Russie. «La paix froide». Trois périodes de l’économie russe de 1991 à 2022. Puis la guerre et les sanctions

Par Cédric Durand

La fièvre de Petrov (Petrov’s Flu) (2021), le dernier film de Kirill Serebrennikov [tiré du roman d’Alexeï Salnikov publié en russe en 2016], s’ouvre sur la représentation, en Russie, d’un bus de banlieue bondé. L’atmosphère est fébrile, presque violente. En proie à la fièvre, le protagoniste est pris d’une quinte de toux et se dirige vers l’arrière du véhicule. Le suivant de près, un autre passager s’écrie: «Nous avions l’habitude de recevoir chaque année des bons gratuits pour un sanatorium. C’était bon pour les gens. Gorby [Gorbatchev] nous a vendus, Eltsine a tout dilapidé. Puis Berezovsky [Boris Abramovitch Berezovsky, influent oligarque sous Eltsine, soutient l’arrivée de Poutine, sera poursuivi pour fraude et se «suicide» à Londres en 2013] s’est débarrassé d’Eltsine, a nommé ces gars. Et maintenant quoi?» Il conclut que «tous ceux qui détiennent actuellement le pouvoir devraient être abattus». A ce moment-là, le personnage descend du bus et entre dans un rêve éveillé dans lequel il rejoint un peloton qui exécute un groupe d’oligarques.

Ces derniers font référence à Poutine et à sa clique, tandis que la question «Et maintenant?» pèse lourdement sur le pays qu’ils ont créé. Quel type de société est la Russie contemporaine, et où va-t-elle? Quelle est la dynamique de son économie politique? Pourquoi ont-ils déclenché un conflit dévastateur avec leur voisin étroitement imbriqué? Pendant trois décennies, une paix froide a régné dans la région, la Russie et le reste de l’Europe nageant ensemble dans les eaux glacées de la mondialisation néolibérale. En 2022, après l’invasion de l’Ukraine et les sanctions économiques et financières de l’Occident, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, dans laquelle les illusions qui ont animé la transition de la Russie vers le marché sont devenues impossibles à maintenir.

Bien sûr, le fantasme du développement post-soviétique n’a jamais correspondu à la réalité. En 2014, Branko Milanovic a dressé un bilan des transitions vers le capitalisme, qui concluait que «Seuls trois ou tout au plus cinq ou six pays pourraient être considérés comme étant sur la voie de faire partie du monde capitaliste riche et (relativement) stable. Beaucoup sont à la traîne, et certains sont tellement à la traîne que, pendant plusieurs décennies, ils ne peuvent aspirer à revenir là où ils étaient lorsque le mur est tombé» (voir son article sur Globalinequality, le 3 novembre 2014). Malgré les promesses de démocratie et de prospérité, la plupart des habitants de l’ancienne Union soviétique n’ont obtenu ni l’une ni l’autre. En raison de sa taille géographique et de sa centralité politico-culturelle, la Russie a constitué le nœud gordien de ce processus historique, qui constitue le contexte crucial de la crise ukrainienne. Car au-delà du tropisme militaire des approches de type «grandes puissances», les facteurs économiques intérieurs sont au moins aussi essentiels pour tracer les coordonnées de la situation actuelle et expliquer la fuite en avant des dirigeants russes dans la guerre.

Période I: 1991-1998

L’agression de la Russie fait partie d’une tentative désespérée et tragiquement mal calculée de faire face à ce que Trotsky appelait «le fouet de la nécessité extérieure», c’est-à-dire l’obligation de rivaliser avec d’autres Etats pour préserver un certain degré d’autonomie politique. C’est ce même fouet qui a conduit les dirigeants chinois à adopter une libéralisation économique contrôlée au début des années 1980, alimentant quarante années d’intégration généralement réussie dans l’économie mondiale, tout en permettant au régime de se reconstruire et de consolider sa légitimité. En Russie, cependant, le fouet a brisé l’Etat lui-même après la fin de la guerre froide.

Comme le documente Janine Wedel dans son indispensable ouvrage Collision and Collusion: The Strange Case of Western Aid to Eastern Europe (St. Martin’s Press, 1998), la disparition de l’Union soviétique a entraîné un profond affaiblissement de l’élite nationale du pays. Au cours des premières années de la transition, l’autonomie de l’Etat a été réduite au point que l’élaboration des politiques a été effectivement déléguée à des conseillers américains dirigés par Jeffrey Sachs. Ils ont supervisé un petit groupe de réformateurs russes, dont Yegor Gaidar – le premier ministre [du 15 juin au 14 décembre 1992, décédé en 2009 suite à un «empoisonnement»]qui a lancé la libéralisation décisive des prix dans le pays – et Anatoli Tchoubaïs, le tsar de la privatisation et ancien allié de Poutine [ministre des Finances du 17 mars au 20 novembre 1997, puis à la tête du monopole national de l’électricité et par la suite du conglomérat Rusnano: nanotechnologies]. Leurs réformes de thérapie de choc ont provoqué une involution industrielle et une montée en flèche des taux de pauvreté, infligeant une humiliation nationale et imprimant une profonde suspicion à l’égard de l’Occident dans l’«inconscient culturel» de la Russie. Compte tenu de cette expérience traumatisante, la devise la plus populaire en Russie reste «les années 1990: plus jamais ça».

Vladimir Poutine a construit son régime sur cette devise. Un simple coup d’œil à l’évolution du PIB par habitant nous permet de comprendre pourquoi. Les premières années de la transition ont été marquées par une grave dépression qui a culminé avec le krach financier d’août 1998. Mais loin de l’effondrement total décrit par Anders Aslund dans Foreign Affairs, ce moment contenait en fait les germes d’une renaissance. Le rouble a perdu les quatre cinquièmes de sa valeur nominale en dollars, mais dès 1999, lorsque Poutine est arrivé au pouvoir à la faveur d’une nouvelle guerre en Tchétchénie, l’économie a commencé à se redresser.

Avant le krach, les prescriptions macroéconomiques du Consensus de Washington avaient créé une dépression inextricable, les politiques anti-inflationnistes et une défense obtuse du taux de change ayant privé l’économie des moyens nécessaires à la circulation monétaire. La montée en flèche des taux d’intérêt et la fin du paiement fiable des salaires par l’Etat ont entraîné la généralisation du troc (qui représentait plus de 50% des échanges interentreprises en 1998), des arriérés de salaires endémiques et l’exode des entreprises industrielles du marché intérieur. Dans les endroits reculés, l’usage de l’argent avait presque complètement disparu de la vie quotidienne. Au cours de l’été 1997, j’ai passé quelques jours dans le petit village de Chernorud, sur la rive occidentale du lac Baïkal. Les villageois récoltaient des pignons de pin et les utilisaient pour payer le trajet en bus vers l’île voisine d’Olkhon, ainsi que le logement et le poisson séché. Un verre plein de pignons représentait une unité de compte. La situation sociale, sanitaire et criminelle était désastreuse. Un sentiment de désespoir généralisé se reflétait dans le taux de mortalité élevé.

Période II: 1999-2008

Comparé à cette catastrophe économique, le début de l’ère Poutine a été un festin. De 1999 à 2008, les principaux indicateurs macroéconomiques étaient impressionnants. Le troc a rapidement reculé et le PIB a augmenté à un taux annuel moyen de 7%. Après avoir été pratiquement divisé par deux entre 1991 et 1998, il a pleinement retrouvé son niveau de 1991 en 2007, ce que l’Ukraine n’a jamais réussi à faire [voir à ce propos l’article «L’économie malade de l’Ukraine» de Romaric Godin du 24 février 2022 sur le site de Mediapart – Réd.]. Les investissements ont rebondi, tout comme les salaires réels, affichant des augmentations annuelles de 10% ou plus. A première vue, un miracle économique russe semblait plausible.

Cette performance économique enviable a été rendue possible par la hausse des prix des produits de base [matières premières, pétrole, gaz, blé…], mais ce n’est pas le seul facteur. En outre, l’industrie russe a bénéficié des effets stimulants de la dévaluation du rouble en 2008. La perte de valeur a rendu les produits fabriqués localement plus compétitifs, ce qui a facilité la substitution des importations. Les entreprises industrielles étant totalement déconnectées du secteur financier, elles n’ont pas souffert du krach de 1998. En outre, grâce à l’héritage de l’intégration corporatiste soviétique, les grandes entreprises ont généralement préféré retarder le paiement des salaires dans les années 1990 plutôt que de licencier leur personnel. En conséquence, elles ont été en mesure d’augmenter rapidement la production pour accompagner la relance de l’économie. Le taux d’utilisation des capacités est passé d’environ 50% avant 1998 à près de 70% deux ans plus tard. Cela a contribué à son tour à la croissance de la productivité, créant ainsi un cercle vertueux.

Un autre facteur a été la volonté du gouvernement de profiter de la manne des exportations pour relancer l’intervention de l’Etat dans l’économie. Les années 2004 et 2005 ont marqué un net changement à cet égard. La privatisation était toujours à l’ordre du jour, mais elle s’est poursuivie à un rythme beaucoup plus lent. D’un point de vue idéologique, le courant allait dans la direction opposée, en mettant davantage l’accent sur la propriété publique. Un décret présidentiel du 4 août 2004 a établi une liste de 1064 entreprises qui ne pouvaient pas être privatisées et a nommé un certain nombre de sociétés par actions dans lesquelles la part de l’Etat ne pouvait pas être réduite. L’activité de l’Etat a été étendue par une combinaison pragmatique de réformes administratives et de mécanismes de marché. La cible la plus importante de Poutine était le secteur de l’énergie, dans lequel il entendait réaffirmer le contrôle de l’Etat sur les prix et éliminer les rivaux potentiels tels que le magnat libéral du pétrole Mikhaïl Khodorkovski [PDG de Ioukos, emprisonné en 2003, gracié par Poutine et libéré en décembre 2013 et réside à Londres; il a déclaré le 2 mars: «l’invasion de l’Ukraine est un suicide pour Poutine»]. Parallèlement, une combinaison de nouveaux instruments politiques et d’incitations aux investissements russes à l’étranger a permis de créer des entreprises capables d’affronter la concurrence dans des domaines tels que la métallurgie, l’aéronautique, l’automobile, les nanotechnologies, l’énergie nucléaire et, bien sûr, les équipements militaires. L’objectif déclaré était d’utiliser les fonds générés par l’exportation de ressources naturelles pour moderniser et diversifier une base industrielle largement obsolète, de manière à préserver l’autonomie de l’économie russe.

Période III: 2008-2022

On peut entrevoir une vision de développement dans cette tentative de restructuration des actifs productifs de la Russie. Toutefois, des erreurs stratégiques dans la gestion de l’insertion du pays sur les marchés mondiaux, ainsi que des relations tendues entre les dirigeants politiques et la classe capitaliste, ont empêché la bonne articulation de ce règlement social. Les symptômes de cet échec sont apparus avec la crise financière de 2008 et la croissance tourmentée de la décennie suivante. Ils se sont d’abord manifestés dans la dépendance permanente à l’égard des exportations de matières premières – principalement des hydrocarbures, mais aussi des produits métalliques de base et, plus récemment, des céréales. Sur le plan extérieur, cette spécialisation croissante a rendu l’économie sensible aux fluctuations des marchés mondiaux. Sur le plan intérieur, cela signifie que l’élaboration des politiques a fini par tourner autour de la distribution des excédents (souvent réduits) de ces industries.

L’échec du développement de la Russie est également visible au travers de ses niveaux élevés de financiarisation. Dès 2006, les mouvements de capitaux ont été entièrement libéralisés. Cette mesure ainsi que l’adhésion à l’OMC en 2012 témoignent d’une double allégeance: d’une part, au processus de mondialisation sous influence des Etats-Unis, dont la clé de voûte est la libre circulation des capitaux; d’autre part, à l’élite économique nationale, dont le style de vie fastueux et les fréquents affrontements avec le régime l’obligent à planquer ses fortunes et ses entreprises à l’étranger. Poutine a encouragé cette fuite des capitaux nationaux, alors même qu’il adoptait simultanément des politiques macroéconomiques destinées à attirer les investissements étrangers en Russie. L’internationalisation de l’économie qui en a résulté, conjuguée à sa dépendance à l’égard des exportations de matières premières, explique pourquoi celle-ci a été gravement touchée par la crise financière mondiale, subissant une contraction de 7,8% en 2009. Pour faire face à cette instabilité, les autorités ont opté pour une accumulation coûteuse de réserves à faible rendement – ce qui signifie que, malgré sa position nette positive pour ce qui est de l’investissement international, la Russie a perdu entre 3 et 4% de son PIB en paiements financiers au reste du monde au cours des années 2010.

Ainsi, au cours de la décennie qui a précédé l’invasion de l’Ukraine, l’économie russe s’est caractérisée par une stagnation chronique, une répartition extrêmement inégale des richesses [un secteur très large de la population est confiné dans une forte précarité et plus d’une fois aux limites de la survie quotidienne – réd.] et un déclin économique relatif par rapport à la Chine et aux centres capitalistes. Certes, il y a eu d’autres évolutions plus positives. A la suite des sanctions et contre-sanctions adoptées après l’annexion de la Crimée en 2014, certains secteurs tels que l’agriculture et l’agroalimentaire ont bénéficié d’une dynamique de substitution des importations. Parallèlement, un secteur technologique dynamique a permis le développement d’un écosystème numérique d’une portée internationale impressionnante. Mais cela n’a pas suffi à contrebalancer la faiblesse structurelle de l’économie. En 2018, des manifestations de masse contre les réformes néolibérales des retraites ont contraint le gouvernement à un repli partiel. Elles ont également révélé la fragilité croissante du régime de Poutine, qui n’est pas en mesure de tenir ses promesses de modernisation économique et de politiques sociales adéquates. Tant que cette tendance continuera à saper sa légitimité, la dépendance du président vis-à-vis d’une propagande revancharde nationaliste – et de ses expressions militaires – sera d’autant plus forte.

Confrontée à des difficultés économiques et à un isolement politique après son aventure en Ukraine, les perspectives pour la Russie sont sombres. A moins de remporter une victoire rapide, le gouvernement vacillera à mesure que les Russes ordinaires ressentiront le coût économique de la guerre. Le gouvernement répondra probablement par une intensification de la répression. Pour l’instant, l’opposition est fragmentée et des sections de la gauche, y compris le Parti communiste, se sont ralliées au drapeau – ce qui signifie qu’à court terme, Poutine n’aura aucun mal à réprimer la dissidence. Mais au-delà, le régime est menacé sur de multiples fronts.

Les entreprises sont terrifiées par les pertes qu’elles vont subir. Les journalistes financiers russes tirent ouvertement la sonnette d’alarme. Bien sûr, il n’est pas facile de prédire l’issue des sanctions – qui ne sont pas encore pleinement appliquées – sur les fortunes individuelles des oligarques. Il faut noter que la Banque centrale russe a habilement stabilisé le rouble après qu’il a perdu un tiers de sa valeur immédiatement suite à l’invasion. Mais, pour les capitalistes russes, le danger est réel. Deux exemples illustrent les défis auxquels ils s’affronteront.

Le premier est le cas d’Alexeï Mordachov – l’homme le plus riche de Russie selon Forbes – qui a récemment été ajouté à la liste noire des sanctions de l’UE pour ses liens présumés avec le Kremlin. A la suite de cette décision, Severstal, le géant de l’acier qu’il possède, a interrompu toutes ses livraisons en Europe. Elles représentaient environ un tiers des ventes totales de l’entreprise, soit quelque 2,5 millions de tonnes d’acier par an. L’entreprise doit maintenant chercher d’autres marchés en Asie, mais avec des conditions moins favorables qui nuiront à sa rentabilité. De tels effets en cascade sur les entreprises des oligarques auront des répercussions sur l’ensemble de l’économie.

Deuxièmement, les restrictions sur les importations posent de graves difficultés pour des secteurs tels que la production automobile et le transport aérien. Un «vide technologique» pourrait s’ouvrir, étant donné le retrait du marché russe de sociétés de logiciels d’entreprise telles que SAP et Oracle. Leurs produits sont utilisés par les grandes entreprises russes – Gazprom, Lukoil, la Corporation nationale de l’énergie atomique, les chemins de fer russes – et il sera coûteux de les remplacer par des produits de substitution locaux. Pour tenter de limiter l’impact de cette pénurie, les autorités ont légalisé l’utilisation de logiciels pirates, étendu les exonérations fiscales pour les entreprises technologiques et annoncé que les travailleurs de la technologie seraient libérés des obligations militaires. Mais ces mesures ne sont qu’un palliatif temporaire. L’importance cruciale des logiciels et des infrastructures de données pour l’économie russe met en évidence le danger des systèmes d’information monopolisés, dominés par une poignée d’entreprises occidentales, dont le retrait peut s’avérer catastrophique.

En somme, il ne fait aucun doute que la guerre en Ukraine sera délétère pour de nombreuses entreprises russes, mettant à l’épreuve la loyauté de la classe dirigeante envers le régime. Mais le consentement de la population au sens large est également en danger. Alors que les conditions socio-économiques continuent de se détériorer pour l’ensemble de la population, la devise qui a si bien servi Poutine contre son opposition libérale («les années 1990: plus jamais ça!») pourrait bientôt se retourner contre le Kremlin. Le mélange de désintérêt généralisé et de frustration nationaliste est de la nitroglycérine politique. Son explosion n’épargnerait ni le régime oligarchique de Poutine, ni le modèle économique sur lequel il repose. (Article publié sur le site Sidecar NLR, le 16 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*