Par Jaime Pastor
Nous sommes entrés dans la dernière ligne droite [contribution écrite le 19 septembre 2017 ; voir pour un rappel de l’intervention de la Guardia civil le 20 septembre le communiqué de l’Union syndicale Sud-Solidaires et la note 3 de cet article] de l’épreuve de force autour de la tenue du référendum appelé par le Parlament [catalan] le 1er octobre prochain et personne ne sait quel scénario se déroulera lorsque nous nous réveillerons ce jour-là. Toutefois, le choc des légitimités et des légalités semble inévitable.
• On trouve, d’un côté, le bloc des forces disposées à installer les urnes et à voter majoritairement Oui à la République catalane, suite à la réaffirmation sans équivoque de cette volonté lors de la Diada [la fête de la Catalogne, le 11 septembre] ainsi que l’incorporation de Catalunya En Comù au référendum du 1er octobre, bien que cela soit sous la formule ambiguë de «mobilisation» [1].
A cette aspiration légitime, confirmée lors de sondages récents (tels celui qui a été publié le 18 septembre par eldiario.es, qui indique que 60% des personnes consultées sont favorables à participer au référendum), se sont ajoutées: la manifestation massive de Bilbao le 16 (suite à l’interdiction, la veille, d’une conférence d’Ana Gabriel – dirigeante de la CUP – à Vitoria-Gasteiz); le meeting solidaire massif qui s’est tenu à Madrid le 17 – grâce à la publicité gratuite offerte par l’interdiction prononcée par un juge de tenir ce meeting dans un local municipal; le débat et le rassemblement des 16 et 17 septembre à Xixón [Gijon, en Asturies]; ainsi que de nouveaux manifestes et initiatives de soutien en des lieux différents de l’Etat, minoritaires mais croissantes. Ce bloc, comme nous l’avons vu, s’élargit de jour en jour en raison de la perception croissante que ce qui est en jeu ne porte pas seulement sur le référendum du 1er octobre, mais aussi sur la défense des libertés et de la démocratie dans tout l’Etat face au virage toujours plus autoritaire du gouvernement.
De l’autre côté, l’on trouve l’entrelacs des pouvoirs économiques et du triparti [PP-PSOE-Ciudadanos] du régime, soutenu par leur brigade judiciaire, médiatique et intellectuelle [2]. On assiste à l’affermissement en règle des rangs autour de la formule aberrante de Rajoy «ce qui n’est pas légal, n’est pas démocratique». Cela avec l’objectif ferme de déployer l’ensemble de l’arsenal législatif, pénal et policier destiné à empêcher la tenue du référendum. Il s’agit sans aucun doute d’un bloc puissant, mais il est mené par le parti le plus corrompu et le plus servile envers le pouvoir financier (le scandale des 40 milliards d’euros «perdus» lors du «sauvetage bancaire» suffit à le prouver) de l’Union Européenne. Ce bloc risque toujours plus de perdre la bataille de l’opinion publique au cours des prochaines semaines en dehors de la Catalogne.
• Ce déploiement de force est déjà mis en œuvre par des perquisitions d’imprimeries et de moyens de communication, par la confiscation d’affiches [par centaines de milliers], l’interdiction de meetings, la décision d’un procureur général de l’Etat de contraindre les plus de 700 maires [de Catalogne] qui ont déclaré leur disponibilité de contribuer à la tenue du vote du 1er octobre et, surtout, le «contrôle» direct des dépenses de la Generalitat par le ministre [des finances] Cristobal Montoro [en fonction depuis décembre 2011]. Un état d’exception de fait a ainsi été instauré.
Ce dernier signifie dans la pratique un affaiblissement des libertés, des droits et des compétences de la communauté autonome tel que cela n’a jamais été vu depuis l’instauration du régime de 1978. [3]
Pour cette raison, il n’est en rien surprenant que ces derniers jours, nous autres qui avons déjà un certain âge, nous rappellent des pratiques que nous avons connues et dont nous avons souffert lors de notre lutte contre la dictature franquiste. Les menaces avancées par Rajoy à Barcelone («Ils vont nous obliger à arriver à ce que nous ne voulons pas») confirment, en outre, une fois que le consentement honteux de Pedro Sánchez, dirigeant du PSOE [4] a été définitivement assuré, que l’Etat ne renonce pas à prendre de nouvelles mesures en direction de l’application de l’article 155 de la Constitution de 1978 qui permet au pouvoir central d’intervenir dans la «gouvernance» d’une région, y compris contre un référendum – en réalité, il le fait déjà – voire même au-delà de ce dernier, si cela était nécessaire, avec pour but d’empêcher que ne se répète un nouveau et plus important 9 novembre 2014 [consultation sur l’indépendance ; alors, la Generalitat avait, à la différence d’aujourd’hui, finalement renoncé à s’impliquer dans son organisation].
Cinq ans plus tard, existe-t-il une «troisième voie»?
Nous sommes proches d’un tournant et la portée historique de ce choc signifie que, indépendamment du scénario du 1er octobre prochain, le jour qui suivra nous serons entrés dans une nouvelle phase d’une crise de régime et de l’Etat qui va bien au-delà de celle qui touche à un «modèle» autonomique dont l’épuisement est évident depuis longtemps.
Dans ce contexte, la proposition récente d’Unidos Podemos-En Comù Podem-En Marea d’organiser une assemblée extraordinaire, composée de députés des communautés autonomes, des Cortes et européens ainsi que de conseillers municipaux de villes de plus de 50’000 habitant·e·s, qui exhorte le gouvernement Rajoy à dialoguer avec la Generalitat et à «chercher des solutions politiques démocratiques», tel qu’un référendum négocié [avec l’Etat central], semble être une initiative tardive.
Quoi qu’il en soit, espérons que cette assemblée se tienne avant le 1er octobre et qu’elle puisse être un frein pour Rajoy et ses partisans face au choc qui approche. Néanmoins, il semble déjà qu’une telle rencontre se fera sans le soutien du PSOE et autant le PP que Ciudadnos ne sont pas disposés à prêter une attention quelconque à ce qui pourrait en sortir.
• Cette initiative, ainsi que cela a déjà été mentionné dans certains médias, rappelle la «rébellion constituante» de l’Assemblée de parlementaires, qui s’est tenue au Palacio del Gobernador du parc de la Ciudadela de Barcelone le 19 juillet 1917. Lors de cette dernière, 55 députés et 13 sénateurs (parmi lesquels 46 Catalans), avant d’être arrêtés, exigèrent «une rénovation profonde de la vie publique espagnole» et proposèrent des élections à des Cortes constituantes convoquées par un gouvernement qui n’aurait pas été au service de «l’alternance» [turnismo] bipartite d’alors et qui «incarne et représente la volonté souveraine du pays». Suite à son échec, cependant, [Francesc] Cambó [1876-1947], leader d’un catalanisme conservateur et autonomiste, finira par établir un accord avec la Couronne – ainsi qu’il le fera ensuite avec Franco [dès octobre 1936] – et l’un des membres de son parti, la Lliga Regionalista, finira par participer au nouveau gouvernement du régime de la Restauration.
• Cependant, le siècle qui s’est écoulé depuis lors n’aura pas été en vain. Aujourd’hui, une fois que l’expérience autonomique a été épuisée et que la voie fédéralisante du Statut a été frustrée, c’est un mouvement souverainiste majoritairement indépendantiste qui réclame son droit à décider s’il souhaite se séparer de l’Etat espagnol face à un régime dont le «turnismo» est entré en crise. Il ne peut déjà plus compter sur un nouveau Cambó dont le rôle a été incarné, dans une certaine mesure, par Jordi Pujol [4] Aujourd’hui, même un PDeCat – le parti, rebaptisé, de Puigdemont, Artur Mas et Pujol –, en déclin, est favorable à l’indépendance. Il ne se contentera désormais plus d’un «accord fiscal», ou même de promesses fédéralistes, face à un régime qui, en outre, n’est pas même disposé à réformer une Constitution qui a perdu toute légitimité en Catalogne en raison de la sentence du Tribunal constitutionnel sur le Statut [une révision du Statut, amendée fortement aux Cortes et approuvée lors d’un référendum en Catalogne en 2010, avait été bloquée par cette instance en 2014. Cet épisode est considéré généralement comme marquant le «coup d’envoi» de la nouvelle vague en faveur de l’indépendance].
• Dans ce cadre de polarisation croissante, il ne semble pas exister un espace pour une «troisième voie» sans, pour le moins, passer préalablement, pour le moment, le test de vérité du 1er octobre. Nous nous trouvons par conséquent face à deux récits antagoniques: le premier est celui du fondamentalisme constitutionnel que des juges – comme celui qui a interdit la tenue du meeting des Madrilènes pour le droit à décider, le fameux José Yusty Basterreche, à la longue trajectoire néo-franquiste; de même que le procureur général de l’Etat réprouvé par le parlement espagnol, José Maza – n’hésitent pas à appliquer radicalement au nom de «l’unité de l’Espagne».
Le second est celui du «droit à décider», un récit dont même les détracteurs du référendum reconnaissent qu’il est hégémonique en Catalogne. Souvenons-nous que le même Tribunal constitutionnel – qui a suspendu aujourd’hui la Loi sur le référendum du Parlament – considérait dans son jugement du 25 mars 2014 que cette formule «exprimait une aspiration politique susceptible d’être définie dans le cadre de la Constitution» et qu’elle pourrait être utile pour aborder les problèmes «qui découlent de la volonté d’une partie de l’Etat de modifier son statut juridique».
• Qu’ont donc fait depuis lors le PP et le PSOE [5] pour tenir compte de cette porte ouverte pour aboutir à un accord avec la majorité du Parlament catalan? Rien. Pire encore, ils ne sont toujours pas disposés à chercher une voie légale pour tenir un référendum négocié. Pour cette raison, face à cette porte fermée, le référendum du 1er octobre dispose de toute la légitimité nécessaire pour se dérouler au regard de la jurisprudence internationale ayant trait à des cas similaires. La reconnaissance internationale du résultat dépendra du degré de participation qui aura lieu ce jour-là [le 1er octobre] et c’est sans aucun doute le défi de la dizaine de jours qui restent face aux obstacles de l’Etat.
Un droit à décider qui, pour finir, ainsi que nous avons pu l’entendre dimanche dernier, 17 septembre, à Madrid de la bouche de porte-parole de forces partisanes du référendum, dont un grand nombre sont fermement disposées à l’étendre à toutes les questions qui touchent à la vie et à l’avenir [des Catalans], et qui ne se réduit pas à la proclamation d’une République. Un droit qui, en résumé, peut en venir à exprimer la volonté de devenir un peuple souverain, non seulement face à l’Etat espagnol, mais également face à l’UE de Merkel et Macron ainsi que face à l’oligarchie financière.
Au-delà des réticences quant à la «feuille de route» développée par la majorité du Parlament, ou des garanties insuffisantes sur lesquelles s’appuie la tenue de ce référendum qui fait face aux obstacles du gouvernement, qui peut douter qu’une victoire de Rajoy, du triparti et du bloc de pouvoir qui le soutien signifierait une régression autoritaire et ultra-centraliste qui se dirigera contre tous les peuples de l’Etat et facilitera la voie au démantèlement définitif de nos libertés et droits sociaux?
Au contraire, un pas en avant vers la désobéissance sociale et institutionnelle contre l’Etat espagnol en Catalogne ouvrira bien la porte à la contestation non seulement de ce gouvernement mais aussi du régime.
Pour cela, ce n’est pas le moment de garder profil bas ou de dire, pour reprendre un argument d’un secteur de la gauche espagnole: «ce conflit ne nous touche pas». Car la défaite de ceux et celles qui veulent exercer leur droit de vote le 1er octobre sera notre défaite. Il vaut mieux donc chanter à nouveau, comme cela s’est fait à Bilbao et à Madrid, dimanche dernier: «Si jol’estirofort per aquí/ i tu l’estiresfort per allà/segur que tomba, tomba, tomba/ ben corcada deu ser ja» [paroles de la célèbre chanson de Lluis Llach, L’estaca (le pieu, sur lequel l’on est attaché), dont voici une traduction: «Et que je le (pieu) tire fort par là/c’est sûr, il tombera, tombera, tombera/Et nous pourrons nous libérer]. (Article publié le 19 septembre 2017 sur le site Viento Sur.info; traduction A l’Encontre)
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[1] Cette formation – dont la figure la plus connue est Ada Colau, la maire de Barcelone – a décidé le 15 septembre par 60% des suffrages lors d’une consultation interne de participer au référendum, lequel est toutefois qualifié de «mobilisation» et non de vote contraignant, et sans présenter de consigne de vote (Réd. A l’Encontre).
[2] Pour une réponse au Manifeste largement diffusé de «personnes de gauche» contre le référendum du 1er octobre, voir le texte de Ramón Zallo, «El Manifiesto de la desfachatez», Viento Sur, 18 septembre 2017, www.vientosur.info/spip.php?13007
[3] Cet article a été publié le 19 septembre. Aujourd’hui, 20 septembre, la répression de l’Etat central s’est considérablement accrue. La Guardia Civil a procédé à l’arrestation de 14 personnes, la majorité d’entre elles fonctionnaires de haut rang de la Generalitat ainsi qu’à la séquestration de 9 millions de bulletins de vote. Plusieurs départements de la Generalitat ont en outre été perquisitionnés (celui de l’Economie, des Relations extérieures, du Travail et du Gouvernorat). La Guardia Civil a également tenté de perquisitionner le siège de la CUP (Candidature d’unité populaire) mais en a été empêché par plusieurs centaines de manifestant·e·s. Le quotidien El País, violemment opposé au référendum, titrait aujourd’hui triomphalement: «La Guardia Civil démonte l’organisation du référendum illégal de Catalogne», alors que le président de la Generalitat, le conservateur Puigdemont, a fait une déclaration au cours de laquelle il a affirmé que «l’Etat a suspendu de fait l’autogouvernement de la Catalogne». Les traits d’état d’exception signalés dans cet article se précisent.
Dans les heures qui ont suivi ce déploiement répressif, des manifestations massives se sont déroulées à Barcelone. A l’heure où cet article est traduit, elles se poursuivent. D’autres manifestations ont été appelées dans la soirée du 20 septembre devant de nombreuses municipalités de Catalogne ainsi que dans de nombreuses villes dans le reste de l’Etat, y compris dans la capitale, Madrid. Plusieurs forces politiques, entre autres Podemos mais aussi des partis basques, y compris de droite, prennent une position plus nette contre le gouvernement central. En Catalogne, des petits syndicats appellent à une grève. Dans les jours qui suivent, A l’Encontre publiera d’autres articles.
[4] Pujol a été une figure clé de la Catalogne, président de la Generalitat pendant 23 ans; autant Artur Mas que Carles Puigdemont sont membres du même parti, lui aussi corrompu. Ce dernier a assuré la gouvernabilité bipartiste au niveau de l’Etat, notamment lorsque son parti a apporté un soutien décisif aux gouvernements, qu’ils soient du PSOE ou du PP, lors de votes cruciaux aux Cortes à Madrid pendant des décennies. (Réd A l’Encontre)
[5] Il semble désormais évident que Pedro Sánchez, réélu à la direction du PSOE, fait largement la démonstration qu’il correspond bien peu à ses promesses d’apparaître comme une alternative à Rajoy dans la résolution démocratique de la question catalane. (Réd. A l’Encontre)
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