Etats-Unis. Trump joue avec une réponse du type Fox News face à la pandémie: «Qu’ils meurent!»

A droite Antony Fauci. Il est dorénavant «dégagé»  par Trump. Ce dernier explicite la raison: «Il n’est pas d’accord avec moi»

Par Jeet Heer

Dimanche dernier, le 22 mars 2020, 10 minutes avant minuit sur la côte Est, Donald Trump tweetait: «ON NE PEUT PERMETTRE QUE LE REMEDE SOIT PIRE QUE LE PROBLEME. A LA FIN DES 15 JOURS DE QUARANTAINE, NOUS DEVRONS DECIDER QUELLE DECISION PRENDRE».

Comme bien souvent, le retour à la source essentielle de la vision du monde de Trump, la chaîne Fox News, permet de faciliter l’exégèse de ses mystérieux commentaires. Un peu plus tôt dans la soirée, Steve Hilton – [britannique, ancien conseiller de David Cameron, il tient un show hebdomadaire sur Fox News intitulé The Next Revolution] – râlait sur Fox News contre le conseiller médical de Trump, le docteur Anthony Fauci [1]. Ce dernier avait préconisé des mesures draconiennes de distanciation sociale pour ralentir la diffusion du coronavirus jusqu’au moment où le système de santé sera suffisamment renforcé pour l’affronter.

Steve Hilton a fait valoir que de telles mesures causeraient plus de dommages que le coronavirus lui-même. «Vous connaissez cette fameuse phrase: “Le remède est pire que le mal?” demanda Hilton. C’est exactement vers un tel abîme que nous nous précipitons.»

La pression en faveur de mesures de distanciation, comportant la fermeture des écoles et des restaurants est relativement récente. Ce n’est que le 15 mars que la fermeture de telles institutions fut annoncée à New York. Et pourtant certains signes montrent que de nombreux politiciens de droite – et même parmi les leaders centristes du monde des affaires – en ont déjà assez de l’urgence sanitaire. Ils veulent le retour à la normale de l’économie et font la promotion d’idées décalées et marginales pour discréditer l’épidémiologie scientifique [2].

Il est difficile de savoir si Trump peut réellement annuler les mesures de quarantaine existantes, car ce sont les gouverneurs et les maires qui les ont fixées. Mais Trump peut certainement influencer le comportement de ses partisans. Si par millions les fans de Trump pensent que la quarantaine (confinement, fermeture) ne vaut pas l’aggravation de la situation économique, ils seront massivement en mesure de violer ce type de mesure. C’est le danger le plus probable résultant du tweet de Trump et de son possible changement de politique.

Fox News a déjà contribué à empoisonner le débat politique à propos de la pandémie. Le réseau a largement diffusé l’idée que les avertissements concernant la pandémie étaient un «canular» destiné à faire dérailler la présidence de Trump. Trump a commencé par suivre cette voie jusqu’à ce que Tucker Carlson – [qui dispose d’une émission de commentaires tous les soirs sur Fox News et avait une approche différente sur le COVID-19] – le persuade de prendre la pandémie au sérieux.

Montage Youtube qui compare le changement de position de celles et ceux qui avaient affirmé: le COVID-19 est un canular et sert dans la bataille politique contre Trump

Mais il est évident qu’une faction influente chez Fox News continue de croire que la menace du coronavirus est surjouée. Vendredi 20 mars, une foule de personnalités de Fox – dont Laura Ingraham [animatrice de radio à l’échelle nationale avec le Laura Ingraham Show et intervenante aussi sur Fox News] et Brit Hume [commentateur politique connu, ancien d’ABC News, actuellement présent sur Fox News – colportaient sur Twitter un post sur Medium du responsable républicain [de Californie], Aaron Ginn. Ce dernier reprochait au gouvernement une réaction excessive contre le coronavirus. Aaron Ginn n’est pas un épidémiologiste, son post était criblé d’erreurs d’analyse. Medium I’a rapidement retiré, mais des millions de personbnes l’avaient déjà lu…

Jeudi 19 mars, un éditorial du Wall Street Journal assurait: «Si les mesures qu’a ordonnées le gouvernement se poursuivent plus d’une semaine, voire deux, le coût humain des pertes d’emplois et des faillites dépassera ce que la plupart des Etats-Uniens imaginent. Il ne sera pas agréable de lire ça dans certains milieux: c’est maintenant que les responsables fédéraux et étatiques doivent commencer à ajuster leur stratégie anti-virus s’ils veulent éviter une récession économique qui éclipsera les dégâts de 2008-2009.»

Au Royaume-Uni, le gouvernement de Boris Johnson dans un premier temps s’est engagé dans une stratégie de non-intervention qui allait dans ce sens, imaginant qu’une propagation rapide du coronavirus pourrait être préférable pour minimiser les perturbations sociales. Cette idée a été abandonnée lorsque le gouvernement de Johnson a pris conscience du risque que le système de santé pouvait s’effondrer.

Le culte du capitalisme

L’extrême droite n’est pas seule à s’exprimer de la sorte. L’ancien PDG de Goldman Sachs, partisan de Hillary Clinton, Lloyd Blankfein, a tweeté dimanche 22 mars au soir: «Pendant un certain temps, des mesures extrêmes font sens pour aplatir la “courbe de croissance” du virus, afin de détendre la pression sur les infrastructures de santé. Mais écraser l’économie, les emplois et le moral est aussi un problème de santé et bien plus que cela. Dans quelques semaines les personnes à moindre risque devront reprendre le travail.»

Ce type d’arguments posent un double problème: ils sous-estiment les dangers qu’implique un abandon prématuré des programmes de distanciation sociale; mais ils sous-estiment aussi les outils nécessaires pour amortir le choc économique. L’exemple de la Chine le montre: des mesures extrêmement sévères sont nécessaires pour ralentir la propagation du virus. Sans elles, la vague de COVID-19 submergera le système de santé, faisant courir aux Etats-Unis le risque potentiel d’un nombre de morts supérieur à 10 millions. Ralentir la progression du virus donne plus de chances au système de santé pour obtenir le matériel médical (lits de soins intensifs et ventilateurs) nécessaire pour contenir au maximum le nombre de décès. Abandonner trop tôt la distanciation sociale condamnera d’innombrables habitants des Etats-Unis à une mort douloureuse et évitable. [L’OMS vient d’indiquer que les Etats-Unis pourraient devenir, après l’Europe, l’épicentre de la pandémie dans les pays dits développés.]

Oui, les coûts économiques qu’engendrera le coronavirus sont réels, mais une intervention robuste peut les affronter: une combinaison de revenu de base universel, de remise de paiement des hypothèques et des loyers, de renflouement des petites entreprises et d’un stimulus keynésien à la fin de la pandémie.

Mais voilà le problème: la droite politique et jusqu’aux «centristes» à la manière de Lloyd Blankfein ne veulent pas d’une telle intervention massive dans l’économie. Voilà pourquoi ils répandent de façon grotesque l’idée d’une fin rapide et facile des quarantaines, des fermetures et des campagnes de distanciation sociale pour dissimuler hypocritement leurs propres intérêts.

Ce qu’ils professent dépasse le darwinisme social, c’est un culte au capitalisme. Ce système est sacré à un point tel qu’il vaut la peine de lui sacrifier d’innombrables vies humaines. A leurs yeux, même les changements non révolutionnaires (pour reprendre a contrario l’idée de «révolution politique» de Bernie Sanders) du système sont des anathèmes.

De tout temps, l’économie et la médecine ont été étroitement liées, et parfois de façon étrange. Sous la surface des idées économiques, rôdent des métaphores issues de la médecine et de la psychologie: nous parlons de guérir une dépression, qui peut désigner à la fois une personne et une économie.

Economie et «nihilisme thérapeutique»

De 1850 à 1870 a fleuri à Vienne une école de médecine qualifiée par certains historiens comme le «nihilisme thérapeutique». Selon cette école la plupart des interventions médicales provoquent plus de dégâts que de bien. Elle préconisait que les médecins se limitent à superviser le processus naturel de récupération. Une certaine logique les justifiait: leur époque était celle des remèdes de charlatan.

Le nihilisme thérapeutique a eu une curieuse vie après sa mort. Comme le note William M. Johnson dans The Austrian Mind. An Intellectual and Social History, 1848-1938 (University of California Press, 1972), le «nihilisme thérapeutique» survécut au-delà des années 1870 dans le pessimisme de nombreux penseurs autrichiens, allant de Freud à Wittgenstein. Le nihilisme thérapeutique a également influencé l’économie autrichienne de Ludwig von Mises et de F. A. Hayek, les penseurs qui ont fondé la droite libertarienne moderne. Dans son livre The Viennese Students of Civilization.The Meaning and Context of Austrian Economics Reconsidered (Cambridge University Press, 2016), l’historien des idées Erwin Dekker démontre de façon convaincante que l’opposition de von Mises et Hayek aux interventions du gouvernement dans l’économie était une manifestation de ce nihilisme thérapeutique.

Von Mises (1881-1973) et von Hayek (1899-1992) étaient les principaux adversaires de John Maynard Keynes (1883-1946). Lui pensait qu’il ne fallait pas laisser les dépressions économiques suivre leur cours mais que des mesures gouvernementales actives pourraient les raccourcir.

A la manière des grands conflits entre l’école autrichienne et les keynésiens, nous voilà aujourd’hui confrontés à une fracture fondamentale en médecine et en économie. Adoptons-nous le «nihilisme thérapeutique» et alors haussons-nous les épaules face à une pandémie, avec l’espoir de sa rapide extinction? Ou pensons-nous que l’ingéniosité humaine et la coopération sociale peuvent élaborer ensemble des solutions, qui impliqueront de réels sacrifices – mais aideront à limiter la misère humaine? (Article publié dans l’hebdomadaire The Nation en date du 23 mars 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Jeet Heer est journaliste auprès de The Nation ; il traite de la situation aux Etats-Unis.

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[1] «Directeur de l’Institut national des maladies infectieuses depuis les années 1980, Anthony Fauci, 79 ans, contredit Donald Trump qui a tenté, pour sa part, de minimiser la gravité de la crise ou de promettre une issue rapide à ses concitoyens cloîtrés chez eux. «Je marche sur une ligne de crête», a reconnu récemment le Dr Fauci. «Je dis des choses au président qu’il n’a pas envie d’entendre et j’ai déclaré publiquement des choses différentes de ce qu’il assure.»  (Le Journal de Montréal, 24 mars 2020 – Réd. A l’Encontre)

[2] Selon le quotidien Haaretz du 24 mars 2020: «Alors que les cas de coronavirus continuent d’augmenter, le président Donald Trump a déclaré, lundi 23 mars, qu’il souhaitait remettre le pays en marche dans quelques semaines, et non dans quelques mois, car il a affirmé, sans preuve, que la poursuite des diverses fermetures pourrait entraîner plus de décès que la pandémie elle-même.» The Guardian, du 24 mars 2020, écrit: «Lors du point de presse d’hier, le 23 mars, l’attention s’est portée sur l’absence du Dr Anthony Fauci, l’immunologiste qui a conseillé le gouvernement sur la pandémie. Le Dr Fauci a ouvertement critiqué le fait que M. Trump ait régulièrement mis les faits sur la touche et ait apparemment évité les priorités de santé publique.» Le Washington Post du 24 mars 2020, à 21h21 (heure suisse) indique: «Le président Trump a déclaré mardi 24 mars qu’il souhaitait mettre fin aux restrictions d’ici Pâques – le 12 avril – et a continué à minimiser les dangers de la pandémie, alors même que les experts mettaient en garde contre une aggravation de la crise. Le président Trump a déclaré sur Fox News qu’il aimerait voir «des églises pleines à craquer dans tout le pays» le dimanche de Pâques. Avant que le président n’appelle à la réouverture de l’économie, six des sept clubs sportifs les plus lucratifs ont été mis à l’arrêt.» (Réd. A l’Encontre)

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