La compensation des émissions de carbone n’empêche pas l’effondrement de l’environnement. Elle l’accélère

Par George Monbiot

Il n’y a rien qui ne puisse être corrompu, rien de bon qui ne puisse être transformé en quelque chose de mauvais. Et il n’y a pas d’exemple plus clair que le vaste accaparement des terres dit pour la protection du climat.

Nous savons maintenant qu’il ne suffit pas de laisser les combustibles fossiles dans le sol et de décarboner nos économies. Nous l’avons fait trop tard. Pour éviter un réchauffement de 1,5 °C au maximum, nous devons également prélever une partie du carbone déjà présent dans l’atmosphère.

Les moyens de loin les plus efficaces sont les «solutions naturelles»: la restauration de systèmes vivants – tels que les forêts, les marais salants, les tourbières et les fonds marins – permet d’extraire le dioxyde de carbone de l’air et de l’emprisonner, principalement dans les arbres, les sols gorgés d’eau et l’argile. Il y a trois ans, un petit groupe d’entre nous a lancé la campagne «Natural Climate Solutions» afin d’attirer l’attention sur l’énorme potentiel que représente la renaissance massive des écosystèmes pour retarder l’effondrement du climat et une sixième extinction de masse.

Bien qu’il soit difficile d’imaginer que la catastrophe climatique ou écologique puisse être évitée sans un tel réensauvagement à grande échelle, nous avons prévenu qu’il ne fallait pas l’utiliser comme un substitut à la décarbonation de la vie économique, ou pour permettre aux entreprises de compenser des gaz à effet de serre qui ne devraient simplement pas être produits. Nous avons dû nous séparer d’un grand nombre d’organisations partenaires en raison de leurs accords avec des sociétés qui fournissent des produits de compensation carbone aux particuliers et aux entreprises [comme la société TerraPass, située à Houston, Texas, haut lieu des sociétés pétrolières].

Mais nos avertissements, et ceux de beaucoup d’autres, n’ont pas été entendus. Quelque chose qui devrait être une grande force pour le bien s’est transformé en une ruée vers l’or pour les entreprises, le commerce des crédits d’émission de carbone. Un crédit-carbone [unité de réduction certifiée des émissions-URCE, ce crédit est transmissible et négociable; les entreprises peuvent vendre leurs droits d’émission non utilisés à d’autres entreprises] représente une tonne de gaz à effet de serre, considérée comme ayant été évitée ou retirée de l’atmosphère. Au cours des derniers mois, le marché de ces crédits a explosé.

Il existe deux utilisations légitimes des solutions fondées sur la nature: éliminer le carbone historique de l’air et neutraliser un petit résidu d’émissions inévitables une fois que nous aurons décarboné le reste de l’économie. Au lieu de cela, elles sont largement utilisées comme une alternative à une action efficace. Plutôt que de s’engager à laisser les combustibles fossiles dans le sol, les entreprises pétrolières et gazières continuent de prospecter de nouvelles réserves tout en affirmant que les crédits qu’elles achètent les ont rendues «neutres en carbone».

Par exemple, le programme Drive Carbon Neutral de Shell indique aux entreprises [ou aux automobilistes qui font le plein dans certains pays comme la Suisse] qu’en achetant du carburant avec sa carte de fidélité, les émissions «inévitables» de leur flotte de véhicules peuvent être compensées «grâce au portefeuille mondial de projets de solutions naturelles de Shell». Elle assure aux clients qu’en adhérant au programme, «vous n’avez même pas à changer votre façon de travailler». Des affirmations similaires de Shell aux Pays-Bas ont été rejetées par l’organisme de surveillance de la publicité du pays.

La société française Total espère développer de nouveaux gisements de pétrole en République du Congo et au large des côtes du Suriname [Amérique du Sud, ex-colonie des Pays-Bas]. Elle a cherché à justifier ces projets par des solutions fondées sur la nature: au Suriname, en versant de l’argent au gouvernement pour protéger les forêts existantes, et au Congo, en plantant une zone de savane avec des arbres à croissance rapide [tels que l’eucalyptus, le catalpa].

Ce projet est extrêmement controversé. Si le forage a lieu, il contribuera à forcer l’ouverture d’une région de forêts et de zones humides extrêmement riches, située sur le plus grand dépôt de tourbe des tropiques, ce qui pourrait menacer une énorme réserve naturelle de carbone. L’habitat exceptionnel de savane que Total veut convertir en plantations pour produire du bois et de la biomasse n’a guère été exploré par les écologistes. Il est probable qu’il abrite un éventail de vie bien plus ample que les arbres exotiques que la compagnie pétrolière veut planter. Il est également susceptible d’appartenir aux populations locales, bien que leurs droits coutumiers, qui ne sont pas reconnus par la loi congolaise, n’aient pas été mentionnés dans le communiqué de presse de Total concernant l’accord. En d’autres termes, le projet de compensation, loin de compenser les dommages causés par le forage pétrolier, pourrait les aggraver.

Ce ne sont pas les seuls problèmes. Dans tous ces cas, une banque de carbone extrêmement stable – les combustibles fossiles enfouis sous les strates géologiques – est échangée contre des réserves moins sûres: les habitats à la surface de la Terre. L’année dernière, les forêts utilisées comme compensations par les entreprises ont été incinérées par les incendies de forêt qui ont fait rage en Amérique du Nord. Il est également difficile dans certains cas de prouver que l’argent des compensations a fait une réelle différence. Par exemple, deux des projets de Shell ont été critiqués au motif que les forêts qu’ils prétendent défendre ne sont peut-être pas en danger. Ces projets reposent souvent sur des réalités contrefactuelles impossibles à vérifier: que se serait-il passé si cet argent n’avait pas été dépensé?

Bien qu’il existe des normes internationales sur la façon de comptabiliser le carbone, il n’y a aucune prise en compte de l’«aléa moral» des compensations carbone: la fausse assurance qui nous persuade que nous ne devons pas changer notre mode de vie. Il n’est pas tenu compte de la manière dont les entreprises utilisent ces projets pour justifier le maintien de leurs activités. Elles n’ont aucun compte à rendre sur la façon dont elles utilisent ce blanchiment écologique pour persuader les gouvernements de ne pas les soumettre à une réglementation. Les solutions basées sur la nature auraient dû nous aider à éviter un effondrement environnemental systémique. Au lieu de cela, elles contribuent à l’accélérer.

Et puis il y a un petit problème de surface de terre. Il n’y a tout simplement pas assez de terres sur Terre pour absorber les émissions de gaz à effet de serre des entreprises. Oxfam estime que les terres nécessaires pour répondre aux plans d’élimination du carbone des entreprises pourraient représenter cinq fois la taille de l’Inde, soit plus que la totalité des terres agricoles de la planète. Et une grande partie de ces terres appartiennent légitimement aux populations autochtones et locales qui, dans de nombreux cas, n’ont pas donné leur consentement. Ce processus a un nom: le colonialisme du carbone.

Lors du sommet sur le climat de la COP26, en novembre dernier, le gouvernement de l’Etat de Sabah [un des deux Etats de Malaisie orientale] a annoncé un accord sur les crédits carbone avec des sociétés étrangères portant sur une superficie imposante de 2 millions d’hectares de forêt. Les populations indigènes affirment qu’elles n’étaient pas au courant.

En Ecosse, Shell dépense 5 millions de livres [6 millions d’euros] pour étendre la forêt de Glengarry. Si l’Ecosse a besoin de plus d’arbres, elle a aussi besoin d’une bien meilleure répartition des terres. Alors que les grandes entreprises et les financiers se bousculent sur ce marché, le prix des terrains augmente si rapidement que les populations locales, dont certaines aimeraient mener leurs propres projets de réensauvagement et de reforestation, sont exclues.

Une meilleure stratégie consisterait à consacrer des fonds au renforcement des droits fonciers des populations autochtones, qui sont généralement les gardiennes les plus efficaces des écosystèmes et du carbone qu’ils contiennent. Lorsque les communautés ne possèdent pas de terres, elles devraient être financées pour les racheter et restaurer les habitats soustraits. Mais aucun de ces projets ne devrait être décompté des combustibles fossiles que nous devrions laisser dans le sol.

Oui, nous devons restaurer la vie sur Terre. Oui, nous devons prélever autant de carbone que possible. Mais nous ne pouvons pas laisser cet outil crucial se retourner contre nous. (Article publié dans le quotidien The Guardian, le 26 janvier 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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