France. «Mort de Nahel: état de légitime colère»

Capture d’écran de la vidéo transmise à «Libération» par un témoin ayant filmé la scène.

Par Didier Fassin

La réaction du président de la République à la vidéo de la mort de Nahel [à Nanterre], l’adolescent abattu d’un tir dans le cœur à bout portant par un policier, a été qu’il s’agissait d’un acte «inexplicable» et «inexcusable». Même si ces mots se voulaient apaisants, en particulier pour une mère qui vient de perdre son fils unique, on peut se demander s’ils touchaient juste.

Car l’acte est-il vraiment inexplicable? Pour les habitants des quartiers populaires, qui font l’expérience quotidienne de l’agressivité des forces de l’ordre, qui ont connaissance année après année des décès par arme à feu, étranglement, étouffement, accident dans lesquels elles sont impliquées, qui constatent les conséquences des législations qui étendent sans cesse leurs prérogatives au détriment des droits des citoyens, il n’y a rien qui puisse surprendre. La banalisation de ces violences a bien, pour eux, une explication.

Contrat rompu

Mais peut-on qualifier l’acte d’inexcusable? Tout montre au contraire que, dans les faits, ces homicides bénéficient presque toujours d’une impunité, que la première réaction des autorités policières est de disculper leurs auteurs, qu’on reporte les fautes sur les victimes représentées comme des délinquants, que l’esprit de corps conduit les fonctionnaires témoins à défendre leur collègue, et qu’au bout du compte, dans la plupart des cas, ni l’administration ni la justice ne trouve de coupable. Si culture de l’excuse il y a, comme on l’entend souvent dire à propos des jeunes de milieu populaire, c’est assurément aux policiers qu’elle profite.

Dans ces conditions, les protestations qui s’expriment dans la rue, y compris par des destructions, ne peuvent se réduire à une violence populaire s’opposant à la violence policière, une vengeance, voire une vendetta, comme un responsable syndical a pu le dire. Elles procèdent d’une économie morale, si l’on veut bien utiliser ce terme qui a servi pour rendre compte des rébellions des paysans anglais au XVIIIe siècle contre les profiteurs qui aggravaient la misère et provoquaient des famines. Le contrat social qui lie les membres d’une société suppose un respect minimal de la vie humaine, a fortiori de la part des agents qui sont censés les protéger. Lorsque la police tue sans justification, ce contrat est rompu.

Sentiment d’indignation

Il l’est d’autant plus quand le mensonge sert à couvrir les faits. Ce sont les déclarations de l’auteur, de son collègue et de l’institution policière, que seule l’existence d’une vidéo amateur a permis de réfuter, et en l’absence de laquelle la victime aurait été rendue coupable de tentative d’homicide. Ce sont les affirmations du ministre de l’Intérieur devant l’Assemblée nationale, selon lesquelles, depuis le vote de la loi de 2017, qui autorise les tirs pour simple refus d’obtempérer quand les occupants du véhicule sont «susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique, ou à celles d’autrui», les tirs de policiers et les cas mortels dans ces circonstances ont diminué, alors qu’ils ont, au contraire, augmenté, selon les statistiques de ses propres services et, pour ce qui est des tirs, ont même été multipliés par cinq selon une étude récente. C’est aussi contre cette normalisation du mensonge public jusqu’au plus haut niveau de l’Etat que s’exprime ce sentiment moral qu’est l’indignation.

Il faut donc prendre la mesure de ce que signifient ces manifestations. Non les justifier mais les comprendre. Elles apparaissent à certains comme la seule voix qui reste audible pour dénoncer la double injustice de la brutalité et de l’impunité. Si la loi permet aujourd’hui aux forces de l’ordre d’utiliser leurs armes à feu sans obligation de légitime défense, au moins la société doit-elle reconnaître, en mémoire des victimes, le droit à une légitime colère. (Tribune publiée dans le quotidien français Libération, le 29 juin 2023)

Didier Fassin est notamment l’auteur de la Force de l’ordre. Anthropologie de la police des quartiers et Mort d’un voyageur. Une contre-enquête (tous deux au Seuil).

 

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