France. Torture et «scénario» de la bombe à retardement

1770931_3_fba6_jean-marie-et-marine-le-pen-le-30-mars-a-nice_d29238e98f6a674039d80eaeb5675146Par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

Réagissant au rapport américain sur les méthodes d’interrogation utilisées par la CIA dans sa lutte contre le terrorisme, Marine Le Pen «ne condamne pas» l’usage de la torture. «Il peut y avoir des cas, permettez-moi de vous dire, quand une bombe – tic-tac tic-tac tic-tac – doit exploser dans une heure ou deux et accessoirement peut faire 200 ou 300 victimes civiles, où il est utile de faire parler la personne.» (BFM-TV – RMC, mercredi 10 décembre).

Comprenant que cette sortie spontanée pouvait nuire à l’apparence de normalisation du Front national (FN), elle a immédiatement démenti avoir défendu la torture. Chacun jugera de la clarté de sa déclaration, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la position de son père se justifiant d’avoir torturé en 1957 à Alger: «Nous avons torturé parce qu’il fallait le faire. Quand on vous amène quelqu’un qui vient de poser 20 bombes qui peuvent exploser d’un moment à l’autre et qu’il ne veut pas parler, il faut employer des moyens exceptionnels pour l’y contraindre.» (Combat, 9 novembre 1962.)

Cet argument familial est un scénario connu, dit «de la bombe à retardement». Avant d’être popularisé par la série «24 Heures chrono», il figurait déjà dans Les Centurions, de Jean Lartéguy (Presses de la Cité, 1960), un roman français sur la guerre d’Algérie qui a tellement inspiré l’armée américaine que le général Petraeus a personnellement encouragé sa réédition en janvier 2011.

Dans l’une des scènes de son adaptation au cinéma (Lost Command, 1966), le lieutenant-colonel Raspeguy détient le chef des rebelles qui sait où se trouvent quinze bombes programmées pour exploser dans Alger dans les prochaines vingt-quatre heures. A l’écran, une horloge décompte le temps. Que ce soit dans l’Algérie française ou l’Amérique de Bush, le but de cette fiction est toujours le même: établir non seulement que la torture serait «acceptable», mais aussi qu’elle serait moralement «requise».

Débat éthique

Cette expérience de pensée est stimulante et permet aux philosophes de se distinguer dans le débat éthique sur l’usage de la torture: les déontologistes, pour qui une action est morale si elle est conforme à une règle universalisable, s’y opposent absolument et les conséquentialistes, pour qui une action est morale si elle produit de bonnes conséquences pour les personnes concernées, peuvent se laisser convaincre s’ils pensent que sacrifier une personne permettra effectivement d’en sauver des milliers. C’est un débat complexe qui donne lieu à une abondante littérature [1].

Le problème est que la situation hypothétique sur laquelle il repose, le scénario de la bombe à retardement, est à la fois biaisée dans le sens conséquentialiste (par le coût extrême du refus de torturer, si la bombe est nucléaire par exemple) et surtout irréaliste. Les professionnels de l’antiterrorisme et du renseignement, les interrogateurs du FBI, de la CIA et même les scénaristes de «24 Heures chrono» ont reconnu dans les années 2000 que c’est «une situation qui n’arrive jamais».

Le 9 décembre 2014, à Washington, la sénatrice Dianne Feinstein, présidente du comité du renseignement du Sénat américain, a confirmé en présentant le rapport que «le comité n’a jamais trouvé un seul exemple de ce scénario hypothétique».

Dans la réalité, la menace est imprécise: on ne sait pas qu’une bombe «doit exploser dans une heure ou deux». Les Américains savaient qu’une attaque d’Al-Qaida était probable, comme en témoigne un mémo de la CIA du 6 août 2001, mais ils ignoraient où et quand exactement.

Argument fallacieux

N’ayant pas qu’«une heure ou deux», les interrogateurs peuvent utiliser d’autres méthodes, qui sont d’ailleurs plus efficaces. Si Marine Le Pen avait lu ne serait-ce que la première des vingt conclusions du rapport, elle aurait su que la torture utilisée par la CIA n’était «pas un moyen efficace d’obtenir des informations ou la coopération des détenus». Elle n’a pas non plus contribué à trouver Ben Laden.

Pour conforter son image de réaliste au parler franc, elle caricature les opposants à la torture comme des idéalistes naïfs, qui vont «sur un plateau de télévision pour dire: “hou la la ! C’est mal”», des déontologistes ayant des principes inapplicables au monde réel. Il faut lui rappeler, à elle et à ceux sensibles à cet argument fallacieux, qu’il y a une raison réaliste et conséquentialiste de s’opposer à la torture: elle est contre-productive.

Non seulement elle n’est pas fiable – «La torture est le plus sûr moyen d’absoudre les scélérats robustes et de condamner les innocents débiles», disait déjà [Cesare] Beccaria en 1764 [Des délits et des peines, où il argumente déjà contre la peine de mort] –, mais elle nuit considérablement à l’image du pays qui l’utilise. Lorsqu’elle est connue – comme à Abou Ghraib [prison américaine en Irak] et Guantanamo –, elle a l’effet pervers d’encourager les actes terroristes, en entretenant la haine de l’Amérique. Elle nuit également aux relations avec les alliés, qui peuvent être plus réticents à partager des informations et des détenus [2]. Au final, cette politique rend l’Etat moins efficace pour lutter contre le terrorisme. (Jean-Baptiste Jeangène Vilmer est maître de conférences en relations internationales à Sciences Po Paris. Article publié dans Le Monde du 13 décembre 2014, p. 15)

*****

[1] Dans un article du Monde du 12 décembre 2014 (page 7), titré «Marine Le Pen dans les pas de son père», Abel Mestre rappelle que, le mercredi 10 décembre, Marine Le Pen sur BFM-TV, interrogée sur le point de savoir si l’on pouvait utiliser la torture «parfois», a répondu: «Oui, oui, bien sûr, cela a été utilisé dans l’histoire.» Puis, relancée par Jean-Jacques Bourdin, elle ajoute: «Quand une bombe – tic-tac, tic-tac, tic-tac – doit exploser dans une heure ou deux et accessoirement peut faire 200 ou 300 victimes civiles, il est utile de faire parler la personne (…) avec les moyens que l’on peut.»  Pour Marine Le Pen, nécessité fait donc loi. «Je crois que les gens qui s’occupent de terroristes et accessoirement de leur tirer des informations qui permettent de sauver des vies civiles, sont des gens qui sont responsables», a-t-elle continué.»

Ces paroles restent, même si elle a tenté, par la suite, de rétropédaler. A quelques mots près, vingt-sept ans plus tard, Marine Le Pen relaie le même discours que son père Jean-Marie Le Pen. Jean Marie Le Pen a torturé en Algérie. Lui-même a admis avoir usé de la torture. Dans «Combat», le 9 novembre 1962, comme l’indique Jean-Baptiste Jeangène Vilmer: «Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire. Quand on vous amène quelqu’un qui vient de poser vingt bombes qui peuvent exploser d’un moment à l’autre et qu’il ne veut pas parler, il faut employer des moyens exceptionnels pour l’y contraindre.»

Il aurait été utile que Jean-Baptiste Jeangène Vilmer donne la suite de la «proclamation» de Le Pen: «C’est celui qui s’y refuse [de parler] qui est le criminel car il a sur les mains le sang de dizaines de victimes dont la mort aurait pu être évitée.» Une déclaration dont s’inspire sa fille. Ce type de justification a imprégné son cerveau depuis longtemps.

Pour la rédaction de A l’Encontre, au-delà des débats entre conséquentialistes et déontologistes, l’attitude la plus raisonnée, universaliste et historiquement validée face à la torture réside dans le rejet catégorique de cette pratique avilissante et dont l’objectif principal consiste à vouloir briser, de manière systématique, «scientifique», la dignité et toute estime de soi du torturé ou de la torturée.

Nicolas Lebourg – spécialiste de l’extrême-droite et chercheur à l’Université de Perpignan Via Domitia, membre de l’Observatoire des radicalités de la Fondation Jean-Jaurès – affirme dans l’article cité du Monde du 12 décembre: «Le Front national [FN] est le seul parti dans notre démocratie à défendre le pouvoir de la politique sur les corps. En matière pénale, c’est la torture.» Il ajoute: «La torture [pour le FN] est un signe de l’autorité de l’Etat.» Ici se révèle la quintessence politique et éthique de la première déclaration, spontanée, de Marine Le Pen. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Amnesty International écrit en juin 2013: «L’enquête menée depuis cinq ans [en 2013] sur la participation de la Pologne aux programmes américains de «restitutions» et de détentions secrètes doit être achevée dans les plus brefs délais et les responsables présumés de violations des droits humains doivent être traduits en justice dans le cadre de procès équitables.

Le gouvernement polonais est accusé de s’être associé avec l’Agence centrale du renseignement (CIA) pour installer une prison secrète à Stare Kiejkuty, à 180 km au nord de Varsovie, où des suspects ont été soumis à une disparition forcée et torturés entre 2002 et 2005. Ces accusations ne sont pas nouvelles puisque l’Ancien Conseiller aux Etats Dick Marty (Suisse) les avait déjà formulées dans un rapport à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en 2007. L’enquête sur ce «site noir» de la CIA, menée en grande partie sous le sceau du secret, traîne depuis 2008. Le ministère public polonais refuse jusqu’à présent de révéler presque toute information et de rendre publiques les conclusions de ces investigations.

«Le secret et le retard ne doivent pas servir de tactiques pour éviter d’avoir à rendre des comptes. Le gouvernement polonais doit faire la lumière sur une période de l’histoire du pays au cours de laquelle les autorités semblent s’être associées avec les États-Unis et d’autres pays pour arrêter illégalement des personnes et les transférer dans des lieux où elles ont été torturées et soumises à une disparition forcée», a souligné Julia Hall, spécialiste de la lutte antiterroriste et des droits humains pour Amnesty International.

«Le mal est fait – outre les données officielles fournies par les instances gouvernementales polonaises, des informations publiques crédibles proviennent de médias, d’organisations intergouvernementales et d’ONG. Il ne fait guère de doute que la Pologne a accueilli sur son territoire un site de détention secrète géré par la CIA. Si suffisamment d’éléments permettent d’engager des poursuites contre d’anciens représentants de l’État et agents des renseignements pour leur participation à ces activités illégales, ces personnes doivent être poursuivies maintenant.»

Le rapport d’Amnesty International étudie la quête de la responsabilisation en Pologne. Celle-ci passe par le devoir pour l’État d’enquêter et, lorsqu’il existe assez d’éléments de preuve recevables, de poursuivre et traduire en justice les responsables présumés de crimes de droit international tels que la torture et les disparitions forcées, y compris les complices de ces crimes.

À la suite des attentats du 11 septembre 2001, des personnes soupçonnées d’actes liés au terrorisme ont été arrêtées illégalement ou enlevées puis transférées dans des pays où elles risquaient la torture ou d’autres formes de mauvais traitements et un procès inique, ou bien envoyées dans des prisons secrètes de la CIA où elles ont été interrogées au moyen de techniques s’apparentant à de la torture ou d’autres mauvais traitements.

Reconnaissance des faits

Dans un discours crucial relatif à la politique antiterroriste des États-Unis, prononcé le 23 mai 2013, le président Barack Obama a reconnu l’existence de ces pratiques, en admettant : «Dans certains cas, j’estime que nous avons porté atteinte à nos valeurs fondamentales – en ayant recours à la torture pour interroger nos ennemis et en détenant des personnes d’une façon qui allait à l’encontre de l’état de droit.» Cette reconnaissance des faits est bienvenue, mais le gouvernement Obama a entravé toutes les actions entreprises devant les tribunaux américains pour amener les responsables de ces violations des droits humains à rendre des comptes.

«Les États-Unis ont avoué que leurs agents avaient torturé et détenu illégalement des gens, a noté Julia Hall. «Si la Pologne s’est rendue complice de ces violations, elle doit également reconnaître son propre rôle et amener les responsables présumés à rendre des comptes. Au vu de la gravité et du caractère systématique de ces crimes, c’est la moindre des choses.»

La Pologne est sous les feux des projecteurs depuis 2005, année où sont apparues les premières informations indiquant qu’elle avait accueilli sur son territoire un centre de détention secret de la CIA.

En mars 2008, les autorités polonaises ont ouvert une information judiciaire qui a été retardée à plusieurs reprises en raison de changements de personnel du ministère public, d’un transfert de la procédure de Varsovie à Cracovie et, semble-t-il, d’un manque de coopération des autorités américaines. La «sécurité nationale» est généralement invoquée pour justifier le secret qui entoure l’enquête.

Exemples de cas

Deux hommes se sont vu accorder le statut de «personne blessée» dans le cadre de l’enquête.

Le premier est Abd al Rahim al Nashiri, un ressortissant saoudien qui aurait fomenté l’attentat à la bombe ayant visé l’USS Cole au large du Yémen en 2000. Il a affirmé avoir été interrogé dans un centre secret en Pologne et soumis à des «techniques d’interrogatoire poussé» et d’autres violations des droits humains, notamment un «simulacre d’exécution» avec un pistolet et des menaces d’agression sexuelle visant les membres de sa famille.

Le second, Zayn al Abidin Muhammad Husayn (aussi connu sous le nom d’Abu Zubaydah), un Palestinien apatride né en Arabie saoudite, aurait également été détenu en Pologne, où il affirme avoir subi une souffrance physique et une pression psychologique extrêmes. L’ancien président américain George W. Bush a admis dans ses mémoires publiés en 2010 qu’Abu Zubaydah avait été soumis au «waterboarding» (simulacre de noyade) pendant sa détention secrète par la CIA.

Ces deux hommes sont actuellement détenus au centre de détention de la base navale américaine de Guantánamo Bay, à Cuba, où Abd al Rahim al Nashiri fait l’objet d’un procès devant une commission militaire. Ils ont tous deux déposé une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, en 2011 et 2013. Dans l’affaire al Nashiri, le gouvernement polonais a refusé de communiquer certaines informations demandées par cette instance.

Le rapport d’Amnesty International présente le cas d’un troisième homme qui affirme avoir été détenu sur un site de détention secrète en Pologne en 2003. Ce ressortissant yéménite, Walid bin Attash, est actuellement détenu à Guantánamo Bay et attend d’être jugé par une commission militaire.» (Citation d’Amnesty International, texte publié sur son site le 12 juin 2013)

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