Myanmar. La junte et ses appuis internationaux. Du Covid-19 aux écoutes téléphoniques

Par Frontier Fridays

La crise du Covid-19 a atteint de nouveaux sommets; les Etats-Unis ont multiplié les sanctions alors que la Chine et la Russie utilisent la «voie de l’ASEAN»; les organisations de la société civile ont critiqué des méthodes de la Ligue nationale démocratique; la vente de Telenor renforce la pratique des écoutes téléphoniques. (Réd.)

La crise du Covid-19 s’annonce importante

Le Myanmar semble se diriger vers une grave crise du Covid-19 qui pourrait dévaster le pays. Maîtriser le virus est un défi que la junte et le système de santé ne sont pas du tout en mesure de relever.

La junte a signalé 20 708 nouveaux cas de Covid-19 cette semaine, avec presque chaque jour un nouveau record de cas quotidiens. Jeudi 8 juillet, 4 132 cas ont été recensés, c’est la première fois que nous voyons plus de 4 000 cas en un seul jour. Il y a eu 274 décès confirmés, et plusieurs jours ont également battu le record du nombre de décès en une seule journée. Ce qui porte le nombre total officiel de décès à 3 621 depuis le début de l’épidémie. Les taux de positivité battent également des records, les quatre derniers jours se situant tous entre 26 et 28%, ce qui indique que le virus est beaucoup plus répandu que ne le montrent les tests limités.

Les chiffres officiels de la junte concernant le nombre de décès sont également très incertains, car les professionnels de la santé du district de Kalay [ville de la Région de Sagaing, dans l’ouest du pays] continuent d’affirmer que le nombre de décès est bien plus élevé que ce qui est officiellement déclaré. Selon The Irrawaddy, 16 décès ont été signalés dans la ville depuis le mois de juin, alors que les associations caritatives estiment que le nombre de décès est plus proche de 600, ce qui constitue un écart stupéfiant. Le président d’un groupe a déclaré au journal que la junte ne comptait que les décès survenus dans les centres Covid-19, alors que la plupart des gens meurent chez eux.

L’augmentation du nombre de cas fait peser une charge énorme sur le système de soins de santé déjà mal équipé du Myanmar, submergeant les hôpitaux et entraînant des pénuries d’oxygène pour les patients gravement malades. Des photos publiées sur Facebook et dans les médias locaux montrent des dizaines d’habitants faisant la queue devant des groupes d’aide sociale à Kalay afin de remplir des bouteilles d’oxygène. Des habitants ont déclaré aux médias locaux que la pénurie entraînait des décès inutiles. Les hôpitaux publics sont pleins et les comités d’intervention d’urgence du Covid-19 manquent également de fonds pour acheter davantage de fournitures. Les prix augmentent rapidement: une bouteille de 15 litres, qui aurait coûté normalement 120 000 Kyat [72 dollars] à Kalay, se vend maintenant 300 000 Kyat. Le ministère du Commerce a tenté de s’attaquer au problème des prix abusifs, en avertissant que toute personne surprise à vendre des fournitures Covid-19 «à des prix plus élevés» s’exposera à des poursuites judiciaires en vertu de la loi sur les biens et services importants. Ce qui peut entraîner une peine de prison allant jusqu’à trois ans. Jusqu’à présent, cependant, cela semble avoir fait peu de différence dans la réalité.

La liste des municipalités sous le coup d’une mesure de confinement continue de s’allonger: 10 pour Yangon ont reçu cette semaine l’ordre d’appliquer un confinement, ainsi que trois d’Ayeyarwady, trois de Bago, trois dans l’Etat Mon, deux de la capitale Naypyidaw, une de Sagaing et une de Mandalay. D’autres restrictions ont également été introduites, telles que la suspension des cours de l’école primaire pendant au moins deux semaines et la suspension des procès spéciaux qui se tiennent dans la prison d’Insein à Yangon (ce qui est contestable d’un point de vue juridique).

Le gouvernement chinois a également fermé complètement la frontière avec l’Etat Shan, où de nombreux cas ont été découverts, après qu’une poignée de patients furent identifiés dans la ville frontalière de Ruili. Les responsables chinois et les médias d’Etat semblent adopter une ligne plus dure à l’égard de leur voisin du sud. «L’acte de franchir illégalement la frontière nationale sera sévèrement puni, et les passagers clandestins et ceux qui les organisent, les aident ou les abritent seront également sévèrement punis», ont rapporté les médias d’Etat, paraphrasant le secrétaire du comité de Ruili du Parti communiste chinois. Dans le même temps, le secrétaire du parti de la province du Yunnan a ordonné à ses subordonnés de garder la frontière avec une «détermination qui défie la mort».

Les sanctions et la voie de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est)

Le département du Trésor des Etats-Unis a annoncé de nouvelles sanctions contre 22 personnes et de quatre entités, dont des responsables gouvernementaux autrefois considérés comme des réformateurs et une société minière chinoise partenaire de la Tatmadaw [forces armées]. Parmi les personnes sanctionnées figurent la ministre de la Protection sociale de la junte, Thet Thet Khine, qui s’est un jour présentée comme une alternative démocratique à la LND (Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi), et le ministre des Investissements étrangers, Aung Naing Oo. Il a joué un rôle important dans la mise en œuvre des réformes économiques sous les gouvernements de Thein Sein et d’Aung San Suu Kyi. Quelques autres membres de l’administration de la junte ont été sanctionnés, ainsi que les épouses et les enfants d’autres fonctionnaires déjà sanctionnés, notamment l’épouse de Min Aung Hlaing [le dirigeant de la junte].

Ont également été sanctionnées la société minière chinoise Wanbao Mining et ses deux filiales au Myanmar. Elles exploitent la très controversée mine de cuivre de Letpadaung et partagent leurs revenus avec le conglomérat militaire sanctionné: le Myanma Economic Holdings Limited. La quatrième entité sanctionnée est King Royal Technologies, une société de télécommunications qui, selon les Etats-Unis, fournit des «services de communication par satellite aux militaires birmans». Le fait de s’en prendre à une entreprise chinoise ne manquera pas d’exacerber les tensions entre les deux pays et pourrait faire du Myanmar un autre point chaud de leur rivalité géopolitique.

Si la Chine ne semble pas avoir réagi spécifiquement aux sanctions contre Wanbao Mining, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a récemment critiqué les sanctions en général, les qualifiant d’«intervention inappropriée». «En ce qui concerne le Myanmar, la tâche centrale est de promouvoir le dialogue interne et de réaliser la réconciliation politique», a-t-il déclaré. Il a ajouté que «les rebondissements du processus de transition démocratique du Myanmar relèvent essentiellement des affaires intérieures du pays». Or, le coup d’Etat militaire est moins un «rebondissement» dans la transition démocratique qu’une destruction totale de cette dernière.

L’homologue russe de M. Wang, Sergueï Lavrov, a fait des commentaires similaires à l’issue d’une réunion en Indonésie. Sergueï Lavrov a déclaré que le pays soutient le leadership de l’ANASE dans la résolution de la crise du Myanmar. «Dans nos contacts avec les dirigeants du Myanmar, les dirigeants militaires, nous promouvons la position de l’ASEAN qui devrait, à notre avis, être considérée comme une base pour résoudre cette crise et ramener la situation à la normale», a-t-il déclaré. Bien sûr, l’ASEAN n’a pratiquement rien fait pour résoudre la crise ou ramener la situation «à la normale», mais la Russie semble s’accommoder de cette absence de progrès. Sergueï Lavrov a également déclaré que la Russie et l’ASEAN étaient toutes deux opposées aux sanctions «destructrices», à «la rhétorique des menaces et à toute tentative d’ingérence dans les affaires intérieures du Myanmar».

L’ASEAN, quant à elle, n’arrive même pas à se décider sur la nomination d’un envoyé spécial chargé de diriger les efforts de «résolution de la crise» du Myanmar, le bloc régional étant toujours dans l’impasse entre trois candidats. Kyodo News jette un regard intéressant sur les trois candidats: Hassan Wirajuda, ancien ministre indonésien des Affaires étrangères, Virasakdi Futrakul, ancien vice-ministre thaïlandais des Affaires étrangères, et Razali Ismail, diplomate malaisien. Chaque pays serait en train de pousser son propre candidat, en particulier l’Indonésie. Selon Kyodo News, la junte préfère Virasakdi Futrakul, ce qui n’est pas surprenant compte tenu de la position relativement douce de la Thaïlande à l’égard du coup d’Etat. Mais s’il est choisi, le poste pourrait se résumer à un simple leurre.

Les groupes de la société civile s’en prennent au CRPH

Des centaines de groupes de la société civile (OSC) ont pris pour cible le Comité représentant le Pyidaungsu Hluttaw (CRPH – ce comité, issu des élections de 2020, est composé de 17 membres de la Chambre des représentants et de celle des Nationalités). Ils ont ainsi déclenché une tempête sur les médias sociaux. Au total, 405 groupes, qui s’appellent collectivement MM Spring, ont publié une déclaration dans laquelle ils s’opposaient à la convocation par le CRPH d’une session parlementaire en ligne le 30 juin.

Les groupes de la société civile ont déclaré que le fait d’appeler cela la troisième session du Pyidaungsu Hluttaw (assemblée législative) signifiait que le CRPH suivait effectivement la Constitution de 2008, qu’il a abrogée fin mars. Ils ont averti que cela «pourrait saper les efforts pour construire l’unité et la confiance entre les forces révolutionnaires et affecter sérieusement la révolution dans son ensemble». Ils ont également souligné que les membres de la LND étaient les principaux participants à la réunion, sans représentants d’autres partis. Et qu’il n’y avait pas eu de discussions préalables avec les «forces politiques démocratiques fédérales», y compris les groupes armés ethniques. Ils se sont plaints du problème récurrent du CRPH, qui n’a pas discuté de ses décisions avec le Conseil consultatif de l’unité nationale, qui comprend un éventail plus large de représentants.

Ces plaintes n’ont pas été bien accueillies sur les médias sociaux. De nombreux utilisateurs semblent croire que le CRPH est au-dessus de toute critique. MM Spring est devenu la cible d’attaques virulentes, certains affirmant qu’ils tentaient de «détruire» le CRPH. Les partisans de la LND ont fait valoir que la session parlementaire devait être convoquée afin de montrer la légitimité des députés élus en novembre 2020, et que l’abrogation de la constitution de 2008 était une question distincte. Les membres de MM Spring ont défendu leur décision de rendre publique leur déclaration, affirmant qu’ils ne l’ont fait que parce que le CRPH et le NUG (Gouvernement d’Unité nationale) n’avaient pas répondu à trois lettres qu’ils avaient envoyées pour demander une réunion afin de discuter de leurs préoccupations. Il semble que le message soit finalement parvenu au CRPH. Mardi 6 juillet, le président du CRPH, Aung Kyi Nyunt, a répondu à certaines des critiques, puis s’est entretenu avec les OSC, le lendemain.

La vente de Telenor et les écoutes téléphoniques

A la consternation de tous ceux qui tentent d’empêcher la junte d’écouter leurs appels téléphoniques, Telenor [c’est une filiale au Myanmar du groupe norvégien Telenor] a annoncé cette semaine qu’elle avait vendu ses activités au Myanmar à M1 Group, une entreprise libanaise. Le prix de vente n’était que de 105 millions de dollars, poir une valeur commerciale de 600 millions de dollars; une somme dérisoire pour une entreprise qui, avant le coup d’Etat, était évaluée à plusieurs milliards de dollars. Toutefois, c’est probablement le reflet exact de ce qu’elle vaut maintenant, compte tenu de la fermeture des services de données mobiles.

Bien que Telenor insiste sur le fait qu’elle évalue ses options depuis un certain temps, la récente demande de la junte d’installer un logiciel qui donnerait aux forces de sécurité un accès en temps réel aux appels téléphoniques, aux SMS et au trafic de données des utilisateurs pourrait avoir été un facteur dans la vente. Le régime avait ordonné à Telenor de s’y conformer avant le 5 juillet. Pour montrer que les généraux ne plaisantent pas, ils ont interdit aux cadres de l’entreprise de quitter le pays sans autorisation, les prenant effectivement en otage. «Ces derniers mois, la situation au Myanmar est devenue de plus en plus difficile pour Telenor pour des raisons de sécurité des personnes, de réglementation et de conformité», a déclaré Sigve Brekke, PDG de Telenor, dans un communiqué. «Nous avons évalué toutes les options et nous pensons qu’une vente de l’entreprise est la meilleure solution possible dans cette situation.»

Par coïncidence, nous avons publié cette semaine un article intitulé «Rester ou partir? Le dilemme de Telenor au Myanmar». Il examinait en profondeur la question et expliquait pourquoi Telenor n’était peut-être pas à l’aise pour rester dans le pays, bien que de nombreux utilisateurs la préfèrent parce qu’ils le perçoivent comme plus sûr que les autres solutions. Et c’est effectivement plus sûr. Comme nous l’avons révélé récemment, l’entreprise publique MPT (Myanma Posts and Telecommunications) et Mytel, directement liée à l’armée, partagent déjà les données des utilisateurs en temps réel avec les forces de sécurité, y compris avec une nouvelle équipe de cybersécurité au sein de la police.

Alors, qui est le nouveau propriétaire? Le groupe M1 est une société holding détenue par les frères libanais Mikati. Il a investi dans l’opérateur MTN-Teleport, qui a connu un grand succès en Afrique. Au Myanmar, il est également un investisseur majeur dans Irrawaddy Green Towers, qui construit des antennes de téléphonie et loue des capacités aux opérateurs de téléphonie mobile, dont Telenor. On peut supposer que cette société connaît bien le contexte politique et qu’elle n’a aucun scrupule à laisser le régime espionner ses utilisateurs. (Lettre d’information publiée par Frontier le 9 juillet 2021; traduction rédaction d’A l’Encontre)

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