Allemagne. Quand Tesla impose sa «Gigafactory» à Grünheide, elle exproprie les citoyens de leur contrôle sur les autorisations de construction

Par Heidemarie Schroeder

En novembre 2020, Elon Musk a choisi Grünheide, dans la périphérie sud-est de Berlin (Brandebourg), pour y installer sa «Gigafactory» (automobiles et batteries). Il vaut la peine d’examiner de plus près ce choix de site pour comprendre pourquoi l’euphorie autour de l’implantation de l’usine [1] n’est pas partagée par tout le monde.

La consommation d’eau

La périphérie sud-est de Berlin est l’une des régions les plus sèches d’Allemagne, même si elle n’en a pas l’air au premier abord avec ses nombreux lacs et rivières. Les dix dernières années ont été marquées par des étés chauds et un manque de précipitations en hiver. Et lorsqu’il a plu, c’était sous forme de fortes pluies que le sol desséché ne pouvait pas absorber. Avant même que les plans de Tesla ne soient connus, la Compagnie des eaux Strausberg-Erkner (WSEWasserverband Strausberg-Erkner) a exigé que la priorité soit donnée à l’approvisionnement en eau potable de la population et que les nouvelles implantations commerciales et industrielles ne soient plus autorisées à l’avenir. La mise à disposition d’eau pour l’industrie et le commerce devrait être limitée à moyen terme, car la WSE ne pourrait sinon pas garantir la mise à disposition d’eau potable à tout moment pour la population.

Un mois seulement après la présentation d’un «plan de mesures» de la WSE, la bombe a éclaté: le Brandebourg accueille Tesla, un giga-consommateur d’eau. Cette décision augmente massivement la pression compétitive des acteurs sur l’eau rare, le Märkische Oderzeitung rapporte entre-temps que les priorités de la WSE ont changé: Tesla doit recevoir l’eau qui lui a été garantie par contrat, alors que le rationnement de l’approvisionnement en eau doit devenir possible pour la population.

La zone de protection de l’eau potable

Le site de la Gigafactory se trouve dans une zone de protection de l’eau potable, car les couches de sol qui conduisent l’eau souterraine ne se trouvent qu’à quelques mètres sous la surface. Cet aquifère est recouvert de sable, qui n’offre aucune protection contre les substances qui s’y infiltrent. Selon l’ordonnance sur la protection des eaux, il est interdit dans cette zone d’effectuer des forages «qui pourraient endommager la couche de couverture faiblement conductrice au-dessus ou au-dessous de l’aquifère exploité». Tesla a commis des milliers de violations de ces couches de couverture par des forages pendant la phase de construction et par l’enfouissement de piliers pour assurer les fondations de ses halls d’usine. Des analyses géohydrologiques du sol dédié à la construction n’ont pas été effectuées, de sorte qu’il est impossible de prévoir la propagation éventuelle de substances nocives et de limiter les dommages de manière ciblée en cas d’incident.

Selon l’ordonnance sur la protection des eaux mentionnée, il est également interdit de construire à Freienbrink (partie de la commune de Grünheide) des «installations industrielles pour la manipulation de substances dangereuses pour l’eau à grande échelle, comme par exemple… des usines chimiques». En fonction des substances chimiques utilisées par Tesla, la Gigafactory est de fait une usine chimique. Les questions sur la nature et la quantité exactes des substances utilisées sont rejetées par Tesla et l’Agence de l’environnement, qui invoquent le secret industriel.

L’Agence de l’environnement prétend ne pouvoir divulguer les détails demandés qu’en cas «d’intérêt public majeur». Cet intérêt public majeur est nié lorsqu’il s’agit de la mise en danger de l’eau potable de la population, mais il est toujours invoqué lorsqu’il s’agit de justifier la pression du temps exigé pour la construction et les 19 autorisations «accélérées», obtenues jusqu’à présent, pour commencer la construction.

Les eaux usées

Là où l’eau est prélevée, des eaux usées sont produites. Tesla veut faire traiter ces eaux usées plus tard, lors de la prochaine phase d’extension, et les rejeter dans la Spree. Les impuretés produites ne peuvent jamais être éliminées sans résidus. Avec la Spree, elles atteindraient les zones de protection de l’eau autour du lac Müggelsee et donc les usines d’eau de Berlin-Friedrichshagen, qui approvisionnent une grande partie des Berlinois en eau potable. Un incident chez Tesla aurait des conséquences catastrophiques: Berlin se retrouverait sans eau potable.

La procédure d’autorisation

La construction de l’usine de voitures électriques est presque terminée, mais la procédure d’autorisation selon la loi fédérale sur la protection contre les émissions (BImSchG- Bundes-Immissionsschutzgesetz) est toujours en cours. Cela est possible grâce à une astuce de la réglementation, l’article 8a de la BImSchG: il permet d’accorder des autorisations pour un début de construction anticipé. Ce paragraphe a été introduit dans les années 1980 afin d’accélérer l’installation de filtres dans les tuyaux d’évacuation d’air des centrales à charbon. Dans le cas de la Gigafactory, ce paragraphe subit une extension démesurée et la procédure d’autorisation est privée de sa fonction préventive par la création de situations de fait sur le terrain en construction. Aucun tribunal allemand n’ordonnera jamais le démantèlement d’une usine déjà en phase d’essai.

Dans le cas de Tesla, il s’agit principalement de l’eau. Contrairement aux procédures d’autorisation selon la BImSchG, qui sont toujours «liées» et pour lesquelles seule la demande actuelle doit être considérée, la loi sur l’eau intervient plus largement. L’article 12(2) de la loi sur l’eau stipule qu’une demande d’autorisation doit être évaluée dans un contexte global plus large.

Cela signifie que dans le cas de Tesla, il faut tenir compte de l’impact qu’auront sur le régime des eaux de la région les phases II à IV de l’extension de l’usine automobile, la plus grande usine de batteries au monde qui prendra forme, les industries qui suivront et l’installation de dizaines de milliers de personnes [22’000 emplois sont prévus dans le projet initial]. La décision est laissée à la seule appréciation des autorités compétentes en matière d’eau, qui doivent faire appliquer le principe de précaution. Le fait de ne considérer que la phase I de la construction de l’usine Tesla viole grossièrement ce principe de précaution.

La participation des citoyens

La construction d’un «Wolfsburg II» [allusion à l’ampleur de l’usine Volkswagen à Wolfsburg] dans la banlieue de Berlin a de graves conséquences pour toute la région. Les habitants se voient confrontés à une perte de la beauté des paysages constituant leur environnement, au bruit, à la pollution, aux émissions de substances nocives, à l’augmentation du trafic routier et à des répercussions négatives sur le marché du logement. Les propriétaires de petites entreprises craignent une aggravation de la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Quant aux travailleurs et travailleuses, ils craignent une érosion de leurs droits.

Les milieux politiques attendaient de Tesla un démarrage rapide de la production, les personnes concernées n’ont pas été suffisamment informées, la procédure n’a pas été transparente et des faits accomplis ont été créés [2]. Les personnes concernées ont ainsi l’impression que leurs craintes, présentées comme des objections, ne sont utilisées que pour y répondre par des autorisations exceptionnelles, des dérogations aux interdictions accordées à Tesla, etc. L’expérience apprise par les Brandebourgeois au fil des générations se confirme: s’opposer «à ceux d’en haut» ne sert de toute façon à rien. Cela est confirmé une fois de plus par l’exemple de Tesla.

La crédibilité de l’investisseur

Tesla est considérée comme l’une des entreprises les plus innovantes au monde. La confiance dans le succès du constructeur automobile s’exprime dans les cours de ses actions, qui grimpent chaque semaine de record en record. On pourrait supposer qu’une telle entreprise est capable de protéger, avec des techniques modernes, la zone de protection des eaux dans laquelle elle construit son usine et la ressource rare qu’est l’eau. C’est raté! Le recyclage complet de l’eau potable prélevée (économie circulaire), une protection du sol construit au moyen d’une technique de film plastique et un monitoring de la nappe phréatique font défaut.

Les associations de protection de la nature déplorent l’insuffisance du concept de Tesla en cas d’incident. Ce qu’a illustré un récent épisode pluvieux avec seulement 30 litres par mètre carré de précipitations: la sécurité de l’installation n’est donc pas garantie en cas de précipitations extrêmes.

Les violations permanentes des directives de protection de l’eau dès la période de construction, le manque de disponibilité des informations et les documents exigés insuffisants laissent planer le doute: «notre eau n’est pas en de bonnes mains chez Tesla». 

Les politiques s’agenouillent devant la Gigafactory

Dès le début, l’exigence «sans alternative possible» de la part des politiques envers les autorités était de mener à bien le plus rapidement possible la procédure d’autorisation pour l’implantation de Tesla. La protection de la nature et les droits des citoyens et citoyennes concernés ont été mis de côté. Dans l’ombre de la pandémie de covid, le public a été tenu à l’écart des prises de décision importantes. L’achèvement de l’usine a échappé aux réunions de débat et une nouvelle «loi sur la sécurité de la planification» a fortement limité la participation des personnes concernées à la procédure.

Les politiques, et en particulier les Verts, n’ont pas pris la peine de vérifier l’utilité des produits Tesla [voitures électriques, batteries] pour la transition de la mobilité et du climat. La nouvelle coalition gouvernementale «feu tricolore» veut faire de la procédure d’autorisation ultra-rapide, utilisée par Tesla, la règle. Cela va limiter le droit d’opposition des associations de protection de la nature.

Tant le choix du site de la Gigafactory Tesla au milieu d’un paysage protégé dans une zone de protection des eaux que le comportement des politiques et des autorités mettent en danger et détruisent non seulement la nature et ses biens vitaux pour l’homme, mais aussi la confiance des citoyens et citoyennes dans leurs autorités et les partis politiques. Pour les personnes qui aiment la nature et la démocratie, ces deux délits ont le même poids. (Article publié dans la SoZ de décembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Heidemarie Schroeder est membre de l’initiative citoyenne Grünheide ainsi que de l’association pour la nature et le paysage dans le Brandebourg.

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[1] Le Monde du 4 décembre 2020, écrivait: «A Grünheide, entre les pins et les lacs, l’usine Tesla pousse littéralement à vue d’œil. Le gros œuvre est déjà achevé. Pour contourner les lenteurs administratives, Tesla a pris le risque de travailler avec des autorisations provisoires, quitte à devoir changer ses plans… ou bien tout démolir. Au minimum, 4 milliards d’euros seront investis pour que 500 000 voitures électriques par an puissent sortir des chaînes de montage d’ici à 2022, ainsi que, plus tard, des milliers de batteries. Tout cela, très loin des grands bastions traditionnels de l’automobile (Bade-Wurtemberg, Bavière et Basse-Saxe): à l’Est, près de Berlin, la capitale pauvre longtemps moquée par l’ouest du pays. Au pays de «das Auto», on peine à se remettre de tant d’audace.» (Réd.)

[2] Si Elon Musk a pu imposer son planning pour la construction de son usine à Berlin, en novembre 2021, le permis de construire définitif n’avait pas encore été approuvé par les autorités. D’où la dynamique des «faits accomplis» soulignée par de nombreux habitants de la région. Il a fallu une deuxième consultation en ligne opérée par le ministère régional de l’Environnement, entre le 2 et le 22 novembre 2021, car les citoyens et citoyennes ont contesté les modalités de la première consultation numérique. La «sécurité juridique», qui explique la deuxième consultation, avait pour fonction: éviter toute procédure judiciaire contre une usine déjà construite mais sans permis définitif de construction. (Réd.)

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