Ukraine. «Il nous faut reconstruire en Ukraine un syndicat étudiant de gauche»

Katya et Maxim

Entretien avec Katya et Maxim, étudiants ukrainiens, conduit par Patrick Le Tréhondat

Katya et Maxim, vous êtes étudiants à Lviv. Katya à l’Académie des Arts et Maxim en informatique. Dans l’appel à la solidarité avec les étudiants ukrainiens que vous avez lancé, vous évoquez le problème du logement des étudiants. A cause de la guerre, les étudiants n’occupent plus leur logement et ils doivent le payer. Pouvez-vous nous donner des exemples?

Katya: En Ukraine, les étudiants peuvent vivre dans des dortoirs d’Etat à proximité de leur université. Les frais de logement sont relativement faibles (150 à 300 euros pour six mois), mais même en temps de paix, leur coût était insupportable pour les étudiants qui ne recevaient pas plus de 50 euros de bourse par mois. La plupart des résidents des dortoirs venaient généralement de l’est de l’Ukraine où leurs familles vivaient dans les territoires occupés. Pour certains de mes amis, étudier à l’université était le seul moyen de quitter la république populaire de Donetsk ou la république populaire de Lougansk, car l’Etat pouvait leur fournir un logement et des moyens de subsistance minimaux. Les étudiant·e·s ont été confrontés à des problèmes de logement avec le début de l’invasion à grande échelle dans différentes régions d’Ukraine. Comme moi, des étudiants de Kharkiv ont été contraints de fuir leur logement étudiant. Ceux de Marioupol et de nombreuses autres villes bombardées ne pourront plus jamais rentrer chez eux, et leurs parents ne peuvent évidemment pas les aider car ils ont également tout perdu.

Les armées russe et ukrainienne utilisent souvent des dortoirs et des écoles comme bases militaires. Parfois, comme à l’université nationale de Kyiv, les étudiants doivent vivre dans le même bâtiment que les militaires ukrainiens. C’est une mesure nécessaire, mais qui met en danger la vie des étudiants. A Kherson, les troupes de Poutine n’ont pas agi avec autant de condescendance: l’armée a occupé les logements universitaires et expulsé les étudiants, sans leur permettre de prendre leurs affaires. De tels cas se sont produits partout dans les territoires occupés, sans compter le fait que les bombes russes frappent fréquemment les bâtiments scolaires et les dortoirs.

Maxim: Même si de nombreux étudiants sont aujourd’hui au bord de la pauvreté, physiquement et mentalement affectés par la guerre, l’Etat nous oblige toujours à payer pour l’éducation, qui ne se déroule pas toujours comme il faudrait, et qui est d’un niveau inférieur par rapport à celui d’avant-guerre. Et le plus injuste est qu’il faut payer pour les chambres dans lesquelles nous ne pouvons pas vivre. Cependant, les dortoirs des régions ukrainiennes relativement calmes continuent de fonctionner comme auparavant. Ils accueillent même les réfugiés et les étudiants qui se retrouvent sans logement. Mais il est dangereux de vivre dans les points chauds, et même lorsque le danger s’amoindrit; aussi l’administration ne veut pas être responsable de la vie des étudiants et parfois elle les expulse. Ainsi, de nombreux étudiants sont contraints de rester dans des villes où le danger est permanent, et les conditions actuelles les obligent à louer un logement en plus de tout le reste.

Il est difficile d’exiger le respect de ses droits dans un pays en guerre, qui connaît également une crise économique profonde. Payer ou non par eux-mêmes un logement universitaire devient un choix moral et matériel difficile pour les étudiants. En cas de non-paiement, on s’attend à l’expulsion, à l’interdiction de passer des examens, à la perte de ses effets personnels, on est soumis à une pression psychologique constante et, finalement, on risque l’exclusion. De plus, l’endettement accumulé affecte la capacité du ministère de l’Education à payer les salaires et les bourses. Certaines universités réduisent leurs effectifs pour cause de «non-rentabilité». La distribution des fonds étant totalement opaque, chacun peut se sentir coupable de voir son université mourir par manque de fonds. Cependant, le véritable responsable de cette situation n’est pas l’étudiant mais l’administration corrompue. Ce problème est très complexe et peut difficilement être résolu par une grève générale, etc. Nous sommes dans une situation terrible et unique, dont la solution peut venir d’une véritable révolution dans le mouvement étudiant.

Quels autres problèmes de la vie quotidienne les étudiants rencontrent-ils?

Katya: Disons tout de suite que le danger physique direct menace en permanence la vie des étudiants et de leurs familles qui sont sur le territoire de l’Ukraine. La possibilité de se concentrer sur les études est donc difficile. L’épuisement psychologique ou l’endettement obligent à abandonner ses études, ce qui risque d’entraîner une pénurie de spécialistes qui pourraient être utiles à l’activité économique et aider à développer l’Ukraine maintenant et après la guerre.

Beaucoup sont partis à l’étranger. Les étudiantes [il est interdit à tous les hommes âgés de 18 à 60 ans de quitter le pays] dans une telle situation ont deux options: poursuivre leurs études et vivre aux frais d’universités qui les ont acceptées, ou essayer de survivre par leurs propres moyens. La deuxième voie conduit souvent à un travail précaire sans protection juridique et complique le processus d’intégration et d’adaptation à son nouvel environnement. Certaines étudiantes se sont plaintes d’attitudes chauvines ou méprisantes de la part des communautés universitaires ou d’enseignants dans les pays où elles se sont réfugiées. De tels problèmes les obligent parfois à retourner en Ukraine. Je connais de nombreux exemples où des étudiantes de mon académie ont choisi de vivre, malgré le danger, en Ukraine plutôt que de subir des brimades dans un pays étranger. C’est pourquoi il vaut la peine de défendre le droit à des conditions d’accueil confortables et non violentes pour les réfugiées dans les universités européennes et de distribuer du matériel qui aidera les étudiantes à s’adapter à leur nouvel environnement.

Maxim: Il faut également tenir compte de la baisse de motivation des enseignants due au même épuisement psychologique, à la fréquence du non-paiement des salaires et de l’attitude dédaigneuse de l’Etat en matière de protection du travail. Il existe de nombreux exemples où les enseignant·e·s ont héroïquement poursuivi leur travail alors qu’ils étaient au milieu de violentes hostilités. Ce sont eux qui ont organisé l’évacuation des étudiant·e·s, participé à l’aide humanitaire et donné leurs dernières forces pour le bien de la science. Cependant, il existe des exemples négatifs lorsque les étudiants ont perdu le contact avec leur université, qui aurait pu être leur seul refuge. Ou lorsque les enseignants [dans les territoires occupés] sont devenus des collaborateurs et ont imposé aux étudiants les opinions dictées par les autorités russes d’occupation.

Dans l’appel, vous mentionnez que des étudiants se sont engagés dans la défense territoriale. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?

Maxim: Les jeunes constituent une part considérable des forces armées ukrainiennes, notamment de la défense territoriale. Bien que l’Etat exempte les étudiants universitaires de la conscription, de nombreux étudiants participent volontairement à la résistance armée. Certains de nos amis se sont engagés dans la défense territoriale dès le début de la guerre. Les administrations militaires en ont rejeté certains, car le nombre de volontaires inexpérimentés était trop important.

Les étudiants travaillent dans l’armée exactement dans les mêmes conditions que les autres militaires. Habituellement, pour poursuivre leurs études après la fin de leur service ou après une rotation [de service aux armées], beaucoup prennent une année sabbatique. Toutefois, il est devenu fréquent que, notamment en raison de la bureaucratie de nombreuses universités, les étudiants au front reçoivent des lettres des établissements d’enseignement leur indiquant qu’ils ne pourront plus poursuivre leurs études. Les étudiants combattants ont besoin de beaucoup d’aide, plus vous êtes près de la ligne de front, plus il est difficile d’obtenir les choses élémentaires pour votre vie quotidienne. De plus, les régiments de défense territoriale combattent désormais sur les lignes de front au même titre que les forces armées ukrainiennes. Bien sûr, ce n’est pas facile d’être jeune dans une guerre.

Je crois, Katya, que tu es membre du conseil des étudiants de ton université et représentante de ton dortoir. Peux-tu nous expliquer ce qu’est ce conseil, si les représentants des étudiants sont élus, ce qu’ils font et quel est ton rôle en tant que déléguée du dortoir?

Katya: Tous les établissements d’enseignement supérieur ukrainiens disposent d’organes dits d’autogestion des étudiants. Leurs membres ont différentes activités et peuvent interagir différemment avec les étudiants et l’administration, mais ils accomplissent principalement des tâches purement bureaucratiques et informent de la vie étudiante dans les médias et sur les réseaux sociaux. Il existe un certain nombre de décisions que l’administration de l’université ne peut pas prendre sans l’accord des représentants du conseil étudiant. Par conséquent, si vous faites preuve de suffisamment d’assurance, vous pouvez obtenir des changements constructifs, même si une administration corrompue entravera très probablement de manière considérable vos efforts. Pour entrer dans les organes d’autogestion étudiante, vous devez être élu par les étudiants lors d’élections organisées selon une certaine périodicité ou alors vous pouvez vous montrer à la hauteur et plaire à l’administration.

Pour parler franchement, je suis entrée au conseil par accident. J’ai été invitée à la réunion du syndicat des artistes (un «syndicat jaune», bien sûr). J’y suis allée, et il s’est avéré que j’étais inscrite sur la liste des membres du conseil des étudiants de notre académie parce que mes professeurs m’avaient recommandée comme une personne responsable. C’était inattendu et non désiré par moi, mais maintenant je considère que c’est une expérience excellente et essentielle dans ma vie, qui m’aidera dans ma pratique révolutionnaire. Dès le premier jour de travail au sein du conseil des étudiants, j’ai essayé de pointer aussi clairement que possible aux étudiant·e·s les conditions horribles dans lesquelles ils vivaient et j’ai essayé de protéger leurs droits. Les problèmes les plus aigus dans notre académie à cette époque étaient les problèmes matériels et économiques. J’ai donc commencé à travailler spécifiquement sur les dortoirs et les problèmes financiers pour les résoudre. Il est difficile de se concentrer sur la créativité [artistique] lorsque votre toit fuit, que le sol est pourri et que les cafards mangent votre dernier repas. Le travail du responsable du dortoir est très similaire à celui d’un délégué syndical. Tous les étudiants qui vivaient à l’académie avaient les mêmes problèmes et étaient déterminés à agir de manière radicale. Avant la guerre, nous devions faire un rassemblement contre l’augmentation des prix des logements étudiants. Nous n’y sommes pas parvenus, car la guerre a commencé. Cependant, grâce à ma participation à la gestion du dortoir, l’administration a remplacé le personnel corrompu du dortoir et commencé des rénovations (pour la première fois depuis ces 30 dernières années!), ce qui a grandement simplifié notre vie dans les premiers jours de l’invasion. Elle a nommé un gestionnaire efficace, installé une chaudière et de nouvelles conduites d’eau, repeint les murs. Sans ces changements simples, je suis sûr que notre vie serait devenue un enfer pour nous. J’ai établi une communication avec les étudiants sur des principes horizontaux de gauche, ce qui a permis de les mobiliser rapidement et d’éviter une anxiété inutile due à la désorganisation. Précédemment, pendant deux semaines dans Kharkiv bombardée, nous avons aussi vécu une sorte de Commune étudiante conviviale et avons survécu grâce à l’entraide et à la solidarité (nous n’avions aucun soutien de l’administration ou du gouvernement). [Depuis, Katya s’est réfugiée à l’académie des arts de Lviv où elle continue ses activités militantes.]

Et toi Maxim, quelle est la situation dans votre université?

Maxim: La situation de mon université est un peu différente de celle décrite par Katya. J’étudie à l’Université catholique ukrainienne. Il s’agit d’un établissement d’enseignement supérieur privé nouveau qui ne dépend pas de l’Etat. Tous les fonds consacrés à l’entretien des foyers, au personnel et au paiement des bourses d’études – accordées sur la base de subventions – proviennent de personnes fortunées, d’entreprises privées et de mécènes internationaux. De ce fait, les services qu’ils fournissent, comme les dortoirs, sont d’une très grande qualité pour l’Ukraine. En même temps, cela implique, même si ce n’est pas flagrant, une orientation idéologique profondément conservatrice de l’administration. En outre, le paiement de l’éducation est hors de portée de la grande majorité des jeunes en Ukraine. Le coût total de l’éducation s’élève à 3000 dollars par an, pour un salaire national moyen de 400 dollars par mois, ce qui entraîne une diminution d’année en année du niveau des entrants à mesure que la situation économique se dégrade. Un autre aspect important est le caractère néolibéral de l’université et le fait qu’une grande partie du financement provient d’entreprises intéressées à embaucher des spécialistes. En raison de l’objectif principal de l’université, faire du profit, le niveau de connaissance offert devient de plus en plus superficiel afin que le diplômé puisse immédiatement être employé dans une entreprise et effectuer des tâches bien ciblées. Il est nécessaire de comprendre une fois pour toutes que les universités privées à but lucratif ne peuvent pas remplir efficacement le rôle d’instituts académiques. Par conséquent, la réforme et la restauration des universités publiques, et non leur «optimisation» libérale, qui signifie toujours des licenciements massifs, devrait être la tâche principale d’un pays qui veut avoir un haut niveau d’éducation.

Pendant mes études, j’ai souvent participé à des initiatives de bénévolat étudiant. En même temps, j’ai appris à organiser le travail administratif et à planifier des projets. Cette expérience s’est pleinement développée lorsque je me suis présenté et que j’ai été élu au parlement étudiant. Pour les étudiants de mon université, la question de l’écologie et de la liberté individuelle se posait avec acuité. Nous avons donc essayé de mettre en œuvre diverses initiatives pour promouvoir ces idées et réduire l’influence de la propagande conservatrice du clergé universitaire sur les étudiants pratiquant d’autres religions ou sur les athées.

Avec le début de la guerre, les étudiants de l’université, en coopération avec l’administration, ont organisé un système de sécurité horizontal. Les étudiants volontaires ont tour à tour patrouillé le périmètre du campus, tissé des filets de camouflage pour le front, et géré la collecte et la logistique de l’aide humanitaire. Comme moi, ceux qui suivent le programme d’informatique ont participé au piratage des sites de la machine de propagande russe et ont commencé à concevoir et à imprimer en 3D des garrots pour l’armée.

Enfin, quelques mots sur le mouvement étudiant ukrainien. Y a-t-il des organisations syndicales étudiantes ou des organisations de jeunesse actives? Quelles sont les activités de Sotsialniy Rukh [Mouvement social] dans la jeunesse?

Katya: Certaines organisations en Ukraine se présentent précisément comme des mouvements étudiants, mais malheureusement, elles sont toutes anti-gauche. L’organisation libertarienne Etudiants ukrainiens pour la liberté, qui semble être la plus grande organisation étudiante actuellement, a développé un réseau actif. Pour elle, la liberté est synonyme de marché libre et de privatisation des universités, ce que nous désapprouvons fondamentalement. Le syndicat indépendant Action directe avait autrefois réuni les étudiants de gauche de Kiev et d’autres grandes villes d’Ukraine. Aujourd’hui, la plupart des militants de gauche ukrainiens actifs sont issus de ce syndicat, mais depuis 2018, l’activité d’Action directe est gelée. Il n’existe pas d’alternatives en termes d’organisation pour les étudiants, à l’exception des organisations ouvertement de droite, bourgeoises et de scouts. Il nous faut reconstruire en Ukraine un syndicat étudiant de gauche. La jeunesse de gauche rejoint généralement les activités d’organisations plus larges, comme cela se passe avec le Mouvement social, mais elle ne dispose pas d’un réseau indépendant spécifique à la jeunesse. Dans notre organisation, le Mouvement social, il y a pas mal de jeunes qui travaillent sur un pied d’égalité avec tous les autres et qui se sont très militants dans l’activité révolutionnaire.

Le plus jeune membre du conseil du Mouvement social a 19 ans et est très actif. Et il y a même des membres plus jeunes qui le sont tout autant. Nos militants sont déterminés à renouveler les réseaux de solidarité entre les étudiants d’Ukraine, et l’aide des étudiants internationaux peut y contribuer. Pendant la guerre, les droits des jeunes qui ne peuvent même pas subvenir à leurs besoins de base sont grossièrement violés. C’est maintenant que les militants de gauche peuvent montrer à quel point le soutien social aux étudiants est important pour eux et ainsi encourager les jeunes à réfléchir à la nécessité de changements radicaux dans le système social. (1er août 2022)

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