Gaza, 29 février 2024. «Tout le monde s’est précipité pour fuir les balles»

Blessés par balles le 29 février. (Vidéo sur X diffusée par Al Jazeera)

Par Benjamin Delille

L’armée israélienne est accusée d’avoir tué de nombreux Palestiniens lors d’une distribution d’aide alimentaire jeudi 29 février. Présent au moment des faits, Ahmed K. (nom modifié) raconte comment il a survécu, mais aussi la faim qui tenaille les Gazaouis.

Jeudi matin, bien avant l’aube, Ahmed K. s’est rendu sur la plage à l’ouest de la ville de Gaza. Comme les milliers de personnes rassemblées là, il a attendu patiemment au bord d’un de nombreux braséros allumés pour se réchauffer dans une ville totalement privée d’électricité. «On attendait une trentaine de camions d’aide», explique en anglais ce réalisateur gazaoui de 37 ans, père de deux filles, qui peine à survivre avec sa femme et ses parents depuis près de cinq mois. «Trente camions d’aide, ce n’est pas beaucoup, précise-t-il au téléphone d’une voix éteinte. Mais comparé aux deux ou trois qui arrivaient tous les deux jours ces derniers temps, c’était un grand progrès. Il y avait des gens de tout le nord et du centre de Gaza, le bouche-à-oreille est la seule chose qu’il nous reste.»

Quelques minutes plus tard, Ahmed s’est retrouvé au milieu des balles, sans comprendre pourquoi. Depuis le haut de l’immeuble où il arrive encore à décrocher un peu de réseau, le vent souffle dans le combiné et comble les silences de celui qui avoue ne pas savoir comment il a survécu. Selon le ministère de la Santé contrôlé par le Hamas, 115 personnes ont été tuées par des tirs israéliens lors de cette distribution d’aide qui a viré au cauchemar. Tsahal s’est défendu en reconnaissant des «tirs limités» de soldats qui se sentaient menacés, et assure qu’une grande partie des tués l’ont été dans une bousculade. La communauté internationale a vivement réagi, entre condamnations et demandes d’une «enquête approfondie» par les plus proches alliés d’Israël, Etats-Unis en tête. Washington a par ailleurs commencé des largages aériens de colis alimentaires ce samedi pour répondre au risque de famine, bien que cela reste largement insuffisant.

«Des snipers et des tanks ont commencé à tirer»

Comme l’ONU, dont une équipe dit avoir constaté «un grand nombre» de blessures par balles dans un hôpital de la ville, Ahmed dit avoir entendu des tirs pendant presque deux heures. Voici son témoignage.

«C’était une mauvaise journée. Toutes les journées sont mauvaises à Gaza, mais celle-ci, c’était autre chose. Un jour sanglant. Les gens sont arrivés très tôt à la plage, des milliers de personnes qui avaient entendu parler de la distribution. Je suis arrivé tôt. Il y avait des feux partout pour se réchauffer. Il faisait froid. Les camions sont arrivés vers 4 heures. Et il fallait se rapprocher vite, car il était certain qu’il n’y aurait pas assez de nourriture pour tout le monde. Moi j’étais très proche, pour pouvoir nourrir mes filles. Sinon ça n’aurait servi à rien de venir, j’aurais perdu mon temps, mon énergie.

«C’est à ce moment-là que les tirs ont commencé. Il y avait des snipers et des tanks qui ont commencé à tirer sur les gens qui attendaient l’aide. J’ai commencé à voir les gens tomber autour de moi. J’ai vu un homme se prendre une balle dans la tête. Un autre dans l’abdomen. Un troisième s’est pris une rafale dans les jambes. J’étais abasourdi, je ne comprenais pas ce qu’il se passait. J’avais l’impression qu’on était entourés. S’il y a eu un mouvement de foule, c’est à cause des tirs, parce que les gens ont eu peur. C’est vrai que tout le monde s’est précipité, mais c’était pour fuir les balles. On a essayé de se réfugier dans un bâtiment détruit tout proche avec plusieurs personnes. Ceux qui fuyaient vers la plage, ils ont été visés par les snipers et les tanks. Tout le monde était surpris. On se demandait: “Pourquoi tirent-ils? Pourquoi est-ce qu’ils nous tuent?” On était juste là pour la nourriture.

«J’étais caché avec plusieurs personnes. Et au bout d’un moment, un tank s’est approché. Il nous a visés. J’ai couru me mettre à l’abri dans une cage d’escalier. Je crois qu’il a tiré. En tout cas, certaines des personnes qui étaient avec moi sont mortes. L’un de mes amis est mort. Je suis resté caché là pendant peut-être trente minutes, et les tirs n’ont jamais cessé. Je crois qu’ils ont tiré jusqu’au lever du soleil. Moi, j’ai réussi à m’enfuir avant. Dès qu’il y a eu une pause de cinq minutes, je me suis levé, et j’ai couru. C’était du suicide. J’ai vu les gens tomber autour de moi. Un homme m’a demandé de l’aide, il était blessé, mais je ne pouvais rien faire, il faisait trop sombre, il n’y avait que la lumière des tanks et des camions. Je m’en suis sorti comme ça. Je crois que j’ai eu de la chance.

«Je vois l’avenir très sombre»

«Dès le lendemain, il y avait des gens qui étaient de retour sur la plage pour attendre de nouveaux camions. Tant pis si des gens sont morts, on n’a pas le choix, il faut bien manger. De toute manière, chaque jour, on doit sortir de chez nous pour aller chercher à manger, et on sait que ce sera peut-être notre dernier jour. Si on reste à la maison, on n’aura rien, on va mourir. Donc c’est dangereux, mais tout le monde sort. La faim est devenue plus dure que les bombes, plus dure que tout le reste. Que voulez-vous faire quand vos enfants vous demandent constamment à manger et que vous n’avez rien à leur donner? Nous avons passé dix jours sans sortir de chez nous il y a quelques semaines, parce que l’armée avait encerclé la zone. On a épuisé toutes nos réserves. On est resté trois jours sans rien manger, deux jours sans boire. Depuis, on n’a plus le choix. Il faut sortir, malgré les tirs et les combats très proches, il faut sortir pour trouver ce qu’on peut. On change de maison tous les cinq à dix jours en fonction du danger. On a dû vivre dans quinze endroits différents. On essaie de survivre. Moi je fais de mon mieux pour protéger mes enfants. Et fort heureusement, personne n’est malade.

«Je ne suis pas optimiste pour l’avenir. On a perdu trop de proches, de voisins, d’amis, de membres de notre famille. Très souvent, on nous dit qu’une trêve arrive, et puis rien ne se passe. Les gens n’écoutent plus les informations, ils ont perdu espoir. On est fatigués, épuisés. Personnellement, je n’ai pas voulu évacuer vers le sud, à Rafah ou Khan Younès, parce que je savais qu’ils allaient subir la même chose que nous. On a essayé de me convaincre, mais j’ai préféré rester en famille, dans ma maison. Et je crois que j’ai fait un bon choix. Je n’ai plus de maison, c’est dur, j’ai faim, mais dans le Sud, ils souffrent aussi, et ils souffrent loin de tout ce qu’ils connaissent. Moi je suis avec mes proches. J’ai pu enterrer mon meilleur ami près de chez lui. Il est mort il y a un mois.

«Je vois l’avenir très sombre. Quand je regarde autour de moi, tous les endroits que je connaissais, les gens que je connaissais, j’ai l’impression qu’il ne reste rien. Tout est détruit. Je vois du noir, je ne vois que du noir. La fin de la guerre, ce sera simplement la fin d’une certaine souffrance, et le début d’une autre. Que se passera-t-il quand les gens reviendront du sud, qu’ils verront qu’il ne reste rien? Mon seul espoir, c’est que mes filles partent loin. Pour nous, tout est déjà foutu.» (Article publié sur le site du quotidien Libération, le 3 mars 2024. Voir la note 1 de l’article publié sur ce site le 20 février)

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