Grèce. Les traits du gouvernement de l’ultra-libéral Kyriakos Mitsotakis ressortent avec force à la lumière de scandales et d’affirmation autoritaire

Kyriakos Mitsotakis (g.) et Alexis Tsipras (d.) durant le débat sur le budget au Parlement le 17 décembre 2022.

Par Antonis Ntavanellos

A l’heure où nous écrivons ces lignes, Mitsotakis hésite encore sur le choix crucial du calendrier des prochaines élections. Doit-il procéder à une élection immédiatement, risquant le constat officiel du recul de l’appui politique de son parti parmi l’électorat, tout en espérant que ces pertes seront limitées et permettront la formation d’un nouveau gouvernement de droite? Doit-il épuiser les limites constitutionnelles de son mandat, en repoussant l’élection vers la fin du printemps/début de l’été 2023, gagnant du temps pour mener à bien les «affaires» dont il s’était chargé à l’avantage des capitalistes grecs? Dans ce dernier cas de figure, il espère que la situation politique s’améliorera (d’une manière ou d’une autre…) pour son parti d’ici là, mais il prend ainsi le gros risque d’une défaite électorale difficile en prolongeant son maintien au gouvernement.

Ce flottement, que l’on pourrait également décrire comme une paralysie politique, est une preuve supplémentaire que nous vivons le début de la fin pour Kyriakos Mitsotakis, un premier ministre [en fonction depuis juillet 2019] qui, il y a encore un an, bénéficiant du soutien total de l’establishment, apparaissait comme un leader à long terme pour les forces bourgeoises grecques. En fait, les chances pour Mitsotakis d’éviter ce déclin politique rapide reposent sur les faiblesses et les contradictions de l’opposition – en particulier SYRIZA (un point sur lequel nous reviendrons plus bas).

Aux racines de cette situation se trouve la question sociale, la croissance explosive des inégalités sociales comme résultat des politiques économiques et sociales ultra-néolibérales de Mitsotakis. L’austérité en Grèce est dévastatrice, poussant le revenu réel des ménages de la classe ouvrière en dessous de 50% de la moyenne correspondante des Etats membres de la zone euro. L’inflation tourne autour de 10% et la Banque de Grèce prévient que cela pourrait perdurer en 2023 et peut-être même en 2024, contrairement aux affirmations du gouvernement selon lesquelles l’inflation est un «phénomène temporaire». Pour les banques, le taux d’intérêt des dépôts reste bloqué à 0,04%, ce qui rogne toute l’épargne dont disposeraient les ménages à faibles revenus. Une timide suggestion des fonctionnaires du gouvernement, selon laquelle les banques devraient augmenter un peu les taux d’intérêt des dépôts et offrir une protection minimale aux pauvres pour leur endettement et leurs hypothèques, a suscité la réaction furieuse des banquiers. Cela a conduit Mitsotakis à battre en retraite et à déclarer que, bien entendu, son gouvernement n’oserait jamais envisager des «mesures extrêmes contre l’esprit d’entreprise».

Dans l’idée que les lecteurs connaissent (ou peuvent imaginer) l’impact de l’austérité dans un pays comme la Grèce, je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet [sur ce thème, voir l’article publié sur ce site le 12 octobre 2022]. Car il y a un autre argument à mettre en relief. Il a son propre poids politique. La politique d’austérité, la plupart du temps, ne vient pas seule. Elle s’accompagne d’une escalade extrême de l’autoritarisme, de la corruption, du racisme et du nationalisme. Le gouvernement Mitsotakis est un exemple typique de ce mélange détestable.

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Depuis quelque temps, la politique est secouée par le scandale de la surveillance [voir à ce propos l’article publié sur ce site le 14 septembre 2022]. Il est maintenant prouvé au-delà de tout doute raisonnable que le bureau du Premier ministre avait créé un «centre» autonome qui supervisait la surveillance des ennemis politiques, voire des amis et collaborateurs de Mitsotakis, ainsi que de quelques dizaines de milliers de citoyens. Cette surveillance était assurée par le Service national de renseignement (EYP), la fameuse agence d’Etat chargée du contre-espionnage et du contre-terrorisme. En tant que fervent néolibéral, Mitsotakis a pris soin d’assurer un «partenariat» efficace de l’EYP avec des sociétés de «sécurité» privées et avec des entreprises internationales qui fournissent des logiciels espions tels que Predator. Ces logiciels espions élargissent le champ de la surveillance, car ils peuvent enregistrer (en plus des communications écrites et verbales) des images de la vie privée de la personne ciblée, offrant ainsi la possibilité d’exercer un chantage. Il n’est pas surprenant que la société qui fournit Predator soit dirigée par d’anciens (?) agents des services secrets israéliens et soit basée dans l’Etat d’Israël.

Parmi les victimes de la surveillance – du moins celles dont le nom a été publié jusqu’à présent – on trouve: le leader du PASOK Nikos Androulakis, des membres dirigeants et d’anciens ministres de SYRIZA, le député européen Georgios Kyrtsos, qui a été expulsé de Nouvelle Démocratie après s’être heurté à Mitsotakis, les dirigeants d’autres fractions du parti de droite, le ministre des Affaires étrangères Nikos Dendias, le chef d’état-major de l’armée Konstantinos Floros, ainsi que des oligarques connus et ambitieux, des journalistes d’investigation et autres.

La révélation que le ministre des Affaires étrangères et le chef de l’armée sont surveillés par un «partenariat» d’agences d’Etat et du secteur privé (basé à l’étranger) devrait suffire à ébranler même un gouvernement de droite, car ce courant politique, dans sa refondation contemporaine (après la chute de la dictature en 1974), se référait à la forte tradition «souverainiste» du chef du parti Konstantinos Karamanlis [premier ministre de 1974 à 1980, puis président de la République].

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Pour la gauche, le problème est évidemment plus large que cela: l’admission publique que le EYP surveille systématiquement plus de 16 000 personnes par an sert de témoignage pour ce qui a trait à un problème plus ample: un «déficit démocratique». Même l’«Autorité indépendante» pour la gestion de la sécurité des communications a constaté que certaines dispositions clés de la défense de la Constitution ont manifestement été violées.

La stratégie défensive du gouvernement est cynique: Mitsotakis répète simplement qu’il «n’était pas au courant» des surveillances et il attaque l’opposition en développant l’argument selon lequel le contre-espionnage et le contre-terrorisme sont indispensables dans le monde de la politique contemporaine. Les efforts de SYRIZA et du PASOK pour faire face à ce scandale en respectant le cadre fixé par les institutions de l’Etat – c’est-à-dire en choisissant d’affronter Mitsotakis sans affronter le EYP – se sont avérés être, jusqu’à présent, une aide importante pour la survie du camp gouvernemental.

L’affaire des surveillances est révélatrice de l’orientation générale du gouvernement et de sa doctrine concernant ce qui est qualifié d’«Etat exécutif». Le gouvernement qui poursuit les privatisations, diminue et déréglemente l’emploi dans le secteur public, amène les hôpitaux publics au bord de l’effondrement est le même qui investit lourdement dans le renforcement et la «modernisation» des forces répressives de l’Etat. Lorsque Mitsotakis Senior (le père) était premier ministre (1989-1993), il avait utilisé une expression emblématique en faisant appel aux policiers: «Vous êtes l’Etat!» Cette expression résume la trajectoire actuelle de Kyriakos Mitsotakis (le fils).

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Il y a quelques jours, Kostas Fragoulis, un Rom de 16 ans, a quitté une station-service sans payer les 20 euros d’essence qu’il avait achetés. Un groupe des forces spéciales de la police l’a poursuivi et, après avoir réussi à l’immobiliser, lui a tiré deux balles dans la tête. Il s’agissait du deuxième meurtre d’un jeune Rom par la police en un an. Ce meurtre a provoqué des émeutes dans les camps roms et des manifestations de colère de la gauche radicale dans de nombreuses villes. Malgré les intenses mobilisations, le policier meurtrier a été libéré (placé en arrêt domiciliaire) jusqu’à ce que son procès (un jour peut-être…) ait lieu. Le ministre en charge de la police a déclaré qu’il ne tolérerait aucun effort pour cultiver des «syndromes phobiques» dans les rangs des policiers.

Afin de ne laisser aucun doute sur les priorités gouvernementales, la nuit où la mort de Kostas Fragoulis a été officiellement annoncée, alors que les camps de Roms brûlaient de colère, Kyriakos Mitsotakis a annoncé une prime supplémentaire de 600 euros à chaque policier pour Noël! Cette politique de soutien impitoyable et provocateur à l’appareil d’Etat répressif est un choix unanime de la classe dirigeante: le «message» du régime était si clair qu’il a conduit SYRIZA et même le Parti communiste à voter au parlement en faveur du soutien financier aux forces de police!

Le renforcement de «l’Etat exécutif» contre toutes les forces d’en bas (travailleurs, travailleuses, étudiant·e·s, femmes luttant contre le sexisme, immigrant·e·s et réfugié·e·s, Roms, etc.) ne s’accompagne d’aucune efficacité sur les questions de corruption. Au moment où nous écrivons ces lignes, trois grands procès sont en cours, tous liés à un réseau que les journalistes qualifient de «mafia policière grecque». Ils concernent la persécution (?) de hauts fonctionnaires à la tête d’un réseau qui est accusé de trafic de drogue, de fournir une «protection» rémunérée à des maisons closes illégales, de prostitution d’adolescents, de viol et de «mise sur le trottoir» de jeunes filles et de quatre meurtres de concurrents dans le milieu du crime organisé. Il n’est pas surprenant que parmi les accusés, on trouve des politiciens de rang intermédiaire du parti au pouvoir, des membres de l’Eglise, des partisans de la «loi et l’ordre» et, bien sûr, des bigots racistes. Toutes ces affaires ont été éclipsées dans la presse par l’éclatement du scandale du «Qatargate» et l’arrestation de la députée européenne «socialiste» Eva Kaili.

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L’arrestation d’Eva Kaili illustre la corruption dans les organes de l’Union européenne et aura sans aucun doute un impact à un niveau européen plus large, mais cela dépasse le cadre de cet article. Ici, il est utile de noter certains éléments concernant la relation entre cette affaire et les orientations d’ensemble adoptées par l’Etat grec, ainsi que l’impact que l’arrestation de Kaili aura dans la politique grecque.

La relation «privilégiée» de Kaili avec le Qatar n’était pas un choix isolé et personnel. Sous Mitsotakis, l’Etat grec a signé un accord de «partenariat stratégique» avec les Emirats arabes unis. Il prévoit des «contributions mutuelles» en matière de défense, de sécurité, de menaces à la souveraineté, etc. L’accord prévoit des échanges d’armes et une coordination entre les forces armées et les forces de répression. Plus récemment, Mitsotakis et le prince héritier Mohammed ben Salmane se sont rencontrés à Athènes et ont signé un «accord stratégique» entre la Grèce et l’Arabie saoudite. Outre les questions de défense et de sécurité, l’accord prévoit une coopération dans les domaines de l’énergie et des pipelines en Méditerranée orientale. De plus, dans le domaine pas si innocent du football, la Grèce, l’Arabie saoudite et l’Egypte envisagent une candidature commune à l’organisation de la Coupe du monde de football de 2030… Tel est le cadre général dans lequel Eva Kaili a agi, avec un enthousiasme certain et sans se soucier de ses avantages matériels personnels.

Eva Kaili est une représentante typique de l’«extrême centre», appartenant à la social-démocratie dégénérée dans son ère sociale-libérale. En 2015, elle était l’une des partisans les plus extrêmes du front «anti-gauche», en tant que membre du courant du PASOK qui promouvait une alliance stratégique avec la droite afin de faire face à la menace de grandes luttes du monde du travail. Plus tard, elle s’est alliée à Andreas Loverdos, le candidat à la direction du PASOK qui prônait une alliance avec Kyriakos Mitsotakis – une position qui a conduit à sa défaite face à Nikos Androulakis lors des élections internes au parti.

Combinée à la révélation que Nikos Androulakis était sous surveillance, l’arrestation d’Eva Kaili (et la possibilité que de nouvelles révélations s’étendent sur sa collaboration avec des membres historiques de Nouvelle Démocratie comme l’ancien commissaire européen à la Migration, aux Affaires intérieures et à la Citoyenneté de 2014 à 2019 Dimitris Avramopoulos) diminue encore les chances qui restaient – après l’élection d’Androulakis à la tête du PASOK – d’une alliance gouvernementale entre la Nouvelle Démocratie et le PASOK après les prochaines élections. Cette faiblesse dans le domaine des alliés potentiels constitue un problème politique important pour Kyriakos Mitsotakis.

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Le gouvernement de droite, dirigé par l’ultra-néolibéral Kyriakos Mitsotakis, s’est révélé être un gouvernement réellement dangereux et réactionnaire qui fonctionne comme une «machine de guerre» pour le capital dans tous les aspects de sa politique.

Son usure politique, l’émergence de ses faiblesses, les difficultés qu’il rencontre pour convaincre qu’il peut finalement garder le contrôle des compétitions politiques et électorales ont créé des doutes dans les rangs de la classe dirigeante concernant la forme des futurs gouvernements. Cela se traduit directement dans le débat animé par la presse grand public portant sur la possibilité de gouvernements basés sur un «consensus plus large». Cela se reflète aussi indirectement dans le fait que parmi les cibles surveillées par le EYP se trouvaient des oligarques hyperactifs, ce qui indique que Mitsotakis s’inquiète du soutien dont il bénéficie au sein de la classe dirigeante.

Mais la plus grande menace pour Mitsotakis est une montée de l’activité revendicative des secteurs populaires. Lors de la grève générale du 9 novembre et des manifestations pour l’anniversaire de la révolte anti-dictature de novembre 1973, la participation massive a été la plus importante après notre défaite politique en 2015 [victoire du référendum suivie d’une capitulation de la part de SYRIZA] et la victoire politique ou la droite en 2019. La poursuite des manifestations étudiantes contre la mise en place d’une police universitaire sur les campus, l’activité antiraciste et antifasciste, la lutte des femmes contre le sexisme, etc. renforcent ce constat. Ce renforcement des luttes n’est pas sans impact politique.

Lorsqu’Alexis Tsipras s’est mis d’accord avec Mitsotakis au Parlement sur la prime économique aux forces de police, des centaines de membres de SYRIZA ont réagi par une déclaration publique intitulée «Pas en notre nom!». Lorsque le Parti communiste a voté avec SYRIZA cette prime provocatrice pour la police, l’agitation même dans ses rangs était telle que – pour la première fois dans l’histoire récente du parti – le secrétaire général [depuis avril 2013], Dimitris Koutsoumpas, a été contraint à une autocritique publique au parlement.

Le renversement de ce gouvernement est objectivement possible. Mais, en fin de compte, son sort sera déterminé par l’orientation politique et le fonctionnement de l’opposition de gauche et – surtout! – par le potentiel d’intervention du mouvement de résistance «venant d’en bas», ne laissant à Kyriakos Mitsotakis aucune marge de manœuvre pour se réorganiser. (Article reçu le 26 décembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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