Par Sebastian Puschner
Arrêter les importations et devenir très rapidement indépendant de Vladimir Poutine et du gaz russe, c’est ce que beaucoup souhaitent aujourd’hui. Le ministre de l’Economie annonce la nationalisation de Gazprom Germania: lundi après-midi 4 avril, Robert Habeck [parti des Verts] se présente devant la presse, un prochain rendez-vous européen l’attend, le temps est compté, le message est clair: le ministère fédéral de l’Economie désigne par ordonnance l’Agence fédérale des réseaux de distribution comme administrateur du groupe Gazprom Germania.
Il ne s’agit pas encore, à proprement parler, d’une véritable nationalisation. Jusqu’à fin septembre, l’Etat allemand prend temporairement le contrôle de parties importantes de l’infrastructure gazière locale – commerce, transport, exploitation de stockages de gaz – à la place du Kremlin. Mais cela a été précédé d’un mouvement nébuleux de Moscou. Le vendredi précédent, Gazprom avait annoncé vouloir se séparer de sa filiale allemande et la liquider. Comme le groupe aurait enfreint l’obligation de notification et n’aurait pas demandé l’autorisation nécessaire au ministère fédéral de l’Economie, Robert Habeck est passé à l’acte: le décret sert à «protéger la sécurité et l’ordre publics et à maintenir la sécurité de l’approvisionnement». Cette dernière est «actuellement garantie». Cette formule ne manque pratiquement jamais lors d’une intervention de Robert Habeck. Combien de temps cela va-t-il encore durer? D’importants contrats à long terme pour la livraison de gaz russe en Allemagne passent par Gazprom Germania – leur exécution est-elle garantie?
Le gaz russe coule encore à flot, et en abondance. Le 30 mars, Habeck avait déclaré le «niveau d’alerte rapide du plan d’urgence pour le gaz». Les rapports de situation quotidiens obligatoires de l’Agence fédérale des réseaux indiquent depuis lors qu’«aucune perturbation des livraisons de gaz vers l’Allemagne n’est à déplorer». L’argent circule donc aussi, de l’Allemagne vers la Russie et – on l’oublie trop volontiers ici – de la Russie vers l’Ukraine, pour le paiement du transit du gaz sur son territoire.
La querelle des économistes sur l’embargo
Mais à chaque nouvelle image d’horreur de la guerre, la pression pour stopper le flux augmente – et avec elle le degré d’excitation du débat pour savoir si la société allemande est vraiment prête à supporter les conséquences d’un arrêt soudain des livraisons de charbon, de pétrole et surtout de gaz en provenance de Russie. Un groupe d’économistes avait déjà suggéré que c’était le cas, à l’aide d’une étude de modélisation qui évaluait les conséquences à une baisse du produit intérieur brut (PIB) pouvant atteindre 3%. «Une nette récession, mais faisable si nécessaire», avait déclaré l’un de ses membres, Moritz Schularick [du MacroFinance Lab].
Depuis, les économistes allemands se disputent comme des chiffonniers, et Moritz Schularick peut se sentir concerné par les paroles acerbes du chancelier: Olaf Scholz, connu pour son ouverture d’esprit à l’égard des économistes, les a prononcées chez Anne Will [émission de Das Erste sur ARD-NDR]: il est «irresponsable d’additionner des modèles mathématiques qui ne fonctionnent pas». Cela a été accueilli par les représentants de la discipline qui pensent que Schularick & Co. veulent faire courir l’Allemagne vers une catastrophe économique et sociale.
Pour les personnes critiquées, le refus d’un arrêt immédiat des importations n’est que l’expression de l’acharnement de l’industrie allemande à maintenir un modèle économique fondé sur la combustion de matières premières fossiles nuisibles au climat: «Ce qui semble compter, c’est celui qui peut sortir son téléphone et composer le bon numéro, avec la bonne personne au bout. Ce sont les mêmes représentants de l’industrie et les mêmes groupes de réflexion qui nous ont expliqué pendant des années que la dépendance à la Russie n’était pas un problème.»
Les conséquences d’un embargo pour l’industrie
Les représentants de l’industrie, qui seraient les premiers touchés par un arrêt donnant l’avantage à l’approvisionnement en chaleur des ménages privés, ne se contentent plus de sortir leur téléphone pour faire des démarches auprès des ministères allemands. Ils osent sortir de leur réserve et s’adresser à la presse: «Si les citoyens étaient conscients des véritables conséquences d’un boycott énergétique, la majorité s’y opposerait», a déclaré Martin Brudermüller à la Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, président du groupe BASF, dont la filiale Wintershall Dea a échangé en 2015 avec Gazprom des réservoirs de gaz allemands contre des champs de gaz en Sibérie. «Voulons-nous détruire l’ensemble de notre économie les yeux fermés?», demande désormais Martin Brudermüller. Le patron de Siemens Energy, Christian Bruch, l’a formulé avec plus de retenue dans le Handelsblatt : la question est de savoir «ce qu’une société est prête à supporter». Les conséquences d’un boycott à court terme seraient plus graves pour l’Allemagne que pour la Russie.
Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’industrie du verre locale, qui compte près de 400 entreprises et 54’000 salarié·e·s: les flammes pour leurs cuves de verre brûlent 24 heures sur 24 – si elles s’éteignent suite à des pénuries de gaz, les machines qui ont coûté plusieurs millions tombent en panne, et il est très douteux qu’un fabricant investisse encore une fois dans de nouvelles installations. Comme le dit le patron de BASF, Martin Brudermüller: «S’il y a beaucoup d’énergie solaire en Australie pour produire de l’hydrogène vert et aussi beaucoup de minerai de fer, pourquoi ne pas produire l’acier là-bas plutôt qu’en Allemagne?» A cela s’ajoutent des effets en cascade: si l’industrie du papier, par exemple, ne peut plus produire de cartons, d’autres secteurs qui en ont besoin pour emballer leurs produits en seront affectés.
Pertes de production, chômage, dommages irréversibles au stock de capital – ce sont des perspectives comme celles-ci qui font dire au ministre de l’Economie qu’il s’agit maintenant de prendre des décisions «pesées, bien préparées, concentrées» – «et de ne pas tout jeter par-dessus bord parce qu’on se sent comme ça aujourd’hui», de dire simplement: «Maintenant, faisons-le simplement, c’est ce j’ai ressenti aujourd’hui», a récemment déclaré Habeck chez Markus Lanz [dans une émission de la chaîne ZDF].
Pour l’écologiste Habeck, il ne s’agit pas de sentiment, comme le lui expliquent aujourd’hui les dirigeants économiques allemands – le patron de BASF Brudermüller et d’autres ne tarissent pas d’éloges à son sujet. C’est plutôt sa visite au Qatar en mars dernier qui a dû lui faire prendre conscience du marathon que représente l’indépendance vis-à-vis des matières premières russes.
Le paquet de Pâques de Robert Habeck
Saad al-Kaabi, ministre de l’Energie du Qatar et chef du groupe public Qatar Energy, a déclaré à la FAZ, après sa rencontre avec Habeck, qu’il n’était pas question d’un «accord» concret sur les livraisons de gaz liquide à l’Allemagne. On fournit volontiers plus de gaz, mais la quasi-totalité du gaz qatari est liée jusqu’en 2026 par des contrats de livraison existants, ce n’est qu’ensuite qu’une production accrue libérera de nouvelles capacités. Si l’on veut réduire la dépendance vis-à-vis d’autres pays, «il faut le planifier et il faut des années pour que tout soit développé». D’autant plus que la forme liquéfiée du gaz nécessite des terminaux spécifiques GNL, comme ceux que la Pologne, la Lituanie ou l’Italie ont construits ces dernières années et qui leur ont permis de réduire leur dépendance, alors qu’en Allemagne, il faudrait – dans l’idéal – encore au moins un an et demi avant que cette infrastructure soit en place.
Les bonnes nouvelles restent donc pour l’instant celles du moyen terme: après que les gouvernements ont fait traîner les choses pendant des années, Robert Habeck et son amie du parti des Verts, la ministre fédérale de l’Environnement Steffi Lemke, se sont mis d’accord sur des règles uniformes au niveau fédéral pour le développement de l’énergie éolienne et la protection des espèces – des normes pour vérifier dans quelle mesure une éolienne met en danger des espèces d’oiseaux. «La voie est désormais libre pour augmenter les surfaces d’éoliennes sur terre», s’est réjoui Habeck. Mercredi 6 avril, le gouvernement a adopté ce que le ministère de l’Economie a qualifié de «plus grand amendement de politique énergétique depuis des décennies» pour accélérer le développement des énergies renouvelables. «Grâce à une nette augmentation de l’efficacité énergétique, au développement des énergies renouvelables ainsi qu’à l’électrification des processus industriels et du chauffage des bâtiments, les besoins en gaz de l’Allemagne peuvent être réduits d’environ un cinquième d’ici à 2027», avait récemment calculé le groupe de réflexion Agora Energiewende, dont le chef Patrick Graichen a rejoint le ministère de Habeck en décembre, en tant que secrétaire d’Etat.
Le président de l’Institut allemand de recherche économique (DIW), Marcel Fratzscher, réclame une somme énorme pour accélérer le tournant énergétique: «Nous avons besoin d’une poussée d’investissement vraiment massive.»
Ce que Marcel Fratzscher dit de l’inflation
Marcel Fratzscher est favorable à l’indépendance vis-à-vis de la Russie, mais le scénario d’une sortie soudaine lui donne des rides d’inquiétude – tout comme la question de savoir si la coalition (SPD, FDP, Verts) est à la hauteur des défis sociaux qui doivent être surmontés. Cela vaut surtout face aux prix de l’énergie qui resteront très élevés pendant longtemps et qui continueront de stimuler l’inflation, actuellement à un pic de 7,3%, par rapport aux quatre dernières décennies: «La guerre a complètement changé la perspective de l’inflation non seulement pour cette année, mais pour les cinq à dix prochaines années.»
Marcel Fratzscher a été témoin de la crise asiatique en Indonésie à la fin des années 1990 et de la manière dont l’explosion des prix de l’énergie peut faire imploser une société. Mais il suffit de jeter un coup d’œil en arrière sur les manifestations des gilets jaunes en France suite à la hausse des prix de l’essence pour se douter de ce qui peut s’ensuivre si un gouvernement ne prend pas de contre-mesures. Ce qui, dans l’Allemagne actuelle, signifierait entre autres choses: augmenter les taux d’aide fixés par Hartz IV, s’éloigner du frein à l’endettement ou augmenter les impôts. Marcel Fratzscher a en tête la réactivation et la réforme de l’impôt sur les successions ou une taxe unique pour les propriétaires immobiliers.
«Mon plus grand souci est le suivant: la transformation nécessite un capital politique, et celui-ci est limité», déclare le chef du DIW. Le populisme, comme le frein au prix de l’essence de Christian Lindner [FDP, ministre des Finances] – plus de la moitié des 20% disposant des revenus les plus bas ne bénéficieraient pas de cette mesure, car ils ne possèdent pas de voiture –, ne ferait qu’empirer les choses. (Article publié sur le site de l’hebdomadaire Der Freitag, le 8 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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