Par Migreurop et AEDH. Par Thomas Cluzel
Le 16 mars 2016, le GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s) publiait une déclaration ayant trait aux négociations du dit «sommet à Bruxelles» – qui s’est terminé sur une «position commune» des 28 membres de l’UE le 18 mars – entre l’Union européenne et la Turquie. Cet accord est supposé résoudre ce qui est à tort qualifié de «crise migratoire».
En fait, il s’agit d’un plan qui permet surtout à l’Union de repousser les réfugié·e·s hors de ses frontières et de sous-traiter ses obligations à la Turquie. Les Etats membres fuient ainsi leurs responsabilités au mépris du droit d’asile.
Le réseau Migreurop, réseau européen et africain qui réunit une cinquantaine d’organisations défendant les droits des migrants, et l’Association européenne pour la défense des droits de l’Homme s’opposent fermement à cet accord et demandent à l’Union de respecter l’ensemble de ses obligations internationales. (Rédaction A l’Encontre)
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(Migreurop et AEDH) Les demandeurs et demandeuses d’asile qui arrivent dans l’Union européenne sont les rescapé·e·s d’odyssées qui transforment la Méditerranée en fosse commune. Ces personnes ont dû échapper au contrôle exercé par les Etats tiers jouant le rôle de gardes frontières de l’UE. Jusqu’au récent exode de centaines de milliers de Syriens, les Etats membres avaient ainsi réussi à canaliser la demande d’asile, maintenue à des niveaux historiquement faibles, et à faire reposer la quasi-totalité de l’accueil des réfugiés sur les pays proches des zones de conflits [1]. Les textes européens régissant l’asile, notamment les règlements «Dublin» successifs, ne fonctionnent qu’à condition que peu de réfugiés arrivent dans l’UE. Certes, il existe des dispositions spécifiques en cas «d’afflux massif». Mais la directive «protection temporaire» a été conçue de façon à ce que sa mise en œuvre soit particulièrement complexe, et elle n’a d’ailleurs jamais été activée depuis son adoption en 2001. La courte période, à l’automne 2015, pendant laquelle des demandeurs d’asile ont pu accéder en nombre et relativement librement à un Etat membre, a été une parenthèse ouverte parce que la chancelière allemande a délibérément choisi de ne pas appliquer les règles européennes en vigueur.
• Avec le projet d’accord avec la Turquie, l’UE entend refermer cette parenthèse pour revenir à ses fondamentaux en matière de mise à distance des demandeurs d’asile. Elle fait feu de tout bois avec l’arsenal juridique à sa disposition («pays tiers sûr», «pays d’origine sûr», accords de réadmission…) au mépris des droits fondamentaux et d’une convention de Genève bien peu défendue par le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR).
• Alors que la Turquie accueille à elle seule près de trois millions de réfugiés syriens, les dirigeants européens la désignent à la fois comme coupable (puisque les réfugiés ne devraient pas arriver jusque dans l’espace Schengen) et comme partenaire privilégié. Pour cela, ils sont prêts à fermer les yeux sur les dérives autoritaires d’un Recep Tayyip Erdogan ayant relancé une guerre civile contre une partie de sa population, notamment kurde, et usant de tous les moyens afin de faire taire ses opposants (journalistes, universitaires, magistrats…).
• Aujourd’hui, la Turquie n’est un «pays sûr» ni pour ses ressortissants, ni pour les réfugiés. Mais l’UE est prête à toutes les contorsions juridiques pour qu’Erdogan accepte de limiter les départs vers la Grèce, qu’il laisse patrouiller l’Otan – transformée en agence de surveillance des frontières européennes – dans ses eaux territoriales et qu’il accepte de reprendre sur son sol les exilés passés par la Turquie et expulsés de Grèce.
• Le niveau d’aveuglement politique, de mépris des droits fondamentaux et d’abaissement moral des négociateurs de l’UE est tel qu’ils envisagent de troquer la réinstallation dans l’Union européenne de demandeurs d’asile vivant dans la plus grande précarité en Turquie contre l’acceptation, par cette dernière, d’un contingent équivalent de personnes «éloignées» des Etats membres.
• L’UE doit renoncer à cet accord avec la Turquie et cesser de se barricader contre les réfugié·e·s. Les Etats membres doivent arrêter la fortification de leurs frontières et enfin assumer leurs obligations en matière d’accueil des réfugiés et des demandeurs d’asile. Le prochain Conseil européen des 17 et 18 mars doit suivre les recommandations du Parlement européen (résolution du 9 octobre 2013) et organiser la mise en œuvre de la directive «protection temporaire».
Ce serait un premier geste de rupture avec l’irresponsabilité d’une politique d’externalisation ayant entraîné le naufrage du droit d’asile et la mort de dizaines de milliers de personnes en recherche de protection et d’un avenir meilleur. (Migreurop et Association Européenne pour la Défense des droits de l’Homme-AEDH – Paris, le 16 mars 2016)
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[1] Au cours des années 2000, l’UE dont le nombre des Etats membres est passé de 15 à 27 enregistrait annuellement entre 200’000 et 400’000 demandes d’asile, pour un espace comprenant près de 500 millions d’habitants en 2010.
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(Thomas Cluzel). La presse européenne n’est pas très optimiste. Les journalistes présents sur place dans les îles grecques de la mer Égée ne sont pas convaincus au premier jour de la mise en application de l’accord européen pour fermer la route des Balkans en les bloquant ou en les renvoyant en Turquie, que cela fonctionne. Du moins pour l’instant.
• Le quotidien britannique The Guardian s’est rendu à Izmir, en Turquie, port de départ des candidats à l’exil. Il constate que les migrants continuent à prendre le bateau. Comme le précise un Syrien: «Je dois y aller, je me moque de cet accord, s’ils me reprennent, ils me reprennent.»
Le quotidien allemand conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung- FAZ [opposé à la politique, de facto, d’Angela Merkel qui obéit à des objectifs de politique migratoire propres aux exigences du capitalisme allemand depuis 1948, bien que cela lui vaille des oppositions politiques de la CSU et de l’AfD] s’est lui rendu de l’autre côté, en Grèce, à Lesbos.
Et le journal de Francfort a dénombré 875 nouveaux arrivants la nuit dernière, même si les chiffres sont en baisse, puisque samedi, 1500 étaient parvenus dans l’île. Les Turcs auraient déjà «retenu» 3000 migrants.
Mais la FAZ craint que tout miser sur Erdogan ne débouche sur un fiasco. Le journal de Berlin, Tagesspiegel ajoute qu’avec cet accord, l’Union européenne a mis à mal «ses valeurs et la solidarité entre ses membres».
• Mais cet accord est-il viable?
C’est la question que pose le quotidien grec Ekathimerini [conservateur pas enclin à une attraction pour la Turquie]. Car si l’accord ferme effectivement la route des Balkans, que vont devenir les migrants renvoyés en Turquie? Est-ce que ce pays peut véritablement être considéré comme un pays sûr? Peut-on faire confiance à Ankara, demande le quotidien d’Athènes, du point de vue du respect des droits de l’homme? Quel sera le sort des réfugiés renvoyés en Turquie?
Le Irish Times se fait l’écho des inquiétudes des Nations Unies au sujet de l’application de cet accord. Le quotidien de Dublin revient sur les questions du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés qui demande comment va s’appliquer cet accord sur le terrain. L’ONU qui craint que l’Union européenne ne débloque des moyens humains trop tardivement pour «aider» les demandeurs d’asile les plus fragiles.
• Une question que se pose également Le Vif en Belgique. D’autant plus que selon l’hebdomadaire, rien n’est prêt en Grèce pour l’application de cet accord européen. Ni les structures, ni les personnels. Le Vif indique toutefois que le gouvernement grec a cependant déjà affrété des ferries à Lesbos et Chios pour réinstaller les migrants. Mais Le Vif de rappeler qu’il y a actuellement en Grèce, plus de 47’000 migrants dont plus de 10’000 qui s’entassent à la frontière avec la Macédoine. [Il est utile de souligner, d’une part, la solidarité effective de la population grecque, pourtant plongée dans la détresse provoquée par les politiques d’austérité; et les initiatives d’organisation comme le Red Network en direction des réfugié·e·s; ce qui, pour l’heure, fait obstacle à une reprise des néonazis d’Aube dorée sur ce terrain.]
• La Macédoine justement. Skopje fait ses comptes. Le quotidien Nova Makedonija publie les chiffres du gouvernement macédonien. Depuis le 1er janvier 2016, le pays a vu transiter sur son territoire près de 90’000 demandeurs d’asile: 35’000 hommes, 19’000 femmes, 34’000 enfants accompagnés et 226 enfants seuls.
La majorité, 45’000, étaient des Syriens, mais il y avait également 26’000 Afghans et 18’000 Irakiens.
• La crise des migrants qui continue à alimenter le discours des partis dit populistes [de droite extrême ou l’extrême droite].
Le Matin Dimanche (Lausanne) évoque la proposition de deux conseillers fédéraux suisses de l’UDC (Union démocratique du centre), le parti de droite historique, «patriotique» et xénophobe, qui souhaitent un plan d’urgence en cas d’afflux massifs de migrants dans la Confédération Helvétique avec retour des contrôles des frontières avec la mobilisation de l’armée à ces frontières. Le Matin qui rappelle que la Suisse «s’attend» à 60’000» demandes d’asile pour 2016.
Mais d’après le quotidien de Lausanne, la Suisse n’a surtout pas prévu les moyens de les accueillir. Il manque de places d’hébergement [sic!] et les financements ne sont pas débloqués dans les cantons [argument décisif].
Guy Parmelin (conseiller fédéral depuis 2016 – UDC du canton de Vaud – Département de la défense) et Ueli Maurer (UDC de Zurich, conseiller fédéral depuis 2009, actuellement à la tête du Département des finances, auparavant de la «Défense et de la protection de la population, ainsi que des sports»). Les deux envisagent de «placer l’armée aux frontières» face aux nouveaux dangers des «réfugiés passant par la mer Adriatique, l’Albanie… qui voudraient rejoindre l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Suède»!
Certes pas en se réfugiant en Suisse, la «plus vieille démocratie du monde». En effet, cette dernière reçoit assez d’oligarques russes, de démocrates d’Arabie saoudite, d’hommes d’affaires de la Chine «communiste» et de jeunes Chinois·e·s élèves desdites écoles hôtelières… ainsi que des travailleurs et travailleuses de l’UE répondant aux besoins des «entrepreneurs» et disposant surtout de très peu de droits syndicaux effectifs. (A l’Encontre)
• Et déjà, les chefs d’Etat européens préparent le coup d’après, c’est-à-dire quelle sera la prochaine route des migrants, maintenant que celle des Balkans est en voie d’être fermée.
Et le Daily Telegraph [conservateur] nous «apprend» que David Cameron a déjà le regard tourné vers la Libye. Le premier ministre britannique, qui sait que le référendum sur le Brexit se jouera aussi sur le dossier des migrants, met en garde les dirigeants européens sur le fait qu’il faudra arrêter cet été des centaines de milliers de migrants en provenance d’Afrique depuis la Libye. Et le quotidien de rappeler que déjà la semaine dernière, les gardes-côtes italiens ont récupéré 2000 migrants et qu’il y a eu deux réfugiés morts noyés.
• Federica Mogherini, la cheffe de la diplomatie européenne, de rappeler sur le site Politico que la situation en Libye est actuellement très volatile et que potentiellement, 450’000 migrant·e·s peuvent prochainement tenter la traversée depuis la Libye [où l’intervention militaire d’une coalition occidentale est en préparation et déjà partiellement à l’œuvre comme l’indiquait le quotidien français Le Monde]. Ce dossier des migrants ne va pas se terminer avec la route des Balkans. (Thomas Cluzel, France Culture, 21 mars 2016)
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