Russie. «Ma mère dit que je trahis la Russie»: l’invasion de Poutine divise les générations

Par Pjotr Sauer

Au troisième jour de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Victoria Gogh a réalisé que sa mère se dérobait. «J’ai remarqué au téléphone que ma mère commençait à répéter comme un perroquet le récit du gouvernement sur cette guerre – que tout était de la faute de l’OTAN, que la Russie n’avait pas d’autre choix que de se défendre», raconte Victoria Gogh, 28 ans, consultante en mode, originaire d’une petite ville de Sibérie qui a déménagé à Moscou.

«C’est devenu ma mission de lui faire changer d’avis, de lui montrer ce qui se passait vraiment», a déclaré Victoria Gogh. Sur ses canaux de médias sociaux elle s’est fermement opposée à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

La décision de Vladimir Poutine de déclencher une guerre contre le voisin de la Russie, l’Ukraine, a déchiré de nombreuses familles ukrainiennes: les hommes adultes étant contraints de rester sur place et de combattre tandis que les autres membres de la famille fuient la violence.

Mais la Russie a également connu ses propres déchirements familiaux, entre ceux qui soutiennent la guerre et ceux qui s’y opposent. Souvent, ce clivage s’inscrit selon une logique générationnelle.

«En gros, les jeunes Russes sont moins susceptibles d’avoir des sentiments anti-ukrainiens. Nous avons constaté que les manifestations anti-guerre ont également impliqué en grande partie des personnes plus jeunes», a déclaré Andrei Kolesnikov du Carnegie Moscow Center [voir à ce sujet l’entretien avec Ilya Budraitskis publié sur ce site en date du 11 mars]. «La façon dont vous percevez la guerre dépend en grande partie de l’endroit où vous obtenez vos informations», a-t-il ajouté. «Si vous regardez la télévision, vous êtes simplement plus susceptible de suivre la ligne officielle. Et les personnes âgées ont tendance à regarder davantage la télévision.»

Par le passé, les sondages ont montré que la télévision reste la plus grande source d’informations pour les Russes, plus de 60% de la population s’y fiant pour s’informer. Les Russes de plus de 65 ans sont 51% plus susceptibles de regarder la télévision que les moins de 25 ans [voir sur ce thème l’article publié le 8 mars]

Tous les médias d’Etat russes ont été mobilisés pour présenter la guerre comme une «opération militaire spéciale» visant à libérer l’Ukraine et à protéger les citoyens du Donbass du «génocide» ukrainien. Des vidéos de bombes russes frappant des villes ont été décrites comme étant mises en scène par la partie ukrainienne.

«Nous constatons qu’une majorité de Russes semble soutenir les actions du pays, du moins la manière dont ces actions leur sont présentées par les médias», a déclaré Andrei Kolesnikov. Selon lui, il n’est pas surprenant, étant donné l’émotivité suscitée par ce thème, que la guerre ait créé des tensions entre les familles et les amis: «Il est très difficile pour les gens d’accepter que leur camp soit en fait les méchants».

Victoria Gogh, qui a décidé de quitter le pays la semaine dernière après avoir été arrêtée pour avoir participé à une manifestation anti-guerre à Moscou. Elle a déclaré qu’elle avait finalement réussi à convaincre sa mère, Svetlana, du «rôle dévastateur» de son pays dans la guerre. «Mais maintenant, je dois persuader mes cousins et oncles plus âgés. J’ai toute une liste», plaisante-t-elle. Sa «mission» risque de devenir encore plus difficile.

Vendredi 12 mars , la Russie a annoncé un blocage d’Instagram, quelques jours après avoir fait de même pour Facebook et Twitter. La répression des médias sociaux – et des quelques médias indépendants qui subsistent en Russie – limitera encore davantage l’accès aux informations extérieures ayant trait à la guerre et renforcera l’influence des médias d’Etat.

Pour d’autres, comme Dmitry, consultant en technologie à Moscou, la guerre a déjà eu des conséquences désastreuses sur sa relation avec sa famille. «Après l’invasion, j’ai voulu emménager chez mes parents pour essayer de leur dire ce qui se passait vraiment», raconte Dmitry. Pendant la première semaine de la guerre, il s’est soumis à un rituel quotidien consistant à montrer à ses parents des clips vidéo des bombardements russes sur les villes ukrainiennes et des rapports critiques de blogueurs et de médias indépendants. «Mais tout cela n’a eu aucun impact. En fait, cela ne faisait que les convaincre davantage qu’ils avaient raison. Au bout d’une semaine, je suis reparti de la maison, et ma mère m’a depuis envoyé un texto disant que je trahissais mon pays.»

La goutte d’eau a fait déborder le vase jeudi dernier (11 mars), lorsque son père lui a envoyé un clip d’information affirmant que le bombardement mercredi 10 mars d’une maternité à Marioupol avait été mis en scène par les autorités ukrainiennes, avec des acteurs se faisant passer pour des mères blessées. Cette théorie du complot a également été encouragée par des responsables russes.

«Cela m’a mis tellement en colère. Je ne suis pas sûr que nous pourrons à nouveau nous asseoir à la même table», a déclaré Dmitry, en haussant les épaules. «Je pense qu’ils ont été zombifiés par la propagande d’Etat, et qu’ils me voient vraiment comme un ennemi de l’Etat. J’ai abandonné.»

Pour certains, même leurs propres expériences de bombardement n’ont pas suffi à convaincre leurs proches des réelles activités de la Russie. La BBC et le New York Times ont parlé à des Ukrainiens qui ont déclaré que leurs proches en Russie ne voulaient tout simplement pas croire que leurs villes étaient bombardées. «Mes parents comprennent qu’une action militaire se déroule ici. Mais ils disent: “Les Russes sont venus pour vous libérer. Ils ne vont rien détruire. Ils ne vous toucheront pas. Ils visent seulement les bases militaires”», a déclaré Oleksandra de Kiev, décrivant à la BBC ses tentatives d’expliquer à ses parents que la capitale ukrainienne était attaquée par les Russes.

Ilya Krasilshchik, un blogueur russe populaire et ancien entrepreneur du secteur de la technologie, a demandé à ses 110 000 followers sur Instagram de lui envoyer leurs propres histoires de querelles familiales. Ilya Krasilshchik a déclaré qu’il avait rapidement reçu des «centaines de captures d’écran» de jeunes Russes, montrant des échanges animés et émotionnels avec leurs parents. Il a décidé de publier certaines de ces conversations pour montrer aux jeunes Russes qu’ils n’étaient pas seuls. «Il est clair que cette guerre a été une expérience très traumatisante pour de nombreuses familles dans ce pays». (Article publié le 13 mars 2022 par The Guardian; traduction rédaction de A l’Encontre)

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