Irak. «Nous voulons juste qu’ils partent tous» – Le mouvement populaire irakien s’attaque à l’Etat confessionnel

«Non à l’Amérique, Non à l’Iran, Oui à l’Irak» – Etudiant·e·s manifestant à Bagdad, le 5 janvier 2020. (Photo: Ali Dabdab via Twitter)

Entretien conduit par Mena Solidarity Network

Depuis le 1er octobre 2019, des manifestant·e·s exigeant la fin de la corruption en Irak campent sur la place Tahrir de Bagdad, tandis que des dizaines de milliers de personnes ont rejoint les manifestations de masse appelant à un changement politique et social radical. Si l’un des thèmes majeurs des manifestations a été l’opposition à l’influence du régime iranien sur le système politique irakien, les manifestant·e·s ont également lancé des slogans rejetant l’ingérence américaine en Irak et repoussant la présence d’autres puissances régionales telles que la Turquie et l’Arabie saoudite.

Le soulèvement a été confronté à une répression brutale: selon une déclaration partagée sur les médias sociaux par les manifestant·e·s, plus de 600 manifestant·e·s ont été tués et 21’000 blessés en janvier 2020, mais il a également créé des espaces de créativité, de solidarité et de joie alors que des personnes marquées par des années de guerre, d’occupation et de violence confessionnelle se sont rassemblées pour réclamer un avenir meilleur. En décembre 2019, Middle East Solidarity s’est entretenu avec militant·e·s irakiens Sara, Muhannad et Rawnaq al-Sumaydi de ce qui avait déclenché les manifestations.

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Le système politique mis en place par les forces d’occupation américaines en 2003 après la chute du régime de Saddam Hussein a été une cible clé de la colère des manifestant·e·s, nous a dit Sara.

«Lorsque l’invasion menée par les Etats-Unis a renversé le régime de Saddam Hussein, ils ont fait venir plusieurs personnes et partis politiques mis au ban. Certains de ces partis politiques étaient affiliés à des milices entraînées principalement en Iran pendant plus de deux décennies. Ils ont ensuite été élus dans l’espoir de sortir l’Irak de la misère dans laquelle le pays se trouvait. Le système électoral était cependant de nature confessionnel, suivant ce qu’on appelle le système muhasasa»

Muhasasa fait référence au morcellement des institutions de l’Etat et des services publics entre les différents partis politiques. Les dirigeants politiques, qui représentent généralement des groupes religieux ou ethniques particuliers, ont pris le contrôle des ministères et des services gouvernementaux, puis ont distribué des emplois, des ressources et même des armes à leurs partisans en guise de «récompense» pour leurs votes.

Les espoirs que la chute de la dictature brutale de Saddam Hussein mette fin à la guerre et à la pauvreté écrasante qui était l’héritage d’années de sanctions économiques ont été rapidement anéantis, a expliqué Sara. «Nous avons donc élu ces milices qui avaient des liens étroits avec le gouvernement et le régime iranien, mais peu après, le pays a été frappé par des attentats suicides, puis par Daech».

Au fil des décennies, chaque cycle de guerre a laissé derrière lui de nouvelles victimes, souvent issues de groupes religieux et ethniques différents.

«Par exemple, à l’époque de Saddam, les chiites ont beaucoup souffert. Les Kurdes ont souffert à un moment donné. Quand Daech est arrivé, les Yazidis du Nord ont souffert », a expliqué Sara. La vague actuelle de protestations a adopté, à une écrasante majorité, le drapeau irakien et a fait apparaître des slogans invoquant l’unité nationale, car les manifestants espèrent effacer certaines des divisions et des cicatrices du passé.

«Nous avons tous souffert au bout du compte et nous méritons tous de bénéficier de tous les revenus créés dans le pays. Nous méritons tous d’avoir des infrastructures solides» .

Les manifestant·e·s sont furieux que, bien que près de deux décennies se soient écoulées depuis l’invasion menée par les États-Unis, des millions d’Irakiens soient pris au piège de la pauvreté et dépendent de services publics qui fonctionnent à peine et d’infrastructures en ruine.

«Ce qui est curieux, c’est que la pauvreté en Irak persiste malgré le fait que les revenus que le pays tire principalement du pétrole sont bien supérieurs à ce que nous produisions à l’époque du régime de Saddam Hussein. Cela n’a donc aucun sens», a déclaré Sara. [Début 2019, le gouvernement prévoyait 112 milliards de dollars de recettes, dont près de 89% provenant des ventes du pétrole. L’ONG Transparency International classait l’Irak comme un des pays les plus corrompus: 169 sur 180 dans son évaluation.]

Ce contraste entre la richesse des politiciens de premier plan et la vie quotidienne des gens a été un facteur important dans les protestations, nous a dit Rawnaq al-Sumaydi.

«Vous voyez des images d’un enfant qui a le cancer sur le sol d’un hôpital à Bassorah parce qu’il n’y a pas de literie, alors qu’en même temps des milliards de dollars sont dépensés par les cercles du gouvernement. Ainsi, vous pouvez voir le déséquilibre. Lorsque vous constatez les services qui sont fournis à la population, c’est vraiment déchirant. Je pense que cette révolution sera une chance de changement radical pour l’Irak.»

L’incapacité des gouvernements successifs à résoudre la crise de l’électricité en Irak, laissant des millions de personnes souffrir des effets de la montée en flèche des températures en été, est un autre facteur qui pousse les manifestants à descendre dans la rue, a souligné Muhannad.

«Je suis de Bagdad. Il n’y a de l’électricité que deux heures par jour, et deux heures la nuit pendant l’été quand la température est de 40, 50 degrés et parfois même plus. Il faut payer de sa poche pour l’obtenir.»

Mais ce n’est pas un service de l’Etat ni même une entreprise privée qui en accaparent les bénéfices. Les partis politiques s’enrichissent en faisant fonctionner des générateurs pour compléter le service intermittent du réseau national. Et cela alimente plus de violence car l’argent des générateurs est canalisé vers l’achat d’armes: «Ils nous tuent avec notre propre argent», a soutenu Muhannad.

Dans les provinces du sud de l’Irak, riches en pétrole, la situation n’est pas meilleure. «Je viens de Bassorah, où la température a atteint des pics à plus de 50 degrés en été», a déclaré Sara. «Avec ce genre de température, sans électricité, vous attendez les générateurs. C’est non seulement cher, mais cela crée de la pollution, non seulement avec les gaz toxiques, mais aussi avec le bruit. Et l’autre problème avec les générateurs, c’est qu’ils créent plus de chaleur, donc les températures augmentent encore plus. C’est une combinaison complètement mortelle.»

Pendant ce temps, les services de santé publique sont désespérément sous-financés et sont souvent des lieux de corruption, de violence et d’extorsion. Sara a raconté une expérience traumatisante lorsque son fils a eu besoin d’un traitement hospitalier lors d’une visite en Irak.

«Mon fils était tout petit. Ils lui ont mis la canule dans le bras et elle était du mauvais côté. Elle n’est pas restée en place. Ils n’avaient pas de sparadrap pour la maintenir en place, alors on m’a demandé de la tenir pendant six heures et de m’assurer qu’elle ne bougeait pas. Bien sûr, mon fils a bougé et la canule est sortie. Et évidemment, il avait le bras enflé et j’ai cru que j’allais le perdre.»

Ajoutant à sa détresse, l’une des responsables de l’hôpital, qui était liée à un dirigeant politique, a commencé à maltraiter la famille.

«Elle a dit à son personnel de ne pas administrer de traitement médical à ce patient. J’ai dû trouver quelqu’un au téléphone qui était responsable afin de faire sortir mon fils et de faire en sorte qu’un médecin privé le voie. Et cela se passait dans un hôpital public.»

Les services du secteur public ont été transformés en instruments pour les politiciens corrompus afin d’acheter de l’influence et de s’enrichir aux dépens des gens, a dit M. Rawnaq.

«Vous devez payer beaucoup d’argent pour obtenir un emploi. C’est ridicule. Ce qui compte, c’est qui vous connaissez et non pas ce que vous savez. Votre manager peut être quelqu’un qui n’a pas fait d’études, mais il dispose d’un multiple de votre salaire. Voilà où se situe le problème. Il y a tellement d’argent dans le pays, qui est essentiellement une sorte de lac de pétrole. Mais tous les revenus vont en fait vers les intérêts de tous ces politiciens, et non vers ceux du pays, c’est là où se trouve le problème.»

«Donc les jeunes voient ça. Il n’y a pas d’espoir pour l’avenir car ils ne peuvent pas avoir une bonne éducation, ne peuvent pas trouver d’emploi et donc ne peuvent pas s’installer ou se marier. Alors quel est l’espoir pour l’avenir? Les diplômés ont manifesté pendant des semaines parce qu’il n’y a pas d’emplois.»

Manifestation à Bagdad le 5 janvier 2020 (Photo Ali Dabdab via Twitter)

C’est pourquoi tant de diplômés et d’étudiants sans emploi ont joué un rôle clé dans les protestations. Les marches régulières du dimanche vers la place Tahrir de Bagdad ont mobilisé des dizaines de milliers d’étudiants.

Un thème majeur du mouvement de protestation a été l’opposition à l’influence du régime iranien sur l’Irak. Cela s’est exprimé par des critiques des partis politiques qui soutiennent l’Iran, et par des attaques contre les consulats iraniens à Nadjaf et à Kerbala, qui ont été incendiés par les manifestants.

«Nadjaf et Kerbala sont stéréotypées ou perçues comme étant liées à l’Iran parce que ce sont les lieux chiites les plus saints en Irak», a déclaré Sara. «Brûler le consulat était un acte symbolique pour exprimer à quel point ils étaient en colère contre la situation et aussi pour briser l’image perçue qu’ils étaient liés à l’Iran. Ils veulent libérer le pays, où nous pourrions vivre dans le respect et la dignité. Ils veulent un pays où les revenus irakiens soient en fait utilisés pour développer l’infrastructure de bas en haut et pour servir à améliorer les services publics, l’éducation, les soins de santé, l’eau potable et l’approvisionnement en électricité. Ils veulent obtenir le droit à la liberté d’expression et aussi de s’exprimer soi-même librement et d’adopter les croyances religieuses de leur choix.»

De jeunes manifestants ont encouragé le boycott des produits iraniens et turcs et ont incité les gens à acheter des produits irakiens à la place. Pour Rawnaq, «l’approfondissement de la conscience économique et sociale montre vraiment que cette révolution n’est pas d’un seul type, mais qu’elle recoupe en fait beaucoup d’aspects. C’est comme un réveil à tous les niveaux et vous pouvez voir qu’elle est sans leader, avec un aspect de révolution spontanée.»

La réduction du pouvoir militaire et politique des puissantes milices – telles que les Unités de mobilisation populaire (Hachd al-Chaabi) qui ont été formées pour combattre Daech après que le dit groupe Etat islamique a pris le contrôle de Mossoul et de larges pans du nord de l’Irak – a également figuré en bonne place sur les listes de revendications des manifestant·e·s, a déclaré Rawnaq.

«C’est l’une des revendications du peuple de la place Tahrir. Ils demandent que les armes soient réservées au seul usage de la police et de l’armée, et non à celui de ces milices. Parce que maintenant que le gouvernement n’est pas fort, toutes ces milices en profitent.»

Les dirigeants politiques en place n’ont pas tous été hostiles aux protestations. Certains manifestants soutiennent Moqtada al-Sadr, une figure politique majeure de Nadjaf (Koufa) qui a déclaré soutenir le mouvement populaire. Cependant, Rawnaq n’est pas convaincu qu’Al-Sadr apportera un réel changement.

«Les manifestants qui ont sacrifié leur sang et le reste ont exigé un changement dans ce système politique, dans cette mentalité. Soutenir quelqu’un qui est du système actuel ferait échouer tout cela. Maintenant, il y aura un gouvernement de transition, mais il ne devrait pas être en place avant longtemps.»

Sara est d’accord: «Nous voulons juste qu’ils partent tous et nous ne voulons pas changer seulement de figures politiques. C’est parce que leurs mains sont tachées par le sang de tant de jeunes qu’ils ont tué injustement et de sang-froid. Alors maintenant, je ne vois pas ce gouvernement rester en place. Comment pouvez-vous rester alors que les gens vous détestent et ne veulent pas l’oublier? Tout est enregistré avec tant de séquences et d’images vidéo et tout le monde a vu ce qui s’est passé.»

Malgré les niveaux élevés de répression, les militant·e·s ont affirmé que le sentiment de solidarité stimulé par le mouvement de masse a été incroyable.

«Après le 1er octobre, tout a changé», dit Rawnaq. «J’ai un nouvel espoir. Cette fois, j’ai l’impression que c’est un signe qui me dit que je ne dois pas abandonner.»

Muhannad nous a expliqué qu’il a été inspiré par les liens solides de la communauté créée sur la place Tahrir pendant les manifestations. «L’occupation ressemble à une petite famille. Honnêtement, c’est comme un autre pays. Sur la place Tahrir, ils font la cuisine pour les gens, mais certains ne demandent même pas d’argent, d’ailleurs. Ils ne demandent jamais d’argent. Les gens disent qu’ils ont besoin de nourriture et de couvertures, et d’autres demandent juste ce dont ils ont besoin et les gens commencent à offrir.»

La place elle-même a été ravivée après des années de négligence, a dit Rawnaq.

«Ils ont mis des pots de fleurs partout, et ils ont nettoyé les trottoirs. Quand j’étais là avant, malheureusement, rien n’avait été construit depuis 2003. Les vieux trottoirs n’étaient pas entretenus et tout était cassé. Mais les manifestants ont nettoyé et peint tous les murs, et ils les ont décorés avec des bougies.»

Les sanctuaires des martyrs du mouvement reflètent sa diversité. «Tous les morts ont des bougies sur la place Tahrir avec des livres sacrés. Ainsi, les gens viennent même s’ils ne sont pas de leur famille, mais ils disent une prière et lisent le Coran pour eux. On peut voir des chrétiens, des musulmans de tous courants, des Yazidis et des Sabiens. A Londres, y compris des juifs irakiens ont rejoint les manifestations de solidarité.»

«Une des belles choses de cette révolution est la façon dont ils s’organisent. Ils montent des tentes. Une tente, c’est comme un hôpital avec un ameublement très simple. Et ils utilisent par exemple des bouteilles de Pepsi pour contrecarrer les effets du gaz lacrymogène comme un antidote. Et vous voyez des gens qui portent ça dans leur ceinture, avec de nombreuses bouteilles. A un moment donné, ils ont aussi utilisé du lait ou du yaourt. Une des tentes est pour les fournitures de premiers secours. Une autre tente est pour les objets perdus: les documents, l’argent, les téléphones ou tout ce qui se perd. Un groupe a fait la cuisine avec de grandes quantités de nourriture pour tout le monde, même pour les pauvres qui n’ont rien, comme les sans-abri. Il y a des filles ou des femmes qui font juste du pain, par exemple. C’est donc vraiment comme une ruche, travaillant de façon extrêmement organisée et c’est magnifique la façon dont la communauté s’est réunie. C’est ce qui nous donne l’espoir que la société est vraiment vivante.»

Sara nous a dit que le mouvement a ouvert les yeux de beaucoup de gens à l’idée qu’ils pourraient travailler côte à côte pour des objectifs communs. «C’est ce qui est beau parce que vous échappez à la lourde influence du gouvernement ainsi que de différents politiciens et groupes, qui essaient de vous séparer en fonction de votre religion et de vos origines, pour réaliser soudain que, en réalité, nous n’avions jamais été divisés auparavant. Les gens sont tous ensemble.» (Publié par le site MENA Solidarity Network, en date du 18 janvier 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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Entretien conduit par Irang Bak, complément et édition par Anne Alexander

Sara et Muhannad ont demandé de ne pas révéler leurs vrais noms, par crainte de représailles contre leurs familles en Irak.

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