de suite. Un jour, nous avons passé plus de trois heures à un poste de contrôle, alors que les bombes tombaient tout autour de nous. Finalement, nous avons été contraints de faire demi-tour. Ces refus paralysent la capacité des partenaires humanitaires à répondre aux besoins de la population extrêmement vulnérable.

Pire encore, lorsqu’un filet d’aide parvient à atteindre le nord, les travailleurs humanitaires et les personnes cherchant désespérément de la nourriture sont exposés à un danger extrême: les convois sont régulièrement la cible de tirs. Le dernier incident en date s’est produit le 29 février avec un convoi d’aide (n’appartenant pas aux Nations unies), au cours duquel des centaines de personnes ont été tuées et blessées alors qu’elles s’approchaient du convoi dans un effort désespéré pour se nourrir. Il s’agit là d’un rappel effroyable de la réalité à Gaza.

Nulle part où fuir

Rafah est désormais sous la menace imminente d’une invasion terrestre [Haaretz annonce ce 15 mars que Netanyahou a validé l’offensive terrestre sur Rafah]. Ce qui différencie les habitants de Gaza de presque tous les autres civils confrontés à la guerre et à la destruction, c’est qu’ils ne peuvent pas s’échapper. Tous les points de sortie possibles sont bloqués. Il n’y a littéralement plus d’endroit où fuir.

La zone proche de la frontière égyptienne, autrefois vide et inhabitable, est aujourd’hui remplie de villages de tentes et d’abris qui atteignent le mur frontalier. De nouveaux arrivants venus d’ailleurs dans la bande de Gaza installent leurs maigres habitations de fortune dans les minuscules carrés de terre qui se raréfient de jour en jour.

«Nous cherchons les nuages de fumée grise pour vérifier qu’il n’y a pas de danger», me dit l’ingénieur Sharif, chef de communauté à Khan Younès, épuisé par des nuits blanches remplies des bruits de la guerre.

Les vents violents de l’hiver et les pluies verglaçantes ont balayé les tentes et inondé les abris. A chaque averse, de nouvelles tentes prennent l’eau et les familles se réveillent avec leurs maigres biens submergés.

Le sort de 2,3 millions de personnes semble plus sombre que jamais

La question que tout le monde se pose est de savoir ce qui va se passer ensuite. Mais il y a beaucoup d’inconnues, et avec le Ramadan qui vient de commencer, les habitants de Gaza se demandent s’ils ne vont pas être forcés de déménager une fois de plus. Mais où? C’est une question à laquelle personne ne peut répondre pour l’instant.

Les Nations unies ne cessent de réclamer un meilleur accès pour permettre aux partenaires humanitaires d’acheminer l’aide en toute sécurité et à grande échelle. Jusqu’à présent, ces appels ont été largement ignorés. Les civils de Gaza se sentent abandonnés par le monde. «Ils nous ont oubliés», m’a dit un jeune médecin de l’hôpital de Shifa.

Le bilan humain de cette crise est incommensurable. Et tandis que les humanitaires s’efforcent de fournir une assistance, le tissu social de la société se détériore à une vitesse fulgurante.

«J’aimerais me réveiller un matin, de retour dans ma maison à Gaza», soupire Um Mohammed. «Mais pour l’instant, j’ai l’impression d’être prisonnière d’un cauchemar.»

La fin de ma mission à Gaza signifiait que je quittais à nouveau des amis chers avec lesquels j’avais renoué après tant d’années. Mon contact quotidien avec l’un de mes amis à Gaza m’amène à lui demander de prouver qu’il est en vie: «Je suis toujours dans la vie.»

Dans ma tête j’entends sa voix prononcer ces mots exactement de la même manière à chaque fois. Malheureusement, depuis que nous avons commencé ce sinistre échange de textos, son frère et sa petite-fille de 2 ans ont été tués. Recevoir ses textos est à la fois un soulagement et un déchirement, car je m’efforce de trouver les mots pour lui répondre et d’imaginer l’expérience absolument terrible que chaque habitant de Gaza est contraint d’endurer aujourd’hui.

«Je ne peux plus supporter d’autres morts, j’ai perdu trop d’êtres chers», a déclaré une adolescente que j’ai rencontrée à Rafah. «Nous avons besoin de paix.» Aucun enfant ne devrait jamais vivre une telle horreur. Le traumatisme vécu aujourd’hui par les habitants de Gaza se répercutera dans la conscience des générations à venir.

Alors que l’incertitude quant à l’avenir de Gaza persiste, ceux d’entre nous qui ont des proches piégés dans ce conflit infernal passent leurs journées à absorber ses développements imprévisibles. Je ne sais pas si le dernier message que j’ai envoyé n’est pas passé parce qu’il n’y a pas de réseau pour le transmettre, ou parce que mes amis ne sont plus «dans la vie». J’attends donc, en espérant que tout aille pour le mieux, alors que la nouvelle de nouveaux décès est diffusée sur les ondes et que la fumée s’élève après une nouvelle frappe aérienne dans ce pays qui souffre depuis longtemps.

La communauté internationale a l’impératif moral de s’attaquer à cette catastrophe humanitaire. Tout retard supplémentaire coûtera encore plus de vies et compromettra tout espoir de rétablissement et de paix à Gaza. Le temps ne joue en faveur de personne. (Témoignage publié sur le site de l’OCHA le 15 mars 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*