L’actualité du rêve de Martin Luther King

Martin Luther King Jr. lors de la Marche sur Washington en 1963. (Rowland Scherman / National Archives and Records Administration)

Par Eric Foner

Il y a soixante ans aujourd’hui, le révérend Martin Luther King Jr. prononçait le discours peut-être le plus célèbre de l’histoire moderne des Etats-Unis. La date était le 28 août 1963; l’occasion, la marche sur Washington pour l’emploi et la liberté; le lieu, le Lincoln Memorial. Nous nous souvenons de ce discours en grande partie pour ses métaphores mémorables – «les tourbillons de la révolte», «la drogue tranquillisante du gradualisme» – et l’urgence du «rêve» de King d’une Amérique future qui aurait dépassé la tyrannie de la race. King est parvenu à un équilibre délicat entre l’espoir et le désespoir, entre la colère face à la condition des Noirs et l’assurance pour les autres Américains qu’ils n’avaient rien à craindre du mouvement pour les droits civiques. Tous les Américains bénéficieraient du démantèlement des lois Jim Crow [1], vieilles de plusieurs décennies.

Il est facile d’oublier à quel point le discours «I Have a Dream» de King était américain. Il s’est enveloppé lui-même, ainsi que le mouvement qu’il était venu incarner, dans le manteau des valeurs américaines fondamentales perceptibles dans les documents les plus estimés de l’expérience nationale. En un peu plus de 1500 mots, il a réussi à invoquer la Proclamation d’émancipation, la Constitution, la Déclaration d’indépendance et la chanson patriotique «America», le tout entrecoupé par le langage et la tonalité de la Bible. Lorsqu’il a prononcé pour la première fois les mots «I have a dream», il a immédiatement ajouté qu’il était «profondément enraciné dans le rêve américain». Il serait difficile de rendre le mouvement des droits civiques moins menaçant pour les concitoyens blancs. King a réussi à rendre familier, voire presque conservateur, son appel à une restructuration radicale de la vie américaine.

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Le discours de King s’inscrivait dans une tradition remontant à la Révolution américaine [période postérieure à 1763 et se prolongeant sur vingt ans], lorsque les critiques noirs de l’ordre racial reprochaient au pays de ne pas être à la hauteur des idéaux qu’il professait, tout en revendiquant ces idéaux comme étant les leurs. Au cours de la lutte pour l’indépendance, les pétitionnaires noirs [2] ont invoqué l’idéologie de la liberté pour revendiquer leur propre liberté. Dans des pamphlets, des sermons et des manifestes, ils insistaient sur le fait que, comme le disait une pétition, «chaque principe sur lequel l’Amérique a été fondée» exigeait l’abolition de l’esclavage. Dans les décennies qui ont précédé la guerre civile [1861-1865], les abolitionnistes noirs et leurs alliés blancs se sont emparés de la déclaration immuable de Thomas Jefferson selon laquelle «tous les hommes sont créés égaux» [Déclaration d’indépendance des Etats-Unis rédigée par Thomas Jefferson et adoptée par le Congrès le 4 juillet 1776 rejetant l’autorité du roi d’Angleterre] pour en faire une arme d’abolition de l’esclavage. Les rassemblements d’Afro-Américains libres s’appelaient eux-mêmes «conventions de citoyens de couleur», revendiquant un statut dont jouissaient les Américains blancs mais que le gouvernement fédéral leur refusait. Si les Américains blancs peuvent prétendre à la citoyenneté par droit de naissance, le même principe doit s’appliquer aux Afro-Américains nés aux Etats-Unis.

L’exemple le plus frappant de condamnation de l’hypocrisie nationale tout en revendiquant les avantages de la liberté est peut-être le discours de Frederick Douglass [3] de 1852 intitulé «The Meaning of the Fourth of July to the Negro» [«La signification du 4 juillet pour le nègre», discours prononcé à Rochester, New York’s Corinthian Hall, commémorant la Déclaration d’indépendance]. Douglass fustigeait les Américains qui célébraient le jour de l’indépendance tout en soumettant des millions de leurs compatriotes à l’esclavage. Il ne répudie pas pour autant les Pères fondateurs ou leur œuvre. Loin de là: Douglass revendiquait l’héritage des fondateurs. Ils étaient «des hommes courageux», a-t-il déclaré, «de grands hommes», et la Constitution qu’ils avaient élaborée était «un glorieux document de liberté» qui, correctement interprété, mettrait fin à l’esclavage. En effet, Douglass a laissé entendre que, puisque la Déclaration d’indépendance considérait la liberté comme un droit universel de l’humanité, les Noirs – qu’ils soient libres ou asservis – qui rejetaient l’idée que la liberté pouvait être confinée à une seule race étaient les véritables héritiers de la Révolution américaine.

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Le discours «I Have a Dream» de Martin Luther King a utilisé certaines des mêmes stratégies rhétoriques. Comme Douglass, King a insisté sur le fait que la nation s’était tragiquement éloignée des principes légués par les Pères fondateurs. King souligne que (comme l’abolitionnisme) le mouvement pour la justice raciale (racial justice) est lui-même interracial. Il a fait remarquer que de nombreux Blancs avaient participé aux manifestations en faveur des droits civiques, parfois en étant emprisonnés ou pire, et qu’ils étaient venus à Washington à cette occasion. Outre les appels à l’adoption du projet de loi sur les droits civiques qui traînait alors au Congrès, les manifestant·e·s réclamaient un programme de dépenses publiques massives – les emplois et la liberté renvoyant au titre de la Marche sur Washington – qui bénéficierait aux Américains de toutes les races: «Leur liberté est inextricablement liée à la nôtre.» La marche elle-même avait été organisée conjointement par des groupes religieux, des organisations de défense des droits civiques et des syndicats progressistes. L’égalité des Noirs ne constitue pas une menace pour les Blancs.

Martin Luther King s’est également efforcé de dissiper les craintes largement répandues que la marche ne débouche sur des actes de violence. Il a exhorté les Noirs à mener leur lutte «sur le niveau supérieur de la dignité et de la discipline» et a explicitement rejeté la «méfiance à l’égard de tous les Blancs». Pourtant, malgré son ton encourageant, King n’a pas renoncé à un langage percutant, voire colérique. Tout comme Douglass avait accusé la nation de «crimes qui déshonoreraient une nation de sauvages» et décrit les horreurs de l’esclavage, King a parlé des «horreurs indescriptibles de la brutalité policière», un langage qui peut surprendre ceux qui découvrent le discours aujourd’hui en ne connaissant que les mots «I have a dream» (J’ai un rêve).

Aujourd’hui, nous nous souvenons du langage qui incarnait l’espoir – le rêve de King – mais pas de sa description des dures réalités de la vie des Noirs. A un moment donné, King a semblé abandonner l’idée de rassurer en faveur d’une menace moins voilée: «Il n’y aura ni repos ni tranquillité en Amérique tant que le Noir n’aura pas obtenu ses droits de citoyen.»

Etant donné le statut de référence légendaire que le discours «I Have a Dream» a atteint, il n’est peut-être pas surprenant que des phrases et des expressions aient été arrachées à leur contexte historique pour répondre à des objectifs politiques actuels. L’invocation par King d’un avenir où ses quatre enfants «ne seraient pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur le contenu de leur personnalité» est devenue un shibboleth parmi les conservateurs, présenté comme une preuve que King était un opposant à ce qu’on a appelé la discrimination positive [actuellement remise en cause, y compris dans des institutions universitaires de prestige]. En fait, dans son dernier livre, Where Do We Go From Here (1967), King écrit: «Une société qui a fait quelque chose contre le Noir pendant des centaines d’années doit maintenant faire quelque chose de spécial pour lui.» A l’instar du discours «I Have a Dream», le livre est un plaidoyer en faveur de la justice raciale, et non de l’indifférence à l’égard de la couleur.

En effet, il y a 60 ans, King demandait aux Américains blancs de décider s’ils souhaitaient s’aligner sur la résistance, souvent violente, au changement social ou agir en accord avec les principes constitutionnels. A bien des égards, nous sommes aujourd’hui confrontés au même choix. (Article publié sur le site The Nation,le 28 août 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Eric Foner est professeur émérite d’histoire à l’Université de Columbia et a écrit de nombreux ouvrages entre autres sur la reconstruction après la guerre de Sécession. Il est l’auteur, notamment, de The Second Founding: How the Civil War and Reconstruction Remade the Constitution et de Give Me Liberty!: An American History.

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[1] Les lois Jim Crow sont des lois issues des Black Codes imposant la ségrégation raciale. Elles ont dominé dans les Etats du Sud de 1877 à 1964. (Réd. A l’Encontre)

[2] Des pétitions ont été lancées durant les années 1770 par des esclaves (parfois affranchis) dans divers Etats – par exemple au Connecticut, Massachusetts, Caroline du Sud –, demandant la liberté et l’abolition de l’esclavage et prenant appui sur l’idée de liberté promue durant la période de la Révolution. (Réd. A l’Encontre)

[3] Frederick Douglass (1817/18-1895), Mémoires d’un esclave (titre originel: Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave, written by himself, Boston, published by the Anti-Slavery Office, 1845), Ed. Lux, Québec, 2007. (Réd. A l’Encontre)

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