Russie. «Les avis de décès, seuls signes que des soldats russes meurent en Ukraine»

Par Paul Gogo

«Honnête, modeste, joyeux et courageux. C’est ainsi qu’Andreï restera dans la mémoire des parents, voisins, amis et camarades de classe», écrit le site d’information de la région de Kourgan, 1700 kilomètres à l’est de Moscou, Ura.ru. Andreï Semenov est mort à 20 ans, alors qu’il conduisait un véhicule militaire à Skibin, village situé à l’entrée de la ville de Brovary, non loin de Kyiv. Il est décédé le 23 mars, il a été enterré le 5 avril. Comme en témoignent les centaines de dépêches qui fleurissent sur le web russe toutes les heures, Andreï a été enterré avec les honneurs des élus locaux. Le jeune homme a été médaillé à titre posthume, une façon de signifier à la famille qu’il est mort pour le bien de la patrie. Pour chaque soldat tué et reconnu par l’Etat, les familles reçoivent 7 millions de roubles, près de 76 000 euros.

Ces dépêches se ressemblent toutes, comme si les journalistes du pays entier s’étaient coordonnés. Une attitude qui s’explique par le fait que peu d’informations sont livrées à ces médias par l’armée russe. Ces hommes dont la mort est annoncée en quelques lignes viennent de toute la Russie, mais majoritairement des régions frontalières de l’Ukraine et du Caucase. Rares sont ceux qui viennent de Moscou ou Saint-Pétersbourg où les perspectives professionnelles sont plus attirantes qu’en région. On échappe aussi plus facilement au service militaire quand on vient d’une grande ville… Plus de 1350 soldats russes sont morts en Ukraine, selon les chiffres officiels du ministère de la Défense russe. Côté ukrainien, les autorités annonçaient au 3 avril un bilan de 18 500 Russes tués. L’Otan évoque une fourchette de 7000 à 15000 soldats russes tués au 24 mars [1].

Ligne de crête

Les rédactions travaillent sur une ligne de crête: faire part de la mort d’un homme, mais rester dans un cadre contraint où le sujet peut être abordé. La guerre est une «opération spéciale», les journalistes ne dévient jamais du récit officiel. Rares sont les décès dont le contexte a été précisé par l’armée, qui rechigne même parfois à rappeler la position du soldat au sein de ses troupes.

Dans la région de Volgograd, le média V1.ru fait état d’une histoire inhabituelle. Ce n’est pas d’un soldat de l’armée russe dont il s’agit, mais d’un volontaire parti s’engager au côté des troupes séparatistes avec la volonté de prendre le contrôle de la ville de Marioupol. En 2014, déjà, des centaines de volontaires russes avaient rejoint les troupes séparatistes au nom, souvent, d’une idéologie. Barbu, un visage marqué par la vie, une gueule d’acteur, Tom Porosiuk, 41 ans, est décédé le 13 mars, alors qu’il maniait un lance-grenade sur le terrain.

Si la presse russe fait état de son décès, c’est grâce à sa mère. Valentina a remué ciel et terre pour que le commissariat militaire l’aide à rapatrier le corps de son fils, paie son enterrement et qu’il reçoive les honneurs qu’elle lui estime dus. Sans réponse, la femme s’est rendue elle-même en zone séparatiste pour ramener le corps de son fils. A son retour, elle a alerté une connaissance journaliste qui a mobilisé les autorités locales, soucieuses de ne pas ébruiter ces retours de soldats «indépendants». La mère est parvenue à faire payer les funérailles de son fils par l’Etat russe et à le faire décorer. Tom Porosiuk a reçu le titre de «vétéran au combat» et l’étonnant insigne de «défenseur de la zone industrielle d’Avdiivka», une ville du Donbass qui a connu une terrible bataille en 2017.

Moule idéologique

Cet homme veuf a «grandi dans le village de Kalatch-sur-le-Don, puis il est parti travailler à Moscou», raconte sa mère. «Quand il est parti se battre en “RPD” [la république séparatiste de Donetsk], il ne nous a rien dit pendant un an», précise-t-elle, laissant entendre que l’homme aurait pu se battre dans les rangs de la société privée Wagner jusqu’en 2018 «où il a commencé à servir sous contrat».

«Nous avons fait tout ce qui devait être fait», a déclaré Andreï Yaroslavtsev, le maire de Kachkanar, petite ville de Sibérie, au média E1.ru au lendemain de l’enterrement d’un soldat, Kirill Pobezhimov, 19 ans. Pour contenir la colère des familles en deuil, ce sont souvent les autorités locales qui prennent à leur compte l’organisation de cérémonies et de remise de décorations. Il est loin le temps, au début de la guerre, en 2014, où les corps étaient rapatriés loin des regards pour ne pas documenter la présence de l’armée russe en Ukraine. Cette fois-ci, elle y est officiellement présente et son tribut est partiellement reconnu. Les élus locaux, les écoles de cadets et, parfois, les associations locales, fournissent un moule idéologique et politique permettant de cadrer le retour de ces nombreux corps de tout jeunes adultes. (Article publié par Libération, le 7 avril 2022, à 18h35)

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[1] Selon The Guardian du 8 avril: «Jeudi, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déploré l’augmentation du nombre de morts. “Nous avons des pertes significatives de troupes”, a-t-il déclaré à Sky News.» (Réd.)

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