France. «Présidentielle: pendant l’entre-deux-tours, une campagne rongée par le rejet»

Par Jean-Baptiste Daoulas, Laure Equy, Nicolas Massol, Tristan Berteloot

«Si les Français ont à faire barrage, c’est au retour d’Emmanuel Macron.» Que Marine Le Pen ose reprendre, pour les renverser, les mots de l’arc républicain contre l’extrême-droite à de quoi donner le vertige. Vingt ans après l’écrasante victoire de Jacques Chirac (82,2 %) contre Jean-Marie Le Pen, voilà le pays «confronté à deux mouvements de rejet». Le diagnostic est de l’ancien Premier ministre socialiste Lionel Jospin, grand brûlé du 21 avril 2002, dans un appel laconique à «écarter» Le Pen et à voter pour le président sortant.

A chaque déplacement, chaque bain de foule, les deux candidats finalistes prennent cette détestation en pleine figure. Pire, ils la suscitent. «On le sent sur le terrain, il y a un engouement de socle. Et au-delà de ce socle, la question du rejet de l’un ou de l’autre est très importante. Tout l’enjeu est donc de positiver le vote Macron», relève le député LREM Florent Boudié. Un ministre s’affole: «On n’est même plus face à du dégagisme. C’est l’antisystème poussé à son comble. C’est “Faites sauter la marmite!”»

Alors que les repères républicains les plus élémentaires se brouillent, Macron et Le Pen savent que la clé du second tour réside dans leur capacité à dégonfler les colères qui pourraient se coaliser face à eux, tout en appuyant sur les traits de caractère qui fâchent chez leur adversaire. L’un doit gommer une image arrogante et canaliser les pulsions libérales qui font enrager les électeurs de gauche, l’autre faire oublier que l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite serait un saut dans le vide. Les attitudes et les postures pèsent aussi lourd que les idées dans ces derniers jours de campagne. «Le second tour est toujours un référendum contre, jamais un vote pour le projet», soupire une ministre. Cette fois plus que jamais.

Sur le terrain, Macron contre Macron

Dans les attroupements qui attendent, à chaque étape, le candidat en campagne, les voix des partisans venus scander leurs slogans ne suffisent pas à couvrir les broncas des opposants. «Président des riches», «McKinsey», «dictateur», «Macron qui “emmerde” le peuple»… En immersion depuis lundi dans des coins de France qui n’ont pas voté pour lui, Emmanuel Macron a pu mesurer la détestation que lui vouent une partie des électeurs.

Aucun de ses soutiens ne cherche d’ailleurs à la nier. Juste à la remettre en contexte. «Il y a un effet catalyseur sur lui car il est au pouvoir après deux ans de crise sanitaire», tente une députée de la majorité. A moins que ce ne soit son profil d’ex-banquier d’affaires à qui tout a réussi? «Pour certaines personnes que la vie a cabossées, il y a cette idée qu’il n’est pas comme eux, ne vit pas comme eux, observe un dirigeant de la majorité. Imaginez qu’on ait à élire le premier de la classe comme délégué. C’est comme dans le Petit Nicolas [de René Goscinny]. On doit réélire Agnan!» Une série d’hypothèses psychologico-sociologiques qui passe vite sur la responsabilité du chef de l’Etat lui-même, après un quinquennat marqué par ses petites phrases sur le «pognon de dingue» et les «Gaulois réfractaires», la suppression des 5 euros d’APL [aide personnalisée au logement], ses difficultés à reconnaître le phénomène des violences policières… de quoi nourrir une hostilité plus réfléchie à son endroit.

Un député LREM, qui a multiplié les «apéros de quartier» pour prendre le pouls, l’a constaté: «Que les gens soient de droite ou de gauche, qu’ils aient voté pour lui ou non, le sujet est personnel. Le principal adversaire d’Emmanuel Macron, c’est lui-même.» Grimée en candidate «du peuple», Marine Le Pen se fait un plaisir de surligner cette image dégradée. En meeting jeudi à Avignon, la candidate RN a fustigé «un pouvoir sans empathie», un «quinquennat de mépris» et une «caste qui nous gouverne avec arrogance».

Jusqu’alors en surplomb, le Président a tiré les leçons du premier tour pour redescendre à portée d’engueulade. Ecouter les récalcitrants vider leur sac, laisser la vapeur s’échapper pour faire baisser la pression de la cocotte-minute: cette nouvelle campagne, au ras du terrain, doit montrer un nouveau Macron, plus attentif, moins assertif. Ses soutiens croient aussi à la fonction cathartique de ces face-à-face tendus à l’extrême. Comme si les Français avaient besoin de le voir en baver. «Ces scènes que les conseillers en communication veulent habituellement éviter ont au final un effet positif. Il accepte de prendre les coups, de se mettre en danger», se félicite le chef de file des députés Modem, Patrick Mignola. Cette semaine, le candidat en a pris pour son grade. Lundi, à Denain (Nord), une assistante médicale lui lâche qu’il n’est «pas du tout le président du peuple». «Vous êtes machiavélique, manipulateur et menteur», enfonce un homme mardi à Châtenois (Bas-Rhin). Ne risque-t-on pas de ne retenir que la colère qui monte? «Une révérence, oui, mais pas plus, freine un ministre. Ce n’est pas parce que c’est la semaine de Pâques qu’il doit marcher à genoux, les bras en croix.» Pour Patrick Mignola, «ces images montrent à la fois l’ampleur du rejet et son excès. Les gens le trouvent courageux et pensent même que ça va trop loin, qu’on ne devrait pas dire ça à un président».

Tous les «irritants» doivent disparaître. Ainsi du dossier des retraites, déminé dès lundi avec la promesse de «discuter du rythme et des bornes» de sa réforme. «Il a essayé d’éviter que le second tour soit un référendum pour ou contre la retraite à 65 ans», pointe une ministre. Prière de faire profil bas à tous les étages. Un tweet ironique de l’eurodéputée Nathalie Loiseau sur les déboires financiers de la candidate LR Valérie Pécresse a été très critiqué en interne. «Il faut retirer leur portable à certains», grince un ministre. Le Président et ses soutiens répètent en boucle les mots «humilité» et «rien n’est joué». Même les attaques contre Le Pen doivent être justement dosées pour ne pas revenir en boomerang. «On est dans une situation où, dès que l’on dit un truc raisonnable, on passe pour arrogant ou bourgeois. Il faut éviter de donner des leçons», exhorte un ministre. Un proche du président résume le mot d’ordre jusqu’au 24 avril: «Tu cherches à ne pas radicaliser ceux qui n’ont pas voté pour toi au premier tour.» Convaincre un électeur de gauche de voter Macron, c’est le graal. Ne pas provoquer un abstentionniste au point qu’il se déplace pour glisser un bulletin Le Pen dans l’urne, c’est toujours ça de pris.

Marine Le Pen et la stratégie de l’esquive

Marine Le Pen en 2022 voudrait bien être l’Emmanuel Macron de 2017. Elle aussi entend se payer luxe de «diaboliser» son adversaire. D’incarner le camp de la «bienveillance», face à la «violence symbolique» du président sortant – «un homme seul, une caste aux abois qui n’a plus rien à produire visiblement que des invectives, un régime qui n’a plus rien à apporter que des scandales et des polémiques», a-t-elle déclamé jeudi soir en meeting à Avignon. Marre d’être la méchante de service: la voilà qui appelle à «faire barrage au retour d’Emmanuel Macron». Et quand celui-ci intensifie ses attaques, à quelques jours du premier tour, elle le juge «assez lourdingue». «Lorsqu’on en est à utiliser cette stratégie éculée de la rediabolisation, c’est qu’on n’a rien à dire sur le fond», ajoute-t-elle sur un marché alsacien.

La candidate n’a pas besoin de forcer l’ironie. Elle a traversé sans accroc la longue campagne du premier tour, plus normalisé que jamais, sans un mot plus haut que l’autre et en maintenant son cap: surfer sur la détestation du président sortant et n’offrir à voir que la devanture de son sourire blond et de son programme euphémisé. En macronie, on s’est longtemps arraché les cheveux pour trouver une aspérité qui donnerait prise aux attaques. «Ça fait des mois qu’elle ne prend plus la parole. Elle n’est jamais aussi bonne que quand elle ne parle pas, s’agaçait une ministre. Ce n’est pas une interlocutrice facile, parce qu’elle a pris les habits de la tata un peu cabossée par la vie. Chaque fois qu’elle dit une connerie, et qu’on le lui fait remarquer, elle peut se draper dans le “Vous êtes agressif, je suis comme les Français, vous me parlez mal”.» «Elle fait une campagne toile cirée, formule Patrick Mignola, chef de file des députés Modem. Lorsqu’elle est chahutée en Guadeloupe, cela la renvoie aux déplacements de son père, on a l’impression de voir Jean-Marie Le Pen. Donc elle fait tout pour normaliser sa marque. C’est le pouvoir d’achat, le pouvoir des chats.»

La candidate d’extrême droite a tiré les leçons de son dernier échec. Elle aborde sa troisième tentative présidentielle à front renversé. En 2017, elle avait multiplié les déplacements dans une ambiance autrement plus fiévreuse. A la recherche du coup permanent, elle avait terminé sa campagne de second tour conspuée au milieu d’une foule de manifestants hostiles, lors d’une visite surprise à Reims où elle avait dû être exfiltrée en urgence. Cinq ans plus tard, la musique a changé. Deux jours avant le premier tour, à Narbonne, Marine Le Pen enchaîne les selfies avec une centaine de lycéens qui l’attendent devant le restaurant où elle déjeune. La plupart des ados ne partagent pas ses idées mais passent de longues minutes à hurler de joie, puis à courir à côté de sa voiture, comme pour une rock star. Aboutissement d’un long travail de lissage commencé dès son accession à la tête du FN, 2011, devenu RN pour gommer la nature profonde du parti et son histoire. Stratégie maligne d’évitement, aussi.

A l’inverse d’Emmanuel Macron qui semble les rechercher, Le Pen fuit comme la peste les confrontations avec d’éventuels opposants. Mardi, à Vernon (Eure), elle a écourté sa séance de selfies pour s’engouffrer dans sa voiture dès qu’elle a entendu crier «Dehors, facho». D’une altercation, on peinerait à trouver la trace de toute la campagne. Une fois, peut-être à Alençon, fin octobre, la candidate d’extrême droite s’est payé devant les caméras (et pour elles) un jeune d’un quartier en proie à des violences, quelques jours auparavant. Les vieux lepénistes ont biché mais son équipe a estimé que cela suffirait pour la campagne, laissant à Jordan Bardella, bon soldat et bonne poire, la première ligne et les balles afférentes. Devenue reine de l’esquive, Marine Le Pen s’est tirée sans trop de bobos de la guerre ukrainienne, malgré ses dix ans d’amour avec l’agresseur russe. Chez Macron, on s’étrangle. «La façon dont elle a évité le débat sur Poutine est diabolique. Dans l’émission Face à la guerre sur TF1, elle a dit “Je ne veux pas gêner le président de la République donc je ne parlerai plus de Poutine”. C’est un prétexte énorme pour ne pas dire ce qu’elle pense de Poutine», hallucine une ministre.

Cette stratégie est peut-être en train de trouver ses limites. Maintenant qu’elle a perdu son «paratonnerre» Zemmour, Marine Le Pen est la cible de toutes les attentions et passe de conférences de presse perturbées (mercredi) en déplacements chahutés (vendredi). Quand elle ne retombe pas dans ses vieux démons, comme mardi, lorsqu’elle a assumé de trier les journalistes aux événements publics de son parti. (Article publié le 16 avril 2022 sur le site du quotidien Libération)

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