Justice climatique: les diverses facettes nécessaires d’une lutte importante contre l’installation d’un pipeline

Par Leanna First-Arai

Alors que la poussière retombe sur leur victoire, la coalition de militants et de membres de la communauté qui se sont opposés à l’oléoduc Byhalia Connection dans l’agglomération de Memphis, Tennessee – auquel les promoteurs ont officiellement renoncé le 2 juillet – continuent de se mobiliser, car affirment-ils un risque demeure pour la terre, l’eau, le climat et la collectivité. [Voir sur ce site l’article de Patrick Bond sur les modalités d’action face à de tels projets.]

Parallèlement à cette annulation, la firme Plains All American Pipeline a demandé aux agences fédérales et d’Etat d’annuler les permis nécessaires à la Byhalia Connection, qui devait relier – sur une distance de 79 kilomètres – une raffinerie de Memphis à un terminal pétrolier dans le nord du Mississippi, en traversant une série de quartiers à majorité noire du Tennessee. L’oléoduc était une coentreprise entre Plains et Valero Energy Corporation.

Comme le site MLK50 [journalisme alternatif] l’a rapporté peu après l’annonce, les promoteurs ont déclaré que les membres de la communauté qui ont reçu une compensation peuvent la conserver. Mais comme pour les pipelines annulés, Keystone XL et Atlantic Coast, les promoteurs conservent des droits indéfinis d’accès à certaines parties de terres privées le long du tracé annulé.

Justin Pearson, cofondateur de Memphis Community Against the Pipeline (MCAP), a déclaré à Truthout que le fait qu’une entreprise hors de l’Etat continue de détenir l’accès au terrain est une forme d’exploitation. «C’est une autre injustice qui vient s’ajouter à l’injustice de voir quelqu’un frapper à votre porte et vous dire que si vous ne vendez pas votre terrain, nous allons vous poursuivre en justice», a-t-il déclaré. Il faisait référence à l’utilisation par les promoteurs du droit d’expropriation pour obtenir des servitudes [restriction du droit de propriété] dans les collectivités à bas revenus. «C’est une violence sur le corps et l’âme des gens d’être traités de cette façon». Les activistes anti-pipeline du pays sont d’accord, notant que le maintien de droits indéfinis laisse la possibilité d’une future privation de droits.

«C’est un paiement unique pour une vie entière de risques», a déclaré Jane Kleeb, organisatrice du Nebraska, à Truthout. Jane Kleeb est la directrice fondatrice de Bold Nebraska, qui a aidé à mener l’opposition à l’oléoduc Keystone XL. «Il n’y a aucune raison pour qu’une société d’installation de pipeline ait besoin d’un accord à vie», a-t-elle ajouté.

George Nolan, un avocat du Southern Environmental Law Center qui a représenté MCAP et d’autres partenaires communautaires, a déclaré à Truthout qu’un avocat représentant le projet annulé avait dit qu’ils examineraient au «cas par cas» les demandes de restitution des servitudes aux propriétaires terriens de Memphis qui remboursent la société, notant qu’il restait à voir comment la société prévoyait de gérer son contrôle des servitudes dans le Mississippi.

«Le problème avec cette approche de la société de pipeline, c’est que cela s’est passé pendant une pandémie et je présume que beaucoup de gens n’ont plus d’argent», a déclaré George Nolan, ajoutant que dans certains cas, la compensation de la société a pu servir à payer des arriérés d’impôts. Les représentants de Plains All American n’ont pas répondu aux demandes de commentaires de Truthout.

Plus de pipelines, plus de pouvoir populaire

Les firmes liées aux combustibles fossiles se sont empressées de poser des pipelines à travers le continent depuis 2015, date à laquelle le Congrès a levé l’interdiction d’exporter du pétrole pendant 40 ans. Dès lors, en ont découlé les sites de résistance à la pose de pipeline. Ils sont devenus des terrains de la bataille climatique, physique et symbolique.

La victoire des groupes de base de Memphis qui s’opposent à l’oléoduc Byhalia en invoquant le racisme environnemental intervient quelques semaines après que les promoteurs ont annulé l’oléoduc Keystone XL, tandis que l’administration Biden continue de soutenir l’oléoduc Line 3 dans le Minnesota. Selon le collectif Giniw – un groupe anti-pipeline dirigé par des femmes indigènes, avec leurs caractéristiques spirituelles, est en première ligne de la résistance à la Line 3 – près de 600 personnes ont été arrêtées pour désobéissance civile dans le cadre de cette lutte. Parmi les personnes arrêtées figurent sept Water Protectors [protecteur de l’eau] qui ont pacifiquement affronté les forces de l’ordre, le 19 juillet, pour empêcher Enbridge [firme canadienne] de prélever de l’eau dans la rivière Shell.

L’opposition à l’oléoduc à Memphis a commencé au début de 2020 lors d’un petit rassemblement dans une chapelle remplie principalement de personnes âgées qui ont soulevé des questions sur le projet parce que le tracé proposé traversait les terres des membres de la communauté. Les résidents craignaient que le pipeline ne menace la valeur des propriétés et la santé des habitants des quartiers historiquement noirs, le long de son tracé. Dès le début, des membres du Sierra Club et de l’association locale à but non lucratif Protect Our Aquifer ont également remis en question le processus de la société. Ils ont effectué des recherches approfondies sur les permis demandés par la société et sur la mesure dans laquelle le projet menaçait l’aquifère de sable de Memphis, une formation géologique proche de la zone la plus active sur le plan sismique à l’est des Rocheuses. Cet aquifère fournit de l’eau potable aux habitants de la région de Memphis.

Mais ce n’est que lorsqu’une jeune génération de militant·e·s a organisé une réunion communautaire, au cours de laquelle le MCAP a été formé, que le mouvement contre le gazoduc a pris de l’ampleur, attirant des propriétaires fonciers noirs et des alliés de toute la ville et de l’extérieur de l’Etat.

Deborah Carington, une géologue du nord du Mississippi qui a participé aux premières journées portes ouvertes organisées par Byhalia Pipeline au nom de Protect Our Aquifer, a déclaré à Truthout que la formation de MCAP a permis d’obtenir un soutien juridique, notamment du Southern Environmental Law Center, et de placer ce projet au niveau national. «MCAP a apporté une énergie et un optimisme extraordinaires qui ont permis de sensibiliser le public», a déclaré Deborah Carington.

Justin Pearson a déclaré qu’en s’informant sur le processus d’obtention de permis, lui et d’autres militants ont trouvé consternant que, bien qu’il existe des réglementations environnementales protégeant les zones humides et les chauves-souris en période de reproduction, aucune ne protège les personnes vivant le long du tracé proposé, ni les eaux souterraines dans lesquelles elles puisent. Les lois environnementales fondamentales, comme la loi sur les espèces menacées d’extinction, exigent la réalisation d’évaluations environnementales si un projet proposé risque d’avoir un impact sur un ensemble spécifique d’espèces menacées. Mais les régulateurs chargés de délivrer les permis demandés par la société, y compris un représentant du Corps des ingénieurs de l’armée américaine, ont expliqué dans une lettre adressée au représentant Steve Cohen (Démocrate du Tennessee) qu’ils n’avaient pas le pouvoir de refuser le permis en raison de préoccupations relatives à la justice environnementale ou aux eaux souterraines.

«Ces lacunes réglementaires ont des implications réelles sur nos vies», a déclaré Justin Pearson, notant que ses deux grands-mères sont mortes d’un cancer dans leur soixantaine. «En l’absence de toute préoccupation concernant le racisme environnemental ou la pollution héritée, le fait de n’avoir aucun point où ils sont abordés est un parfait exemple de racisme institutionnalisé par le gouvernement.» Le taux de cancer dans le sud-ouest de Memphis est quatre fois supérieur à la moyenne des Etats-Unis, selon les recherches de Chunrong Jia, professeur de santé publique à l’université de Memphis.

En avril, une coalition d’associations de défense de l’environnement, dont MCAP, a intenté un procès à l’Army Corps pour ne pas avoir correctement évalué l’impact du projet sur l’environnement lors de la délivrance d’un permis simplifié de franchissement de cours d’eau à l’échelle nationale, comme le rapporte MLK50. L’affaire est en cours devant le tribunal de district. 

Combler les lacunes

Justin Pearson et d’autres membres de la coalition anti-pipeline disent qu’ils ont l’intention d’atteindre et de collecter des fonds pour les résidents qui veulent récupérer leurs droits fonciers mais qui ne sont peut-être pas en mesure de rembourser la société, en particulier en raison des difficultés économiques liées à la pandémie en cours.

Ils cherchent également à obtenir un soutien pour une série d’ordonnances locales qui empêcheraient les futurs projets d’infrastructure souterraine d’empiéter sur la source d’eau potable de la ville et de menacer de manière disproportionnée la santé des Noirs, des migrants et des résidents à faible revenu. Les ordonnances combleraient ce que les organisateurs décrivent comme des lacunes importantes dans les processus d’autorisation locale, étatique et fédérale existants, qui n’ont pas été conçus pour prendre en compte les problèmes de justice environnementale.

L’une des ordonnances prévoit la création d’un conseil consultatif sur les infrastructures souterraines, composé de fonctionnaires municipaux, d’experts en eau et d’un membre de la communauté spécialisé dans la justice environnementale, choisi par le maire de Memphis. Elle doit interdire aux promoteurs de construire de nouvelles infrastructures pour le transport de liquides dangereux, y compris le pétrole, sans avoir obtenu au préalable un nouveau permis du conseil municipal, envers lequel le conseil consultatif émettrait une recommandation.

L’approbation du permis serait subordonnée au respect d’une série de conditions, telles que l’analyse environnementale des effets négatifs sur les eaux souterraines, la distance par rapport aux puits et la mesure dans laquelle le projet pourrait nuire aux «populations minoritaires, aux populations à faible revenu ou aux quartiers historiquement touchés par la pollution environnementale». L’ordonnance vise essentiellement à combler les lacunes des processus d’autorisation locales, étatiques et fédérales.

«Vous devez faire preuve de diligence raisonnable, c’est ce que nous demandons», a déclaré Sarah Houston, directrice exécutive de Protect Our Aquifer, lors d’un rassemblement le 20 juillet, au cours duquel les membres de la communauté ont défilé du Musée des droits civils à l’Hôtel de ville. Le conseil municipal de Memphis a voté rapidement pour adopter l’ordonnance après sa première lecture, plus tard dans la journée. Deux lectures et deux votes supplémentaires sont nécessaires pour que l’ordonnance devienne une loi. Ils sont susceptibles d’être mis à l’agenda plus tard cet été ou au début de l’automne.

Mais les membres de la communauté se méfient de l’ingérence continue des intérêts de la firme. Le 5 juillet, quelques jours seulement après l’annonce de l’annulation, Cory Thornton, un avocat de Plains All American, s’est présenté à une réunion du conseil municipal pour s’opposer à la modification des règlements de la ville, comme le rapporte le Commercial Appeal. «A la lumière de l’annulation de notre projet, et de l’absence de raisons logiques, techniques ou juridiques pour suggérer qu’il existe un danger existant pour les résidents ou pour l’eau potable, nous exhortons le conseil municipal à ne pas adopter l’ordonnance ou les restrictions envisagées. Même avec des modifications, ces ordonnances vont nuire à l’économie et à la région de Memphis.»

Un lien sur le site de la Byhalia Connection renvoie à une autre page, Protect Memphis Jobs, qui vise à s’opposer à une deuxième ordonnance proposée par la communauté, qui exigerait que les futurs pipelines soient éloignés d’au moins 460 mètres des habitations ou des lieux de culte. Le site estime que l’ordonnance est «juridiquement imparfaite» et cite l’American Petroleum Institute, la Consumer Energy Alliance et la Chambre de commerce du Tennessee, ainsi que Plains All American et Byhalia Pipeline, comme sponsors de la campagne.

Les organisateurs de Memphis ont également exprimé leurs inquiétudes quant à la possibilité que les promoteurs prévoient un autre itinéraire. Ils affirment qu’ils continueront à renforcer le «pouvoir du peuple» au-delà des frontières des Etats de l’Arkansas et du Mississippi. «La population a les yeux rivés sur Memphis et elle prendra note de la volonté du conseil municipal d’agir pour protéger les vies des Noirs ou de contribuer à leur disparition», a écrit, dans le Commercial Appeal, le révérend Lennox Yearwood Jr, fondateur du Hip Hop Caucus. «Alors que nous allons de l’avant à Memphis, et que nous nous préparons aux futures batailles qui finiront par arriver, nous appelons les dirigeants de la ville à combler les lacunes réglementaires et à adopter dès maintenant des ordonnances qui empêcheraient des projets de pipelines similaires de menacer l’approvisionnement en eau de la ville et les communautés les plus vulnérables».

Entre-temps, Deborah Kleeb, de Bold Nebraska, s’est dite préoccupée par une menace relativement nouvelle, à savoir que TC Energy pourrait plus tard utiliser ou vendre les servitudes qu’elle possède encore le long du tracé annulé de Keystone XL pour construire des pipelines de carbone comprimé dans le cadre d’un futur réseau de capture du carbone. Les législateurs du Nebraska ont récemment adopté un projet de loi qui encourage le développement de technologies, notamment de pipelines, pour capter les émissions des sites industriels et les emmener pour les stocker sous terre. Elle craint que le recours au droit d’expropriation pour les infrastructures de capture du carbone ne reproduise des injustices historiques tout en permettant aux industries polluantes de continuer à faire des profits.

Bien qu’il n’y ait aucune indication de tels projets à Memphis, Deborah Kleeb note que ces systèmes seront probablement encouragés par les fonds alloués à la capture du carbone dans le projet de loi sur les infrastructures qui a fait l’objet d’un débat animé. «Il nous faut maintenant mettre en place des lois pour protéger les futurs propriétaires fonciers et réparer les erreurs de la situation actuelle», a-t-elle déclaré. Deborah Kleeb travaille à l’adoption d’une législation au niveau de l’Etat et au niveau fédéral qui obligerait les promoteurs à restituer les servitudes aux propriétaires fonciers en cas d’annulation d’un projet.

Dans le contexte des températures record de cet été, des inondations mortelles et des incendies gigantesques, Justin Pearson a fait remarquer que le mouvement anti-pipeline à l’échelle nationale vise en fin de compte à éviter l’urgence climatique, qui crée les conditions d’une sixième extinction de masse, en éliminant les projets qui exploitent des collectivités disposant de moins de ressources et qui entraînent la libération de gaz à effet de serre. En fin de compte, selon Justin Pearson:«les politiques racistes et le système capitaliste sont ce qui alimente réellement le changement climatique.» (Article publié sur le site de Truthout le 24 juillet 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre)

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