France. Analyse critique du vote aux présidentielles en 2017 et 2022

Par Alexander Neumann

Pour avoir une image claire des résultats électoraux, je pars des chiffres absolus en voix pour les comparer avec l’élection précédente (une méthode qui me vient du fondateur du département de sciences politiques de Paris 8, Jean-Marie Vincent).

Les faits marquants qui apparaissent pour le premier tour de la présidentielle sont, à mon sens, la montée importante de la gauche en soutien aux luttes, l’effondrement de la droite bourgeoise, et la polarisation relativement faible de ce groupe par les discours explicitement racistes de Zemmour. Cela dans un contexte où les droites perdent presque 3 millions de voix dans leur totalité, comparé à 2017. En revanche, l’effet Gilets jaunes a bien eu lieu, de manière massive, et se conjugue avec une montée de la gauche, qui gagne 1 550 000 voix au total (malgré l’effondrement du PS).

Abstention et effondrements à droite

Le premier fait électoral est l’abstention qui passe de 10,5 millions d’inscrits à 13 millions en 2022. L’abstention de 2,5 millions d’électeurs frappe la droite dans sa globalité. Je ne confonds pas Macron et Le Pen, mais pour donner une idée globale des évolutions du champ politique, je compare ici le score total des différentes droites en 2017 et 2022 (car elles connaissent des transferts de voix internes, par exemple entre Les Républicains (LR) et Macron, LR et Zemmour, etc.). Au total, les droites perdent ainsi 2 831 000 voix, donc presque trois millions. Le total des droites passe de 25 641 000 voix au premier tour de 2017 à 22 810 000 voix en 2022.

De son côté, Macron ne profite pas pleinement de l’implosion de la droite traditionnelle, et du potentiel des votes Fillon/Pécresse, car il gagne en tout et pour tout 1 million de voix sur la droite, passant de 8,7 à 9,7 millions cette fois, aidé par l’effet nationaliste lié au contexte international et par de nombreux ralliements.

L’abstention de 2,5 millions d’électeurs et électrices frappe entièrement la droite réactionnaire, bourgeoise et traditionnelle (hors extrême droite), si l’on compare le score cumulé de Fillon/Dupont-Aignan/Cheminade/Asselineau avec le score de Pécresse/Dupont Aignan en 2022. Ce groupe passe de 25,7% à seulement 6,7% de l’électorat en 2022 (Pécresse/Dupont-Aignan). Comme Le Pen ne perd aucune voix entretemps, le fait Zemmour peut être vu comme la radicalisation raciste ou fasciste d’une partie très minoritaire de ce groupe réactionnaire traditionnel, bourgeois et âgé. Cette faible proportion (7% sur un potentiel de 25%) contraste avec la surmédiatisation évidente et la surestimation sondagière de Zemmour. Le fantasme raciste de Zemmour, qui a spéculé sur un «vote caché» et une restructuration du champ politique autour de son discours, ne s’est pas concrétisé.

L’extrême droite progresse clairement au premier tour, si l’on considère les scores de Le Pen et de Zemmour (2,4 mio pour ce dernier), mais sa progression globale dans la société reste toute relative, car elle se fait entièrement au détriment du groupe réactionnaire plus traditionnel qui perd des millions de voix en même temps. Marine Le Pen profite faiblement de cette dislocation réactionnaire, passant de 7,7 millions à 8,1 millions de voix. Le score cumulé de l’extrême droite, Zemmour inclus, correspond presque exactement au nombre de voix de l’extrême droite au second tour de 2017: 10,5 millions de voix pour Le Pen. Il faut certes aujourd’hui y ajouter l’apport de 700 000 voix de Dupont Aignan qui appelle à voter pour elle. Tous les commentateurs s’accordent sur le fait que Marine Le Pen a obtenu son score haut par contraste avec le racisme explicite de Zemmour, tandis qu’elle a progressé en escamotant son arrimage à l’extrême droite, en parlant de chats et de pouvoir d’achat. Rappelons que des fascismes historiques ont progressé grâce à une propagande raciste ouverte, explicite et massive, alors qu’ici l’extrême droite trouve sa limite lorsque son racisme est fortement revendiqué.

Au vu des chiffres, à savoir la perte nette de presque 3 millions d’électeurs à droite, et au vu de la contre-performance des droites réactionnaires et racistes les plus exposées, il est raisonnable de dire que la droitisation de la société n’existe pas dans les urnes, globalement. Il s’agit davantage d’un souhait de journalistes de droite et du désir d’un Zemmour qui a imaginé un «vote caché» – qui n’existe pas.

Progression nette à gauche et effet Gilets jaunes

A l’opposé, la gauche gagne plus de 1,5 million de voix si l’on compare la campagne Mélenchon de 2017 (7 millions de voix) avec les scores cumulés en 2022 de Mélenchon (7,7 millions de voix) et de la candidature PCF auparavant en soutien de Mélenchon (Roussel: 800 000 voix), donc 8,5 millions pris ensemble. Un gain de 4,6% supplémentaires. Il est vrai qu’une petite partie de cette progression provient des autres pôles de la gauche qui baissent légèrement, d’environ 230 000. Le score du centre-gauche reste identique à 6,3%, mais cela implique une perte de 100 000 voix par rapport à 2017 (jadis Hamon soutenu par le PS, EELV et Jadot) comparé aux candidatures Jadot et Hildago: 2,2 millions de voix actuellement. L’extrême gauche NPA/LO passe de 630 000 à quelque 500 000 voix en 2022 (1,3%).

Dans l’ensemble, l’effet Gilets jaunes – et grèves anti-Macron – a donc bien eu lieu, puisque la gauche qui a encouragé ces luttes progresse fortement d’un point de vue global. Alors que le PS – qui ne les a pas soutenues – tombe à 600 000 voix. Le score total des gauches culmine néanmoins à 9,6 millions de voix aujourd’hui.

S’ajoute à cela l’effet de la candidature Lassalle (politiquement issu de la résistance au nazisme et du centre-droit), portée cette fois par un électorat populaire très marqué par la mobilisation des Gilets jaunes, surtout dans son fief des Pyrénées. Axée sur l’introduction du référendum d’initiative citoyen (RIC), de l’allocation jeunes et sur l’opposition au recul de l’âge légal de retraite, cette candidature centriste passe de 1,2% à 3,1% et de 430 000 voix à 1,1 million en 2022.

S’il fallait estimer un effet «Gilets jaunes» sur le plan électoral, ce serait donc un mélange de la progression d’environ 1,5 million d’électeurs et électrices à gauche, de 700 000 chez Lassalle. Tableau renforcé par l’abstention de quelques millions d’électeurs qui ont déserté la droite traditionnelle – sans rejoindre Macron ou l’extrême droite.

Dynamique, jeunesse, mouvement égalitaire

La progression nette de la gauche de lutte intervient malgré un contexte défavorable, l’absence de convergences à gauche ou d’élans unitaires, l’absence de débat public clair et une priorité médiatique accordée à des thèmes de droite, la sortie lente et progressive de la chape de plomb du Covid, la sidération face à la guerre en Europe.

La gauche, désormais largement expurgée de sa composante néolibérale, retrouve son niveau après 68, avec 31% comme aux élections de 1969. A l’époque, tous les regards étaient tournés vers la construction de mouvements égalitaires, portés par la jeunesse, compatibles avec le syndicalisme de lutte, afin d’écarter les vieilles droites militaristes, colonialistes et patronales. Aujourd’hui, la gauche arrive nettement en tête chez les jeunes de moins de 30 ans, consolide le vote populaire, les positions pro-syndicales, et gagne en dynamisme, y compris sur le plan antifasciste. Gilets jaunes et mouvements démocratiques, grèves massives et interprofessionnelles contre les réformes Macron, contre la destruction des services publics et la sélection à l’Université, manifestations de masse contre les violences policières et le racisme, marches pour le climat, mobilisations féministes, pacifistes: les dernières années sont et restent marquées par des mouvements égalitaires. Elles ont trouvé un début de traduction palpable dans la construction de la gauche, et dans le discrédit de la droite, y compris dans les urnes.

Le discours médiatique de droite, qui prétend à tort que la société se «droitise» en bloc, que la jeunesse serait polarisée par l’extrême droite (discours totalement erroné) ou encore que les classes populaires seraient tentées en bloc par le fascisme n’est que propagande réactionnaire. Ce discours ne s’est vérifié dans aucun mouvement majeur, ni dans les urnes. Ce n’est pas parce que ce discours est répété cent fois qu’il devient vrai. Aux régionales, municipales et au premier tour des présidentielles, ce discours réactionnaire s’est trouvé à chaque fois contredit par la réalité des chiffres. De même, aucun transfert de voix significatif ne peut être constaté entre les candidatures de gauche et de droite (extrême). La lubie d’une circulation des votes populaires entre Mélenchon et Le Pen n’a jamais été démontrée empiriquement. D’ailleurs, les deux candidatures ont progressé parallèlement, et non par vases communicants, ce qui ne semble pas perturber les journalistes de droite qui proclament une circularité entre ces candidatures. Certes, il existe un vote de droite ou d’extrême droite, minoritaire, chez les syndiqués, mais ce constat est déjà très ancien (voir les études sur L’ouvrier conservateur de Jacques Capdevielle et René Mouriaux, La personnalité autoritaire, de Theodor W. Adorno, etc.).

Il est temps de s’affranchir de la propagande réactionnaire, qui ne nous aide en rien à combattre les dangers réels des mouvements racistes et fascistes – dans les mouvements, dans la rue, dans le syndicalisme et aux élections. Certes, la crise capitaliste actuelle nourrit des réflexes autoritaires de toutes sortes, réels, qu’il s’agit de conjuguer par des mobilisations démocratiques, mais rien ne prouve pour l’instant que les fascistes sont en train de gagner la partie. Disons au contraire que la société commence objectivement à se gauchiser, à se féminiser, à s’écologiser, à se rajeunir politiquement, à se désintéresser des obsessions identitaires des mass media, à s’internationaliser. Cela n’empêchera pas la majorité des flics, des patrons et cadres du privé, des retraités de la moyenne bourgeoisie, de voter à droite. Mais changer de disque nous fera du bien et nous facilitera le dialogue avec la jeunesse qui commence à tourner à gauche. (Article reçu le 13 avril 2022)

Alexander Neumann est professeur à Paris 8 (Vincennes, Saint-Denis)

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