Débat. «L’écosocialisme démocratique en Australie»

Par Thomas Kilkauer et Meg Young

L’écosocialisme démocratique commence peut-être par la nécessité de résoudre la crise climatique et les crises connexes. Cela nécessite une révolution socio-écologique radicale qui transcende le capitalisme par son démantèlement non-violent. Cela implique le remplacement du capitalisme par un système alternatif fondé sur la justice sociale, la démocratie profonde, la durabilité environnementale et un climat salubre, à la fois dans le monde entier et dans des pays spécifiques, par exemple comme l’Australie. Aujourd’hui, beaucoup ont accepté le fait que le capitalisme mondialisé a eu des impacts négatifs sur de larges pans de l’humanité et sur un écosystème fragile, précaire.

L’écosystème fragile de l’Australie a subi de graves menaces ces dernières années. Par exemple, 2019 a constitué l’année la plus chaude jamais enregistrée en Australie. A l’échelle mondiale, 20 des 21 années les plus chaudes jamais enregistrées ont eu lieu au cours du XXIe siècle. Or, nous sommes à peine vingt et un ans après le début de ce siècle.

En outre, les années 2019 et 2020 ont également été marquées par les feux de brousse les plus importants jamais enregistrés, qui ont touché 80% des Australiens. Lors d’une calamité devenue presque classique, le premier ministre néolibéral [Parti libéral] de l’Australie – Scott Morrison [en charge depuis août 2018] – a pris des vacances secrètes à Hawaï pendant les feux de brousse jusqu’à ce qu’elles soient découvertes. C’est ce qu’on a été qualifié de «l’évasion de la chemise hawaïenne».

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Face à l’écocide imminent, le concept d’écosocialisme démocratique qui propose, à côté de la contradiction primaire de Karl Marx entre le Travail et le Capital, une deuxième contradiction à résoudre: l’accumulation sans fin fondée sur la dégradation de l’environnement contre un avenir durable. A partir de là, on pourrait définir quatre éléments constitutifs pour l’écosocialisme démocratique. Ils sont les suivants:

une économie orientée vers la satisfaction des besoins sociaux et économiques fondamentaux de chaque personne (nourriture, vêtements, logement, soins de santé, éducation, travail digne, etc.;)

l’écosocialisme démocratique devrait être basé sur un haut degré d’égalité sociale et économique;

il doit être fondé sur la propriété publique des moyens de production. On pourrait évoquer que la propriété publique ne signifie pas nécessairement le socialisme d’état mais pourrait très bien signifier la communauté et les collectifs libertaires.[Au sens où l’a exposé Murray Bookchin (1921-2006) dans un ouvrage comme Pouvoir de détruire, pouvoir de créer: Vers une écologie sociale et libertaire (Ed. L’Echappée, mars 2019), avec «une dimension confédérale, anti-hiérarchique et collectiviste, basé sur la gestion municipale des moyens de vie».]

4° la durabilité environnementale et un climat salubre restent des impératifs pour l’écosocialisme démocratique.

Cela signifie une alternative anarcho-socialiste qui doit incarner des idéaux stimulants tout en offrant des propositions terre à terre pour faire face aux problèmes du capitalisme australien contemporain – en fait, pas seulement australien mais mondial. En cela, le concept d’écosocialisme démocratique n’est pas très éloigné de ce que propose, par exemple, le récent livre de Michael Albert, qui suggère un avenir sans patrons [ voir No Bosses: A New Economy for a Better World, Zero books, Winchester 2021]

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L’une des raisons d’arriver à l’écosocialisme démocratique se trouve dans la suppression des systèmes économiques et politiques actuels – souvent suggérée dans les écrits de Noam Chomsky. Chomsky a dit un jour que les Etats-Unis ont un système de parti unique, à savoir le Parti des affaires avec deux factions: les Républicains et les Démocrates.

On pourrait dire que l’Australie a également un Parti des affaires, avec la Coalition néolibérale et le Parti travailliste comme factions. Au-delà de ces forces, existent trois mouvements pour le climat en Australie et ils ne disposent pas d’une influence sur l’élaboration des lois environnementales. Il s’agit de:

  • la structure grand public représentée par exemple par le Climate Council [https://www.climatecouncil.org.au/];
  • les ONG environnementales comme, par exemple, Greenpeace;
  • les groupes de base et d’action tels que Rising Tide, Lock the Gate, Stop Adani, School Strike 4, Climate et Extinction Rebellion.

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Au-delà, on pourrait suggérer de passer des pathologies environnementales du capitalisme contemporain – plus capitalocène qu’anthropocène – à un écosocialisme démocratique. Cette suggestion est fondée sur ses décennies de recherche sur le réchauffement climatique et sur la conviction que David Wallace-Wells n’était pas trop à côté de la plaque lorsqu’il a écrit The Uninhabitable Earth (Penguin Press 2019) – l’édition française, La Terre inhabitable a été publié en 2019 par les éditions Robert Laffont.

En outre, le réchauffement climatique comporte trois dimensions interdépendantes: il existe un lien indéniable entre le réchauffement climatique et le capitalisme; ensuite, il y a le Paradoxe de Jevons [voir son ouvrage Sur la question du charbon datant de 1865], selon lequel les améliorations technologiques en matière d’efficacité énergétique n’entraînent pas une diminution mais une augmentation de l’utilisation des ressources naturelles, et contribuent ainsi à la dégradation de l’environnement; enfin, le capitalisme entraîne la destruction des puits de carbone. Un puits de carbone est à peu près tout ce qui absorbe plus de carbone dans l’atmosphère qu’il n’en rejette.

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L’impact récent du réchauffement climatique en Australie est un précurseur plutôt sans grand effez de ce qui va se passer dans les décennies à venir. Entre 1997 et 2009, l’Australie a subi une sécheresse dite du millénaire, au cours de laquelle la seule année 2003 a détruit près de deux millions d’hectares de nature.

Cette sécheresse a été suivie par les feux de brousse de l’Etat de Victoria en 2009, qui se sont avérés être les feux de brousse les plus dévastateurs jamais enregistrés jusqu’alors dans l’histoire de l’Australie. Bien sûr, tout cela s’est poursuivi avec ce que l’on appelle l’Angry Summer [l’été furieux, en colère] de 2012-2013, qui a connu le jour, la semaine, le mois et l’année les plus chauds.

La situation s’est aggravée avec le méga-incendie de 2019-2020 lorsque le «Premier ministre Scott Morrison a quitté le navire avec sa famille pour des vacances à Hawaï – ses “vacances en chemise hawaïenne“». A son retour, Scott Morrison, accompagné de son escorte médiatique – et d’un sac de biscuits à distribuer pour une bonne photo de relations publiques – a essayé de compenser ce désastre de «com’» en rendant visite aux personnes dont les maisons avaient brûlé, mais il s’est fait rabrouer par le typique «F*** off!» («Va te faire foutre») australien, tout en cherchant à imposer des poignées de main. Une grande partie de cette situation a quelque chose à voir avec le pouvoir politique de l’industrie australienne.

L’Australie pourrait bien être un Etat client d’un capital international, car la majeure partie de son industrie des ressources est sous contrôle étranger. Cela a donné lieu à quatre caractéristiques communes:

1° des niveaux extrêmement élevés de sociétés étrangères qui opèrent en Australie;

2° une importante entrée et sortie de capitaux;

3° une forte orientation vers l’import-export dans laquelle l’Australie exporte des matières premières [charbon, or, pétrole, alumine…] et importe des biens de consommation, ce qui entraîne l’empilement de conteneurs vides, par exemple, dans la baie de Botany à Sydney;

4° une dépendance à l’égard des importations d’équipements industriels.

Pour les Australiens ordinaires, cela signifie que les impôts et les redevances payés par toutes les sociétés minières à tous les niveaux du gouvernement représentent moins de 5% des recettes publiques! Le gouvernement du Queensland gagne plus grâce aux amendes pour excès de vitesse et aux immatriculations de voitures que grâce à l’industrie du charbon. Le Queensland est l’un des principaux Etats miniers d’Australie. En d’autres termes, les capitaux étrangers ne paient pratiquement aucun impôt, tandis que les Australiens paient la note. C’est la beauté du capitalisme et de la politique néolibérale.

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Bien sûr, pour que ce spectacle continue, le capitalisme a besoin de deux choses: premièrement, il a besoin les meilleurs politiciens que l’argent peut acheter et, en effet, l’un des deux partis d’affaires en Australie reçoit 2,6 fois plus d’argent que l’autre.

En conséquence de son pouvoir électoral écrasant, la plupart du temps, le Parti libéral est au gouvernement. Deuxièmement, il faut une machine de propagande pour dire aux Australiens et Australiennes à quel point tout cela est merveilleux. C’est la tâche assignée à la formidable machine médiatique de Rupert Murdoch. Les médias de Murdoch fonctionnent avec un degré de pouvoir médiatique concentré qui n’est dépassé que par la Corée du Nord.

Suite à des années de règne néolibéral, l’Australie a une politique d’infrastructure et de transport qui a échoué. Il vaudrait peut-être mieux dire qu’elle n’a pas de politique du tout, car le système de croyance néolibéral exige de s’en remettre au marché libre. En conséquence, 85% des émissions de transport proviennent du transport routier et plus de 60% des automobiles et des véhicules commerciaux légers. Par exemple, Sydney [plus de 5 millions d’habitants] est une ville de voitures. Sydney n’a pas de métro comparable à celui de Londres, Paris, New York, Berlin, Tokyo, etc.

Pour aggraver la situation, l’Australie se distingue par le fait qu’elle est le seul pays à avoir adopté puis abandonné une forme de tarification du carbone, lorsque le Parti travailliste (2012) l’a instaurée et que le Parti libéral australien l’a supprimée (2014). Ce dernier est un parti qui s’est également fortement opposé au protocole de Kyoto. Finalement, le travailliste Kevin Rudd a ratifié le protocole de Kyoto en 2007, au grand dam du Parti libéral.

La plupart du temps, l’Australie est gouvernée par le parti libéral néolibéral, largement soutenu par l’empire médiatique de Murdoch, qui reste le principal vecteur médiatique de diffusion du négationnisme climatique auprès des Australiens ordinaires. Le navire amiral le plus idéologique de Murdoch est un journal appelé The Australian.

Sans surprise, une analyse de 880 articles entre janvier 2004 et avril 2011, a révélé que quelque 700 d’entre eux s’opposaient à toute action contre le changement climatique. Un bon exemple du fonctionnement de la propagande reste la visite en Australie du négationniste du réchauffement climatique Lord Monkton, au moment où l’expert en réchauffement climatique de la NASA, James Hansen, est également venu. Non seulement la presse australienne de droite a donné à Lord Monkton une tribune très favorable, mais James Hansen est resté largement ignoré. En bref, non seulement les entreprises charbonnières ont mis le gouvernement dans leur poche, mais les médias conservateurs australiens en font autant.

En outre, les partisans australiens du libre-échange continuent de verser d’énormes subventions aux pollueurs. Ces 50 milliards de dollars de subventions permettraient de construire de nouveaux métros. Cette idéologie du marché libre fournit un bon écran de fumée pour maintenir le public dans la croyance que «le marché libre va le faire». Mais en réalité, le parti libéral australien subventionne grassement les entreprises. Et ces 50 milliards de dollars perdus permettraient de construire des métros et autres infrastructures. En six ans seulement, toutes les capitales des Etats australiens disposeraient d’un bon système de transport public. Pourtant, le Parti libéral australien reste idéologiquement opposé à cela. Il est relativement facile de faire avancer l’agenda de l’industrie du charbon car l’empire Murdoch contrôle les messages.

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La proposition d’écosocialisme démocratique va à l’encontre de ce qui a été décrit ci-dessus. Pour passer d’un capitalisme néolibéral destructeur de l’environnement à un écosocialisme démocratique, on pourrait suggérer pas moins de douze points, en commençant par:

  • la création d’un nouveau type de parti politique progressiste;
  • le contrôle des émissions de gaz à effet de serre sur les sites de production;
  • l’augmentation de la propriété publique;
  • l’expansion de l’égalité sociale et économique au sein des Etats et entre eux ainsi qu’atteindre d’une taille de population durable;
  • la création d’une démocratie des travailleurs et travailleuses;
  • accomplir un travail utile tout en réduisant les temps de travail
  • réaliser une économie à croissance nette zéro;
  • adopter l’efficacité énergétique, créer des sources d’énergie renouvelables et évoluer vers des emplois verts;
  • développer les transports publics tout en réduisant notre dépendance à l’égard des véhicules à moteur et des voyages aériens;
  • convertir notre culture d’entreprise de surconsommation en consommation durable;
  • passer du libre-échange au commerce durable;
  • construire des modèles d’habitat et des communautés locales durables.

Après avoir exposé le programme politique de l’écosocialisme démocratique, on est tenté de paraphraser Rosa Luxemburg, l’écosocialisme ou l’éco-dystopie qui, bien sûr, remonte au «Sozialismus oder Barbarei» – «Socialisme ou Barbarie» de Rosa Luxemburg.

Du vivant de Rosa Luxemburg, il s’agissait d’une question urgente jusqu’à ce que la barbarie l’emporte et que Rosa Luxemburg soit assassinée en 1919. A peine un an plus tard, la barbarie s’est à nouveau manifestée avec le Putsch de Kapp [entre 13 et 17 mars 1920], une tentative militaire de droite [battue par une mobilisation maasive et unitaire des travailleurs]. Cette sorte de barbarie a continué jusqu’en 1933, lorsque la barbarie a complètement gagné donnant au monde, une guerre globale, des camps de concentration, Babi Yar [les 29 et 30 septembre 1941, les Einsatzgruppen – les unités nazies d’extermination – avec l’aide de collaborateurs locaux ont exécuté 33 771 Juifs aux abords du ravin de Babi Yar à Kiev] et des camps de la mort comme Auschwitz.

Aujourd’hui, nous sommes à nouveau confrontés à un choix difficile entre l’écocide mondial – la barbarie d’aujourd’hui – et l’écosocialisme démocratique tel que décrit par Hans A. Baer dans Climate Change and Capitalism in Autralia. An Eco-Socialist Vision for the Future (Routledge, septembre 2021). Il nous appartient de faire ce choix. (Article publié sur le site Counterpunch en date du 28 octobre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Thomas Klikauer enseigne à la Western Sydney University et Meg Young contribue régulièrement au site Counterpunch

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