France. «Le droit de retrait»: un droit contesté par les employeurs

Par Amandine Cailhol et Gurvan Kristanadjaja

«Il y a extrêmement peu de cas où le droit de retrait est justifié», déclarait le 8 mars, la ministre du Travail Muriel Pénicaud, alors que la crise sanitaire du Covid-19 n’en était qu’à ses balbutiements. Deux semaines plus tard, nombreux sont les salariés, inquiets pour leur santé, qui ont fait le choix de s’éloigner de leurs postes de travail. Ou ont menacé de le faire, face à des mesures de protection jugées insuffisantes. Le dispositif qui affole certaines entreprises permet à un salarié de se protéger lorsqu’il a «raisonnablement le sentiment d’être exposé à une situation présentant un danger grave et imminent».

Une sonnette d’alarme, en quelque sorte, dont il appartient aux juges, et non à une ministre, de trancher s’il est bien fondé d’y recourir, et ce pour chaque situation. Mais c’est aussi un révélateur des conditions de travail de tous ceux pour qui le télétravail n’est pas une solution de repli face au risque de contamination. Avec, parfois, à la clé, une amélioration de leur sort. Entre craintes et incompréhension de devoir continuer à travailler, alors que le confinement se durcit, quatre salariés témoignent.

David, 35 ans, facteur (Moirans): «La direction nous a dit que c’était illégal…» 

«Depuis jeudi dernier, j’ai fait valoir mon droit de retrait parce que mon métier est complètement incompatible avec les mesures préconisées. En tant que facteur, on multiplie les déplacements, je travaille dans une structure où on est une centaine à se côtoyer, on ne respecte pas les gestes barrières, ne serait-ce qu’en triant les lettres qui passent de mains en mains. Au début de la semaine dernière, il n’y avait aucune mesure prise, ni de matériel de protection. Mardi, un collègue a été testé positif au Covid-19, ce qui a entraîné un mouvement de retrait spontané d’une trentaine de collègues. Nous sommes deux à l’avoir poursuivi, la direction nous a dit que c’était illégal. Mais quand elle a placé l’équipe du collègue positif en quatorzaine, il y a eu quatre nouveaux cas suspects… Le CHSCT [en fait le CSE – Comité social et économique – depuis la suppression des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail-CHSCT] a finalement fait valoir une mise en demeure de désinfection du centre. Pendant quatorze jours, le centre est fermé et il n’y a plus de courrier. La direction a été forcée par les événements mais je suis plutôt dubitatif sur ce qu’il va se passer ensuite: j’imagine qu’ils vont rouvrir, mais est-ce qu’on va repartir comme avant, sans consignes?»

«Les gens des bureaux, eux, ils sont en télétravail» Maggy, 41 ans, préparatrice de commandes à La Redoute (Tourcoing)

«Lundi, le travail a repris mais seulement pour les volontaires qui auront une prime de 500 euros bruts. Moi je suis en chômage technique, je préfère rester confinée. Je ne suis pas rassurée car à la télé on n’entend que “restez chez vous, n’allez pas voir votre famille, n’allez même pas à un enterrement”, et là, on nous dit de travailler. Ici, on touche tous les mêmes articles, d’un poste à l’autre, on va aux mêmes toilettes, on se retrouve autour de la machine à café. Maintenant, les collègues ont des masques et des gants, mais c’est tout récent. C’est inquiétant, on ne sait pas vers quoi on va.

«Le gouvernement nous parle de travail indispensable, mais nous c’est pas de la nourriture qu’on envoie, c’est des vêtements, c’est pas vital. Je ne comprends pas… Un collègue m’a dit : “Nous les petites mains, les ouvriers, on est les premiers de tranchées, comme à la guerre.” Il a raison, on a l’impression que c’est pas bien grave si on prend des risques, si on l’attrape, nous, ce virus. Vendredi, deux directeurs sont venus mais ils ne sont pas rentrés. Ils ont voulu faire la réunion dehors en nous disant de respecter les distances de sécurité d’un mètre. Mais eux, ils étaient au moins à cinq mètres de nous! On le prend mal. Les gens des bureaux sont en télétravail, eux. Je veux bien, économiquement pour l’entreprise ça peut être difficile tout ça, mais la santé, c’est plus important non?

«Quand on voit le nombre de morts chaque jour, ça fait réfléchir… J’ai pensé au droit de retrait, mais ça me faisait trop peur, je craignais qu’on m’enlève du salaire. Je vis seule avec trois enfants, financièrement c’est pas jouable. Même si en ce moment on dépense moins, chaque euro compte. Heureusement, on a fait un droit d’alerte la semaine dernière avec la CGT, dont je suis déléguée syndicale, et la direction a compris qu’il ne fallait pas forcer les gens à venir.»

Bernard (1), 45 ans, employé dans une agence bancaire (Bourgogne) : «Personne ne s’inquiète de notre sort» 

«J’ai exercé mon droit de retrait mercredi, après un mail à ma direction resté sans réponse. La veille, l’agence était encore ouverte aux clients le matin, il n’y avait pas de bandes adhésives au sol pour les distances et on ne nous a même pas donné de lingettes pour désinfecter le matériel, les écrans tactiles utilisés par tous les agents. Certains clients viennent avec des masques, mais nous, on n’en a pas. Et puis le virus peut se transmettre sur les documents qui passent de main en main, non? Je ne me sentais pas en sécurité. D’autant que le soir, on rentre dans nos foyers, avec la peur de contaminer.

«La directrice de l’agence a bien essayé de dénicher du matériel de protection, mais elle n’a rien trouvé dans les pharmacies. Cela aurait dû s’organiser plus haut. On a le sentiment que personne ne s’inquiète de notre sort. Pourquoi nos dirigeants ne viennent-ils pas tenir les permanences des agences? C’est facile de prendre des décisions chez soi par Skype et de nous obliger à venir sans protection. En plus, au guichet, les rapports avec les clients se compliquent et les comportements peuvent vite déraper. Le contexte n’est vraiment pas rassurant.

«Je suis prêt à reprendre le travail si des mesures sont prises. Mais pour l’heure, mes collègues m’ont dit que rien n’a changé. Je ne dis pas qu’il faut tout arrêter, il faudrait garder une permanence restreinte, pour les personnes plus fragiles, celles qui n’ont aucun moyen de paiement. Mais pour cela, deux personnes par agence suffiraient. Là, on nous dit de tous venir et on nous demande encore d’appeler les clients pour leur proposer des produits pas du tout adaptés, comme une montée en gamme de leur carte bancaire ou des crédits à la consommation. Mais c’est quoi l’intérêt de tout ça pour les clients en ce moment?»

Mickaël (1), 22 ans, agent d’accueil (Orly) : «Ils mettent la pression sur les CDD» 

«Il y a environ quatre-cinq jours, j’ai envoyé un mail à mes supérieurs, expliquant que j’avais pris mon droit de retrait. Ce n’est pas acceptable, je suis agent d’accueil pour un sous-traitant d’Aéroports de Paris, je scanne les billets, je les prends en charge. Et malgré ça, depuis le début du confinement on travaille sans gants et sans masques. Nous sommes pourtant en première ligne: beaucoup de gens à l’aéroport demandent actuellement d’être rapatriés, certains dorment ici et on est en contact direct avec eux.

«Vendredi matin, quand j’ai appelé mes collègues, ils m’ont dit qu’il n’y avait toujours pas de gants ni de protections! On a reçu un message d’une collègue pour nous prévenir que l’entreprise était en train de mettre fin à toutes les périodes d’essai des personnes qui prennent leur droit de retrait. Ils mettent la pression sur tous les CDD qui se terminent prochainement. Moi je suis en CDI et quand j’ai fait valoir mon droit de retrait, la RH m’a écrit par mail: «Nous vous informons que nous ne serons pas en mesure de justifier votre absence, ce qui entraînera inévitablement des conséquences sur votre paye. En effet, l’ensemble des recommandations ayant été respectées, votre droit de retrait n’est pas justifié. Nous vous invitons à vous rendre chez votre médecin qui jugera.» Ils concluent le mail par «dans l’attente d’un retour, nous vous invitons à rester cloisonnés et à respecter les gestes barrières»! Ils se moquent de nous !

«J’ai un peu peur pour mon emploi, alors que si je ne viens pas c’est que j’ai des raisons, chez moi mon petit frère est asthmatique, je ne peux pas me permettre. Mais je pense aux mamans, aux papas qui ont des enfants ou des familles… Ils n’ont pas le choix, ils ne peuvent pas prendre le risque. Un collègue père de famille a été informé qu’on mettait fin à sa période d’essai et on lui a dit qu’il faudrait repostuler après la fin du confinement.» (Article publié dans Libération, le 25 mars 2020)

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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