«La planification écologique doit prendre le pas sur la logique de prix du carbone»

Tribune par Cédric Durand et Etienne Espagne

La campagne électorale qui s’achève aura au moins permis une clarification importante. En reprenant le concept de planification écologique défendu par Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron a pu surprendre. Et pour cause, au moment où le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) confirme ses prévisions alarmantes dans son 6e rapport, le président, qui se représente [et a été réélu], constate par cette déclaration inattendue l’impasse de la stratégie suivie jusqu’alors en matière de politique climatique. La volonté de confier au marché le soin de coordonner la transition énergétique n’a pas permis de faire bifurquer nos systèmes de production et de consommation. Les réactions économiques en chaîne de la guerre en Ukraine donnent une occasion tragique de mieux en comprendre les raisons.

L’augmentation massive des prix de l’énergie qui a suivi l’attaque sur l’Ukraine a instauré une taxe carbone de fait. Et le montant de celle-ci pourrait être encore accru si des mesures supplémentaires étaient prises d’un côté ou de l’autre pour réduire les importations d’hydrocarbures russes. Or, quel est l’effet de ce choc de prix? Loin d’accélérer la transition, celui-ci l’a au contraire ralentie, ouvrant la perspective catastrophique d’une décennie perdue pour le climat.

Processus d’ajustement violents

La Commission européenne, qui s’apprêtait à déployer les différentes composantes de son pacte vert (Green Deal), est aujourd’hui occupée à accroître les livraisons de gaz de schiste en provenance des Etats-Unis. De leur côté, les gouvernements nationaux multiplient les subventions pour amortir la hausse des carburants, tandis que l’on envisage le redémarrage de centrales à charbon. Les pays en développement voient leur capacité d’action climatique réduite en cendres par le double impact de la crise due au Covid et des effets indirects de la crise ukrainienne. Minimiser à tout prix les conséquences de la hausse des coûts de l’énergie et des matières premières devient le nouveau mantra. Pour le prix du carbone, la guerre en Ukraine est un enterrement qui ne dit pas son nom.

Fixer un prix au carbone pour régler le problème du changement climatique. Cette idée est un lieu commun parmi les économistes et la principale politique défendue en la matière. Ainsi, en 2021, 64 instruments de tarification du carbone sont déployés dans le monde, couvrant plus du cinquième des émissions (Banque mondiale, «State and Trends of Carbon Pricing 2021»). Certes, la grande majorité d’entre eux se situent à des niveaux très faibles, de sorte qu’ils ne modifient substantiellement ni les investissements des entreprises ni le comportement des consommateurs. Mais lorsque le prix atteint des niveaux significatifs – et donc qu’ils produisent des effets économiques tangibles –, les processus d’ajustement sont si violents qu’ils sont le plus souvent inacceptables.

Dans une étude récente (Ecological Economics, vol. 196, June 2022, Elsevier), Emilien Ravigné et ses coauteurs [Frédéric Ghersi, Franck Nadaud] montrent que la demande d’essence des ménages français urbains ou riches est beaucoup plus élastique que celle des ménages ruraux ou pauvres. Autrement dit, face à une hausse des prix, les premiers peuvent plus facilement réduire leur consommation que les seconds, qui résident en périphérie ou subissent des charges d’énergie incompressibles. Ainsi, sans correctif, la taxation du carbone accroît les inégalités et augmente la pauvreté.

L’effet «gilets jaunes»

De là l’effet «gilets jaunes»: l’opposition de larges pans des classes pauvres et moyennes à toute tentative de faire porter l’effort de transition sur leurs dépenses contraintes de transport ou de chauffage. Pour beaucoup d’économistes aveugles aux enjeux de classes, l’aversion populaire pour la tarification du carbone est un problème d’incompréhension qui pourrait être facilement levé par des compensations adéquates. Mais pour convaincre les populations concernées, victimes d’une précarité endémique ou latente, le point de départ est de leur donner la possibilité de décarboner leur consommation, pas de changer le signal prix. Et ce qui est vrai pour les consommateurs l’est en réalité aussi pour les secteurs industriels. L’élasticité-prix, c’est la réaction de la société et de l’appareil productif au prix du carbone. Changer cette élasticité implique de donner les moyens aux comportements de s’adapter à de nouvelles conditions. Une telle modification des structures économiques s’inscrit dans une temporalité longue que le système de prix appréhende mal.

Enfin, la transformation de notre système énergétique implique des déplacements de production et de consommation qui nous engagent collectivement. Le marché, qui relève par définition du calcul individuel, se révèle impuissant à affronter seul ce défi. Il est ainsi indispensable d’en passer par une délibération politico-technique dans trois principales dimensions: d’abord, l’évolution de la demande et la transformation des modes de consommation; ensuite, les choix des techniques de production, qui sont déterminés par les politiques industrielles et d’innovation à tous les échelons territoriaux; et, enfin, la distribution de l’effort de sobriété, autrement dit les principes d’arbitrage des réductions d’émissions.

Ce travail est nécessaire pour mener à bien la transition vers la neutralité carbone. Il doit aboutir à la définition d’une trajectoire qui, d’une part, soit efficace sur le plan des enchaînements techniques et économiques et, d’autre part, soit désirable pour une large majorité de la population. Une telle projection collective ne peut se réduire au prix du carbone. C’est tout l’enjeu d’une planification écologique qui reste à instituer. (Tribune publiée dans Le Monde en date du 7 avril 2022)

Cédric Durand, économiste à l’université de Genève; Etienne Espagne, économiste de l’environnement et du développement

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Voir sur ce thème l’article de Cédric Durand le 8 novembre 2021:

Le dilemme énergétique. (Et la voie d’une transition écologique démocratique)

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