Par Margarita Lopez Maya
Fin février 2018, la situation au Venezuela ne pouvait pas être pire. Des analystes, des universitaires, des observateurs et des agences internationales, des gouvernements de la région ainsi que divers acteurs sociaux et politiques se réclamant de différentes idéologies – à l’exception d’une partie de la gauche pro-cubaine – ont déjà reconnu que tous les éléments mis en place font du Venezuela un pays plongé dans une catastrophe sans précédent, catastrophe à laquelle il ne semble pas y avoir d’issue. Beaucoup ont également estimé que l’apparition de cette situation critique dans toutes les sphères de la vie en société avait peu de précédents, du moins en Amérique latine.
Le Venezuela se trouve à la veille d’une élection présidentielle décrétée à la hâte et prématurément par une Assemblée nationale constituante (ANC) élue frauduleusement en juillet 2017, en violation des principes les plus fondamentaux d’un régime démocratique.
Le désastre économique est installé durablement: inflation en hausse, recul soutenu du PIB, baisse des réserves internationales de devises, système de taux de change dépourvu de rationalité économique. Les indicateurs macroéconomiques sont en régression depuis au moins cinq ans. Ce qui est nouveau, c’est l’hyperinflation: l’année 2017 s’est achevée avec une hyperinflation de 2600%, ce qui laisse prévoir pour cette année – si l’équipe Maduro continue à poursuivre la même politique – une inflation supérieure à six chiffres (à plus de 100’000%).
A la chute des prix du pétrole s’est ajouté l’effondrement de la compagnie pétrolière d’Etat PDVSA (Petróleos de Venezuela SA). Au cours des derniers mois, sa production a diminué de plus en plus rapidement. Elle a été envahie par un personnel qui a triplé au cours de la période chaviste et sous le coup de vastes détournements de ressources afin de satisfaire des pratiques paternalistes, clientélistes et des scandales de corruption. Selon l’OPEP, à la fin 2017, la production vénézuélienne est tombée à 1,6 million de barils par jour, alors qu’en août 2017, elle produisait encore 2,1 millions de barils quotidiens. Lorsque Chávez est arrivé au pouvoir en 1999, le Venezuela produisait plus de 3’500’000 barils. Ainsi, bien qu’en 2018 le prix du pétrole se soit un peu redressé, cette augmentation n’a plus l’effet qu’elle a pu avoir autrefois; et la production continue de baisser.
L’effondrement économique a entraîné l’écroulement social qui, en 2017, s’est transformé en crise humanitaire. Celle-ci a été reconnue comme telle par l’Assemblée nationale (AN), mais non par l’exécutif. En 2017, en l’absence de statistiques officielles, l’Enquête sur les conditions de vie au Venezuela (ENCOVI), développée par trois universités vénézuéliennes, a estimé que la pauvreté touche plus de 87% des familles; la misère 61% (ENCOVI, 2018). L’inégalité s’est aggravée et est vécue comme une plaie lancinante. Nous voyons des enfants, des adolescents, des femmes, des personnes âgées, des hommes, qui fouillent dans les ordures, alors que les quelques personnes qui possèdent de l’argent – soit normalement, soit parce qu’ils sont des hauts fonctionnaires du gouvernement et/ou des militaires du régime – profitent de la vie au milieu d’une abondance de biens qu’ils obtiennent à des prix ridicules lorsqu’ils sont acquis grâce aux dollars sur le marché parallèle.
A l’hyperinflation s’ajoute le système détraqué de taux de change mis en place depuis 2003, qui subit des changements permanents de règles et avec des pratiques de plus en plus croissantes afin de contrôler toute l’activité économique. En janvier 2018, le gouvernement a éliminé le Dipro (Système de devises protégées introduit en mars 2016), qui vendait la plupart des devises contrôlées par l’Etat – qui vendait la majeure partie des devises détenues par l’Etat (pour les importations prioritaires comme les aliments et les médicaments) – au taux de 10 bolivars pour un dollar. En janvier 2018, le gouvernement a établi les nouvelles modalités de fonctionnement du Dicom (Système de devises complémentaires), pour l’assignation de devises: en février un dollar était assigné contre 35’280 bolivars. A cette époque, le taux de change du dollar sur le marché noir était supérieur à 200’000, faisant de l’achat de dollars l’une des affaires les plus lucratives pour ceux qui, grâce à leurs relations avec les dirigeants militaires et civils au pouvoir, pouvaient accéder au dollar officiel et le vendre sur le marché parallèle.
Les enfants et les adolescents abandonnent l’école parce qu’ils ne bénéficient pas des conditions minimales pour étudier, à commencer par l’alimentation. Selon Caritas Venezuela, en 2017, le nombre d’enfants souffrant de malnutrition a doublé par rapport à l’année précédente. En 2016, la pénurie de denrées alimentaires de base était supérieure à 70%; la pénurie de médicaments supérieure à 80%. Les réseaux sociaux, qui restent fidèles au but d’informer, rendent compte quotidiennement de la crise dans le secteur de la santé publique, ils enregistrent les décès qui surviennent sans cesse faute de nutriments pour les nouveau-nés dans les hôpitaux, ou à cause de l’absence de traitements pour les femmes qui viennent d’accoucher, de la pénurie de médicaments et d’équipements pour les patients souffrant de maladies chroniques ainsi que d’autres personnes souffrant de fragilités en matière de santé.
Des villes dans le rouge
Cette situation est exacerbée par l’irrésistible montée de la violence. Selon l’Observatoire vénézuélien de la violence, le taux d’homicides est d’environ 90 pour 100’000 habitants depuis 2015. Et Caracas est devenue la capitale la plus violente de la planète. Cette violence n’a pas diminué et les violations des droits humains, en particulier chez les plus pauvres, ont augmenté. Les forces de sécurité civiles et militaires effectuent leurs interventions dans les quartiers populaires à l’aube. Entre juillet 2014, date de l’inauguration de l’Observatoire, et février 2015, les chiffres officiels de ces interventions font état de 245 victimes et de 2310 personnes détenues. Le Programme vénézuélien de l’éducation-action en droits humains (Provea), a pour sa part dénombré plus de 700 victimes au début 2016. Les autorités invoquent des affrontements supposés avec des voyous et des criminels. Les proches sont également d’accord pour dire que les forces de sécurité bloquent les rues et entrent dans les maisons sans mandat et cagoulés, et qu’elles torturent, volent et commettent toutes sortes d’abus.
En outre, la combinaison de la destruction des mécanismes du marché avec l’absence de contrepoids institutionnels concernant les pouvoirs publics, les fonctionnaires et les forces armées, a exposé l’Etat à être envahi par toutes sortes d’activités illégales. Parmi les nombreux cas connus il y a ceux des neveux de Maduro et de son épouse, Cilia Flores, pris dans une opération d’infiltration à Haïti en 2015 alors qu’ils négociaient l’introduction de 800 kg de cocaïne aux Etats-Unis. Ils ont été jugés par un tribunal de New York et condamnés à 17 ans de prison.
Outre le trafic de drogue, il existe d’autres entreprises florissantes liées au système de contrôle des changes multiples, déjà mentionné. Le contrôle des prix et des subventions stimulent la contrebande de denrées alimentaires de base, de médicaments, d’appareils ménagers, d’essence, etc. qui se produit aux frontières. Il y a aussi l’attribution directe (sans offre publique) de travaux publics et la corruption, dénoncée à niveau international, dans les affaires passées avec des entrepreneurs nationaux et internationaux par compagnie pétrolière PDVSA, comme c’est le cas avec la compagnie brésilienne Odebrecht. La tragédie qui résume le mieux la situation est celle des milliers de Vénézuéliens qui fuient chaque jour le pays pour affronter le vaste monde étranger en tant que réfugié·e·s d’une nation détruite. Ils créent toutes sortes de problèmes pour les pays voisins, en provoquant l’effondrement de certains services publics, en essayant d’obtenir des emplois, de la nourriture, des logements. En réalité, le Venezuela est tombé dans l’abîme.
La catastrophe vénézuélienne est le produit de stratégies planifiées par une élite totalitaire et fanatique qui n’est pas disposée à surmonter les problèmes structurels de l’économie vénézuélienne et qui est ignorante en matière de gouvernement. Pour cette élite, la loyauté à l’égard de l’autorité et le fanatisme doctrinal sont des principes directeurs dans la conduite de l’administration publique. Ses mesures politiques de contrôle social sont dégradantes pour un pays qui a connu la modernisation. Le Carnet de la Patria et les CLAP (Comités locaux d’approvisionnement et de production), qui sont les plus récents programmes sociaux du gouvernement pour la distribution de biens de base à des prix réglementés en échange d’une loyauté politique explicite, illustrent comment cette élite cherche à soumettre la population, en la manipulant à partir de ses besoins les plus fondamentaux: alimentation, santé, revenu.
Il s’agit là d’un scénario catastrophique qui ne pourra être inversé sans un changement politique qui impliquerait non seulement la chute du chef de l’Etat et de son entourage immédiat, mais aussi une modification substantielle des forces qui composent aujourd’hui le bloc dominant, ce leadership militaire et civil uni par des illusions pseudo-révolutionnaires, des craintes et des intérêts particuliers, dont beaucoup sont des affaires criminelles et illicites.
Un contexte politique difficile
Le scénario socio-économique encadre et conditionne la crise politique. Malgré la plupart des prévisions, Maduro entre dans la dernière année de son administration en ayant survécu politiquement. Cette survie s’est faite au prix de la destruction des institutions démocratiques du pays, de la mise en place de mécanismes politiques, d’institutions et d’instruments juridiques pour consolider un régime autoritaire à caractère totalitaire, analogue au modèle cubain, qui est son mentor et son allié. Cependant, et bien que l’orientation de Cuba soit stable, la situation vénézuélienne n’est pas identique à celle de Cuba. Maduro semble manquer de ressources économiques et de soutien politique suffisants pour se stabiliser. Jusqu’à présent, l’incapacité des acteurs démocratiques à saper ses bases d’appui entraîne, cependant, dans l’immédiat une situation très incertaine.
Il est également évident que la résistance des citoyens, de la société civile et des acteurs politiques de l’opposition se poursuit, avec des hauts et des bas. Au cours des trois dernières années, il y a eu des reflux dans les protestations, des échecs de l’opposition à la table de négociation [négociations qui se sont tenues dans la République dominicaine], des faiblesses des dirigeants de l’opposition, des erreurs de calcul dans les processus électoraux… Mais la flamme de la protestation, l’exigence d’un changement politique démocratique pour sortir de la tragédie restent brûlants. Les acteurs de l’opposition continuent à essayer de nouvelles stratégies, des actions différentes. Les gens se découragent, mais redeviennent ensuite actifs. Il est difficile de comprendre comment un gouvernement aussi impopulaire et cruel, de plus en plus isolé, survit face à la ténacité de cette résistance.
Il faut ajouter à cela la préoccupation croissante de la communauté internationale concernant ce qui se passe au Venezuela, elle émet des communiqués, des pressions et des sanctions, dont ceux des gouvernements des Etats-Unis, du Canada, du Groupe de Lima et de l’Union européenne.
Mais ces variables ne suffisent pas non plus à faire penser que Maduro pourrait négocier son départ immédiat. En 2018, la Table de négociation entre le gouvernement et la Mesa de la Unidad Democrática (MUD) a été réactivée sous les auspices du président de la République dominicaine. Mais, comme prévu, la réticence du gouvernement Maduro à accorder des conditions électorales raisonnablement équitables pour les élections présidentielles a entravé la possibilité de parvenir à un accord. Trois documents contenant des propositions ont été présentés au cours des échanges: l’un par les ministres des affaires étrangères facilitateurs, y compris ceux qui représentent les intérêts du gouvernement, qui a été rejeté par les délégués du gouvernement; un autre par le gouvernement, rejeté par les délégués de la MUD; et un troisième par la MUD, que les délégués du gouvernement n’ont même pas pris en considération. Alors que les négociations étaient en cours, le 23 janvier, jour commémorant la chute de la dictature de Pérez Jiménez au Venezuela (1958), dans l’Assemblée nationale constituante, le vice-président du PSUV et homme fort du régime, Diosdado Cabello, a demandé l’approbation des élections présidentielles pour le premier trimestre de 2018, ce qui constituait une provocation.
Cette proposition, surprenante et inconstitutionnelle, a été approuvée et a modifié les conditions du processus de négociation, entraînant le retrait des délégués de la MUD. Fidèle à son objectif de division des forces d’opposition, cette manœuvre a produit des tensions entre les partis et les dirigeants de l’opposition. Avanzada Progresista (AP), un petit parti, a réagi au fait que les autres partis plus grands n’aient pas tenu compte de l’initiative de son chef Henri Falcón, qui a manifesté son désaccord avec les positions prises par la MUD en République dominicaine. Il s’est retiré de la stratégie unitaire, acceptant de négocier seul avec le parti au pouvoir. Peu après, AP, le Mouvement vers le socialisme (MAS) et une faction du COPEI ont signé un accord avec celui-ci pour accepter des conditions électorales similaires à celles présentées dans le document du gouvernement de la République dominicaine, que la MUD avait rejeté.
Les élites militaires et civiles qui entourent Maduro jouissent d’un statut privilégié et d’une impunité qui leur a permis de s’enrichir considérablement ces dernières années. Nombreux parmi ceux qui ont été impliqués dans des affaires illégales, voire criminelles, restent fidèles au régime, craignant que le départ de Maduro ne mette leur fortune en danger ou ne les expose à des poursuites devant les tribunaux nationaux ou internationaux. Aux échelons moyens et inférieurs, on craint des dures représailles et/ou de perdre leur emploi, une situation économique précaire qu’ils partagent avec la grande majorité de la population.
La déception des citoyens qui s’opposent aux agissements des acteurs politiques ces dernières années, que ce soit à cause du manque de résultats de leurs actions, des campagnes permanentes qui sont menées par l’appareil médiatique du gouvernement pour discréditer leurs dirigeants, ou de la récurrence de comportements erratiques et/ou mesquins de leur part, est désormais une composante à prendre en compte dans la recherche d’une stratégie globale d’action politique. Il y a aussi le facteur de l’épuisement ou de la crainte de la citoyenneté qui, depuis des années, est mobilisée et subit une répression croissante. Il y a enfin le contrôle social que le gouvernement exerce sur la population avec les mécanismes de distribution de biens, notamment alimentaires, par le biais des CLAP et du Carnet de la Patria. Tout cela brosse un tableau sombre pour les acteurs démocratiques en vue des élections présidentielles fixées au 20 mai.
Aujourd’hui, le défi pour ceux qui résistent à l’assaut dictatorial, est d’arriver à des conceptions élargies pour transcender l’événement électoral, en recherchant la participation dans de multiples espaces publics et institutionnels. On ne peut pas considérer des élections sans garanties comme si elles étaient légitimes, ou comme si elles pouvaient être gagnées. Elles ne sont qu’un prétexte, elles pourraient devenir une ressource tactique pour continuer à exposer Maduro au mépris national et international en exposant la nature tyrannique de son exercice du pouvoir, sa cruauté et son incapacité.
L’urgence au cours de ces prochains mois sera de réaliser l’articulation des acteurs nationaux, les partis entre eux: ONG, organisations sociales et communautaires. En période de dictature, la créativité de tous est plus nécessaire que jamais. Il faut organiser des actions symboliques qui renforcent le moral de ceux qui soutiennent et nourrissent le mouvement national pour la démocratie, des actions qui éduquent aux valeurs citoyennes, qui mettent en évidence et dénoncent l’illégitimité des autorités qui gouvernent aujourd’hui le Venezuela.
Bien qu’à l’intérieur du pays le pouvoir continue d’évoluer vers la consolidation d’un régime autoritaire et totalitaire, cela ne semble pas facile. Il existe un important mécontentement parmi ses cadres militaires et civils de niveaux moyen et bas, ce qui montre que le bloc dominant est en train de se fissurer. Cela renforce l’évidence que ceux au pouvoir ne peuvent pas, ne veulent pas ou ne savent pas comment résoudre la catastrophe économique et sociale qu’ils ont créée. Ils sont plus vulnérables qu’ils n’en ont l’air. Il est donc important de comprendre la situation actuelle et les possibilités d’action qu’elle offre, sans se faire d’illusions. Soyez créatifs et faisons-nous remarquer dans la résistance et la confrontation non-violente. Le sacrifice vaut la peine, pour le pays que nous voulons et méritons. (Article publié dans la Revista Ñ, le 24 mars 2018; traduction A l’Encontre)
Margarita López Maya est historienne, chercheuse et titulaire d’un doctorat en sciences sociales de l’Universidad Central de Venezuela.
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