Russie-Ukraine-Etats-Unis. «L’horreur en Ukraine et après…»

Par David Finkel

La nuit du 11 septembre 2001, j’ai appelé avec anxiété un ami et camarade qui, à l’époque, était un agent de bord travaillant à l’aéroport Logan de Boston. Je voulais bien sûr m’assurer qu’il allait bien, savoir ce qui se passait et ce qui pourrait se passer ensuite.

Le camarade a répondu avec la meilleure et la plus concise des analyses marxistes de la situation étatsunienne et mondiale: «C’est un tout nouveau monde de merde.»

Nous connaissons les horreurs qui ont suivi (et si vous avez besoin d’un rappel ou d’un rafraîchissement, regardez le nouveau livre étonnant de Spencer Ackerman, Reign of Terror: How the 9/11 Era Destabilized America and Produced Trump, Viking 2021).

Le moment présent ressemble au 11 septembre et à ses suites cauchemardesques, mais en bien pire. Le carnage provoqué par l’invasion de l’Ukraine par la Russie est une barbarie qui n’a pas encore atteint toutes ses dimensions.

Au-delà, cela ressemble au début d’une nouvelle lutte mondiale, «à une époque où les Etats, avec leur appareil militaire gonflé par la rivalité impérialiste, étaient devenus des bêtes militaires monstrueuses dévorant la vie de millions de personnes, afin de décider si… tel ou tel capital financier – devait diriger le monde.» (Lénine, L’Etat et la révolution)

Nous ne sommes évidemment pas en 1917, lorsque Lénine a écrit sur les «capitaux financiers» rivaux de la France et de l’Allemagne. Aujourd’hui, les principaux antagonistes sont les Etats-Unis et la Chine, avec leurs partenaires respectifs, et l’Etat russe qui, lorsque sa guerre désastreuse actuelle prendra fin, sera passé du troisième au cinquième rang impérial.

Avant d’en arriver là, nous devons voir toute l’horreur qui se déroule actuellement telle qu’elle est réellement. Certes, les vies des Ukrainiens tués ou fuyant en tant que réfugiés ne valent ni plus ni moins que celles de tant d’autres en Afghanistan, au Yémen, en Ethiopie, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, et ailleurs. En Ukraine comme dans ces autres cas, nous assistons à la destruction de pays et de leurs populations, en temps réel. Ce qui ressort, ce sont les implications mondiales auxquelles nous commençons seulement à penser.

Sans répéter de nombreux points de la position de Solidarity sur la guerre, nous, la gauche socialiste et anti-impérialiste (des Etats-Unis), devons commencer par saisir simultanément deux points centraux.

  1. Pour le public des Etats-Unis, il est essentiel d’expliquer comment l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est après la dissolution de l’Union soviétique était une provocation continue, motivée par l’idéologie triomphaliste impériale américaine – «l’ordre international fondé sur des règles» signifiant que «nous faisons les règles et nous donnons les ordres». Des observateurs intelligents, dont nul autre que George Kennan, l’architecte de l’«endiguement» de l’Union soviétique par l’Occident pendant la guerre froide, ont averti dans les années 1990 que rien de bon n’en sortirait. William Burns, qui est aujourd’hui le directeur de la CIA, le savait également lorsqu’il était un haut diplomate des Etats-Unis en Russie.
  1. Pour la gauche, il est essentiel de comprendre que l’Ukraine mène une guerre de défense nationale tout à fait légitime. L’invasion de l’Ukraine par le président russe à vie Poutine est basée sur des mensonges monstrueux. L’Ukraine n’était PAS sur le point de rejoindre l’OTAN, ni maintenant ni dans un avenir prévisible – cela aurait divisé l’alliance occidentale, et l’Allemagne ne l’aurait pas permis. Les Ukrainiens russophones ne sont PAS confrontés à un «génocide». En fait, les zones les plus russophones sont précisément les villes de l’est de l’Ukraine que la Russie est en train de détruire. Cette invasion est le produit de la haine de Poutine pour l’indépendance de l’Ukraine et du refus de son peuple d’accepter la domination russe.

Ne pas reconnaître le premier point, c’est tomber dans le piège impérialiste avec sa narration pleine d’hypocrisie de «défense des valeurs libérales et de la démocratie». Mais pour la gauche, qualifier l’invasion de la Russie d’action «défensive» revient à faire du social-patriotisme («socialisme en paroles, chauvinisme en actes») pour Poutine.

Un peu plus de contexte est utile. Surtout après 2008, les Etats-Unis et l’OTAN ont rendu un très mauvais service à l’Ukraine en indiquant que la «porte ouverte» de l’OTAN s’étendrait un jour à l’adhésion de l’Ukraine (et de la Géorgie). Cela ne pourrait jamais arriver – aucun gouvernement russe, et pas seulement le régime mafieux-capitaliste de Poutine, ne pourrait accepter qu’un pays aussi grand et d’une importance cruciale à sa frontière rejoigne une alliance militaire hostile.

En outre, l’encouragement de l’Occident à la privatisation par la «thérapie de choc» – mise en œuvre selon l’idéologie dominante du début des années 1990, avec des résultats horribles partout, y compris dans les Etats post-soviétiques – a mis les actifs de ces pays en vente et a facilité la montée des oligarques et de la corruption spectaculaire qui ont dominé le capitalisme russe jusqu’à aujourd’hui (et celui de l’Ukraine aussi).

Rien de tout cela, ni le vicieux conflit de huit ans dans l’est de l’Ukraine après l’annexion par la Russie de la Crimée et des fausses «républiques populaires» de Donetsk et de Louhansk, n’explique pourquoi Poutine vient de lancer cette invasion annexionniste criminelle – et une gaffe catastrophique, une guerre que les Russes ne peuvent pas «gagner», quelles que soient les destructions et les morts qu’elle entraîne dans les centres de population de l’Ukraine, et qui laissera la Russie elle-même beaucoup plus pauvre et plus faible.

Nous devons également reconnaître qu’il existe actuellement dans le monde un mouvement anti-guerre digne de ce nom – des milliers de personnes dans les villes russes, descendues dans la rue et subissant la violence de l’Etat policier, pour s’opposer à l’invasion de l’Ukraine.

Alors pourquoi cela s’est-il produit, et où cela va-t-il nous mener?

De toute évidence, Poutine a cru à ses propres fantasmes selon lesquels l’Ukraine «n’est pas un vrai pays», les Russes et les Ukrainiens sont «un seul peuple» et l’Ukraine, du moins la moitié orientale, serait rapidement vaincue. Apparemment, il voyait aussi (i) l’administration Biden défaillante et démoralisée par le désastre afghan, (ii) la politique étatsunienne fracturée après l’émeute du 6 janvier 2021 et l’échec du programme législatif de Biden, (iii) l’OTAN divisée et faible, et (iv) le présentateur de télévision américain le mieux noté, Tucker Carlson sur Fox News, ouvertement favorable à la Russie, ainsi que le secteur nationaliste chrétien blanc du Parti républicain.

Poutine avait également réussi à annexer la Crimée en 2014, à empêcher la chute du régime syrien de Bachar el-Assad et, plus récemment, à intervenir en Biélorussie et au Kazakhstan, faisant effectivement de ces gouvernements des dépendances russes.

Tout cela semble avoir produit une erreur de calcul fatale. Nous ne pouvons pas savoir si les généraux russes ont averti Poutine qu’ils se dirigeaient vers un piège. Peut-être cette information sera-t-elle révélée ultérieurement. Même si la Russie parvient finalement à raser et à conquérir une grande partie de l’Ukraine, elle est déjà grande perdante.

Nous savons également que, qu’on le veuille ou non, le grand gagnant est déjà l’OTAN. On avait parlé de «neutralité» pour l’Ukraine, même si on n’avait pas nécessairement demandé l’avis des Ukrainiens. Au lieu de la «finlandisation» suggérée de l’Ukraine, on assiste aujourd’hui à la «NATOisation» de la Finlande – qui peut ou non adhérer formellement, mais qui est déjà en collaboration plus étroite. Et c’est également le cas de la Suède. Ce n’est pas une bonne chose – en fait, cela plante les graines de futurs désastres – mais c’est de plus en plus populaire dans ces deux pays, quoi qu’on puisse en penser.

Les budgets militaires de l’OTAN atteindront et dépasseront l’objectif de deux pour cent du PIB que l’alliance s’était fixé, mais qu’elle n’a pas atteint. La guerre de Poutine a également fait ce que George W. Bush, Barack Obama et Donald Trump n’ont pas pu accomplir. Elle a restauré le «leadership étatsunien» sur le camp impérialiste occidental.

Les horreurs de la guerre et au-delà

Cela ne doit pas occulter la réalité de ce que le peuple ukrainien endure. Aucun socialiste digne de ce nom ne peut nier le droit de l’Ukraine à la défense nationale contre cette horreur qui se déroule, ni l’obligation d’aider ceux qui fuient. Et précisément parce que la Russie ne parvient pas à détruire l’armée ukrainienne, elle s’est tournée vers le bombardement terroriste et le massacre de la population, le recrutement de «volontaires» mercenaires syriens qui n’auront aucune «sympathie» pour les civils ukrainiens, peut-être même la guerre chimique (pour une fois, les accusations étatsuniennes à ce sujet semblent crédibles).

Nous avons vu beaucoup de guerres de ce type contre des centres de population ces derniers temps. Poutine lui-même l’a fait auparavant – la destruction de Grozny en Tchétchénie, et d’Alep et Idleb en Syrie. Israël l’a fait à Beyrouth au Liban (1982 et 2006), à Jénine (2002) et à plusieurs reprises à Gaza en Palestine.

Les Etats-Unis l’ont fait à Bagdad, Fallujah et l’est de Mossoul en Irak, sans parler de Raqqa en Syrie. Et presque personne ne se souvient du bombardement américain de la ville de Panama en 1989-90 sous George H.W. Bush, dont le bilan des victimes civiles reste obscur. (Il s’agissait de l’«Opération juste cause» visant à destituer un dirigeant [Manuel Noriega] que les Etats-Unis n’approuvaient pas, une «opération militaire spéciale», pour emprunter le langage actuel de Poutine).

Il existe d’autres exemples, chaque cas étant différent mais ayant pour dénominateur commun le carnage, le déplacement et la misère des civils.

Il y aura au minimum plusieurs millions de réfugiés civils en provenance d’Ukraine. Nous ne pouvons pas savoir maintenant combien d’entre eux pourront rentrer, ni quand, ni vers quoi ils retourneront. L’expérience de la Syrie, de 2011 à aujourd’hui, est un exemple sinistre de la possibilité de destruction et de dispersion permanentes.

Ce qui est nouveau dans la situation actuelle, c’est l’ouverture non pas d’une simple crise locale ou régionale, mais de la nouvelle lutte pour la suprématie impériale mondiale. Les impacts potentiels immédiats vont du danger de rejets radioactifs massifs des centrales nucléaires ukrainiennes aux pénuries alimentaires mondiales qui s’annoncent en raison de la perte du blé ukrainien [et russe] et de la production d’engrais russe et ukrainienne, en passant par une éventuelle confrontation directe OTAN-Russie entre Etats dotés d’armes nucléaires.

Les implications environnementales et climatiques sont effroyables. Comme le résume l’article de Daniel Tanuro [voir sur ce site en date du 1er mars] sur le nouveau rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, nous nous dirigeons déjà vers une catastrophe au cours de ce siècle. Accélérer la production de combustibles fossiles pour remplacer le pétrole et le gaz naturel russes est exactement la mauvaise direction.

Tout en soulignant que la guerre d’autodéfense de l’Ukraine est absolument nécessaire, inévitable et démocratique, nous devons également reconnaître la dimension du conflit inter-impérialiste. Ces armes efficaces et sophistiquées qui arrivent en Ukraine en provenance des Etats-Unis, d’Europe occidentale, d’Israël et de Turquie permettront de mesurer leur efficacité sur le champ de bataille. L’Ukraine elle-même deviendra plus dépendante de l’Occident, non seulement sur le plan militaire, mais aussi sur le plan économique, alors qu’elle s’efforce de se reconstruire.

L’impact total des sanctions économiques et financières sur la Russie ne peut pas encore être mesuré, mais il ne sera pas de courte durée. Après les très mauvaises performances des convois de chars de la Russie et le faible moral de ses soldats, qui indiquent un besoin de modernisation militaire, nous devons supposer que les sanctions des Etats-Unis et de l’OTAN s’étendront à une guerre économique pour empêcher la Russie de l’accomplir – ou de retrouver son influence en tant qu’exportateur d’énergie.

Quoi qu’il advienne de la production et des marchés mondiaux du pétrole et du gaz naturel, la Russie sera probablement réduite à un pays plus pauvre et beaucoup plus dépendant de la Chine. Nous ne sommes qu’au début d’une reconfiguration du pouvoir mondial, dans laquelle la réaction de la Chine et d’autres variables ne sont pas encore connues.

Dans le cauchemar actuel, la gauche socialiste n’a pas la capacité d’«intervenir», mais nous avons des principes et des arguments à faire valoir, en particulier auprès de la population de notre pays [les Etats-Unis] – qui compatit à juste titre avec l’Ukraine, mais ignore largement le rôle de «notre camp» dans la crise actuelle:

1°. Nous devons soutenir l’indépendance nationale de l’Ukraine, sa guerre d’autodéfense légitime contre l’invasion russe et son droit de chercher des armes partout où elle peut les obtenir.

2°. Nous saluons les manifestants anti-guerre héroïques en Russie, et nous ferons tout ce qui est possible pour amplifier leurs voix. Leur prise de position aujourd’hui est un investissement dans un avenir décent pour le peuple russe, réfutant toute affirmation selon laquelle ils doivent être assimilés au régime criminel.

3°. Nous sommes absolument contre l’expansion de l’OTAN, ne serait-ce que pour réduire le danger d’une troisième guerre mondiale. En tant qu’anti-impérialistes socialistes, nous sommes des opposants de principe non seulement à l’élargissement de l’OTAN, mais aussi à son existence, sans aucune illusion quant au fait que, à l’heure présente, ce soit une position populaire.

4°. Nous appelons à un soutien total aux réfugié·e·s ukrainiens et à leur droit de rentrer chez eux. Nous demandons également le même droit pour les Palestiniens expulsés de leur patrie, et nous exigeons le droit des réfugiés et demandeurs d’asile centraméricains, haïtiens et autres de vivre aux Etats-Unis après des décennies de politiques américaines qui ont dévasté leurs pays.

5°. La tourmente énergétique mondiale et la catastrophe climatique en cours exigent que l’on mette l’accent sur la transformation la plus rapide possible en énergie renouvelable et durable. Nous exigeons que le gouvernement des Etats-Unis renonce à sa politique écocidaire consistant à se tourner vers l’Arabie saoudite – un régime tout aussi meurtrier et coupable d’agression au Yémen que celui de Poutine en Ukraine – et d’autres Etats pétroliers pour augmenter la production de combustibles fossiles.

6°. Le blocus économique sadique des Etats-Unis contre Cuba doit prendre fin. Il en va de même pour les sanctions contre le Venezuela, le Nicaragua et l’Iran, quelle que soit la nature de ces régimes. Et les Etats-Unis doivent revenir immédiatement et sans condition à l’accord multilatéral sur le nucléaire iranien (le JCPOA).

7°. Les dettes de l’Ukraine envers les institutions financières internationales doivent être immédiatement annulées. Il en va de même pour tous les pays du Sud, dont les dettes écrasent leurs peuples et leur avenir. (Sur cette question critique, voir le Comité pour l’abolition de la dette illégitime-CADTM).

Notre position de Solidarity a conclu que «la solidarité avec l’Ukraine et les voix anti-guerre russes, tout en résistant au militarisme chez nous, est une tâche complexe et urgente». La défaite de l’invasion russe par la résistance ukrainienne et la fin de cette guerre sont essentielles, mais ce n’est qu’un début. (Article publié sur le site de Solidarity, le 14 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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