Par Ryan Devereaux
Des agents en tenue de camouflage de la «Border Patrol», montés dans des véhicules blindés ont lancé vendredi 31 juillet un assaut nocturne sur un camp d’aide humanitaire dans le sud de l’Arizona. Les agents ont attaché dans leurs dos les mains des bénévoles, ont crié sur eux en brandissant leurs fusils. Ils ont confisqué leurs téléphones portables, ainsi que les dossiers médicaux de l’organisation. Au moins deux hélicoptères ont survolé le camp et une de leurs équipes de tournage a documenté l’opération au sol. Les agents se sont déplacés à travers les installations du camp où ils ont arrêté plus de 30 migrant·e·s sans papiers qui bénéficiaient de soins après avoir traversé le désert au milieu de la canicule.
L’assaut contre le groupe humanitaire «No More Deaths» a immédiatement suivi la publication par ce groupe de documents qui jetaient une lumière critique sur l’organisme de contrôle des frontières.
Mercredi 29 juillet 2020, le groupe avait diffusé des documents concernant un raid remarquablement similaire entrepris il y a trois ans contre le même camp. Ces documents révélaient que la structure nationale de Border Patrol exigeait la répression de «No More Deaths». Jeudi 30 juillet, moins de 24 heures après la mise en ligne de ces documents, les agents de Border Patrol sont entrés dans le camp sans mandat et ont placé en garde à vue une femme sans papiers. L’agence a ensuite encerclé les lieux et mis en place un point de contrôle pour détenir et fouiller les allées et venues des bénévoles. Le camp a été encerclé jusqu’au raid du lendemain.
Montana Thames (un bénévole) a recueilli les témoignages de bénévoles détenus. Il a décrit l’opération comme une opération militaire, une démonstration de force à peu près au moment où la Border Patrol recourait aux techniques de répression récemment déployées pour briser les manifestations à Portland, dans l’Oregon. Selon Montana Thames, qui est lui-même un bénévole de «No More Deaths», lorsque des agents sont entrés dans le camp d’Arivaca, en Arizona, à environ 10 miles au nord de la frontière, ils ont affirmé détenir un mandat qu’ils ont refusé de montrer. «Ils ont fait sortir les gens de manière très agressive puis, ensuite, ont saccagé le camp», a déclaré Thames à The Intercept samedi 1er août. En plus de l’hélicoptère survolant le camp, les bénévoles ont signalé l’utilisation d’au moins deux douzaines de véhicules, de VTT et de véhicules blindés de transport de troupes, certains immatriculés comme tels et certains banalisés.
Certains des agents semblaient être des membres des équipes BORTAC [1] de la Border Patrol, ces unités commando qui ont été filmées en train de regrouper des manifestants dans des voitures banalisées à Portland, ont déclaré des bénévoles – des photos du raid étayent leurs affirmations. Selon Montana Thames, les membres de l’unité d’intervention ont pointé leurs fusils et crié sur les bénévoles menottés. La décision d’attendre la tombée de la nuit pour mener l’opération a été délibérée et a infligé un «traumatisme inutile» aux migrant·e·s recevant des soins et aux bénévoles, a déclaré Thames: «Ils ont fait mouvement vers le camp au coucher du soleil pour amplifier la peur et le chaos.»
Dans une série de tweets, Roy D. Villareal, chef du secteur de Tucson de la Border Patrol, a déclaré que des agents avaient détecté un groupe de migrants qui se déplaçaient à travers le désert au sud-est d’Arivaca, la veille du raid, après les avoir suivis «deux journées entières à travers des montagnes éloignées». Villareal a déclaré que les agents avaient trouvé une migrante «en dehors du périmètre du camp» et qu’après «un rapide examen effectué par un ambulancier de la Border Patrol elle avait été transportée par les pompiers d’Arivaca vers un hôpital local pour un traitement médical».
«No More Deaths» a déclaré pour sa part que des soins étaient dispensés à la femme en question et que l’arrestation avait eu lieu sans mandat, à l’intérieur du camp. «Je sais pertinemment, j’en suis sûr à 100 pour cent, que l’état de tous les patients était stable, des bénévoles médicalement formés, des professionnels assuraient leurs soins», a déclaré Thames.
Les bénévoles engagés sur le terrain ont été particulièrement perturbés par la façon dont la Border Patrol, après avoir saisi les téléphones des volontaires – excluant ainsi la possibilité d’une documentation non policière de l’événement –, a filmé l’opération, en grimpant sur leurs véhicules pour photographier sous différents angles des migrant·e·s placés en état d’arrestation. «Quelqu’un avait besoin d’aide, et ils l’ont allongé sur une civière comme pour une séance photo», a déclaré Montana Thames. «Les travailleurs humanitaires ont été détenus pendant deux heures, je pense qu’on peut donc dire que pendant ce temps, ils ont juste pris des photos des personnes pour leurs dossiers de presse.»
Les agents de la Border Patrol ont finalement montré à «No More Deaths» une copie du mandat de perquisition de leur poste de secours, a déclaré MontanaThames, qui ajoutait que leurs téléphones et leurs documents étaient les cibles de leur intervention. Alors que les bénévoles étaient menottés, les agents ont fouillé tous les véhicules et tous les équipements du camp et ont confisqué les anamnèses et la documentation médicale et celle des soins dispensés aux migrant·e·s. De nombreux bénévoles de «No More Deaths» travaillent également comme infirmières et premiers intervenants; le groupe conçoit son intervention en appliquant les standards qui sont ceux de la Croix-Rouge dans toutes les zones de conflit du monde.
The Intercept a transmis à la Border Patrol une série de questions concernant le raid de vendredi 31 juillet et a demandé une copie intégrale des images réalisées au cours de l’opération. L’agence n’a fourni aucune réponse, ni vidéo. En revanche, elle a publié la déclaration suivante: «Le 31 juillet 2020, des agents de la Border Patrol du secteur de Tucson, avec le soutien de la branche aérienne de Tucson de Customs and Border Protection (CBP) Air and Marine Operation (AMO), ont exécuté un mandat de perquisition fédérale sur le campement qu’a établi «No More Deaths» près d’Arivaca, Arizona. À leur entrée dans le camp, ils ont trouvé plus de trente migrant·e·s. illégaux»
Ce n’était pas la première fois que la Border Patrol effectuait une descente dans un camp de «No More Deaths» après que l’association eut publié des informations critiques sur l’agence. En janvier 2018, une équipe banalisée de la Border Patrol avait mis en place une surveillance de l’un des postes de secours de l’association dans la communauté non constituée [ne dépendant pas d’une municipalité] d’Ajo, en Arizona, quelques heures à peine après la publication par cette dernière d’un rapport mettant en cause l’agence dans la destruction de milliers de bidons d’eau laissés dans le désert à la disposition des migrant·e·s le traversant. Le raid qui a suivi cette information a conduit à l’arrestation du bénévole Scott Warren et de deux jeunes sans-papiers d’Amérique centrale.
Scott Warren a été accusé d’avoir fourni à ces hommes de la nourriture, des vêtements et un endroit pour dormir pendant trois jours. Le bureau du procureur des États-Unis l’a accusé de contrebande et de complot. Il risquait jusqu’à 20 ans de prison. Son premier procès s’est terminé faute de majorité au sein du jury. Il a été acquitté de toutes les charges retenues contre lui à l’occasion du second procès. Les procureurs de l’administration Trump en Arizona ont intenté neuf poursuites fédérales contre «No More Deaths», presque toutes pour avoir laissé sur des terres publiques de l’eau à des migrants. Les seules condamnations que l’administration a pu obtenir ont été rejetées cette année par un juge fédéral, qui a écrit qu’elles reposaient sur une «logique horrible» qui criminalisait «le fait d’intervenir contre une stratégie de surveillance de la frontière qui implique la mort des contrevenants».
Le groupe d’aide humanitaire, dont la mission est de mettre fin à la mort et à la souffrance dans le désert de la Sonora, est né en réponse à la stratégie vieille de plusieurs décennies de la Border Patrol, stratégie qui consiste à canaliser les flux migratoires vers les zones les plus meurtrières de la frontière – au minimum, plus de 7200 personnes sont mortes du fait de cette stratégie.
«Hier, la Border Patrol a meurtri de façon irréparable 30 personnes. Chaque jour, les personnes qui immigrent en empruntant le désert de l’Arizona sont ciblées, terrorisées, détenues et expulsées», a déclaré Scott Warren dans un communiqué samedi. «Hier soir, nous avons été témoins de ces tactiques déployées contre des personnes qui avaient besoin de l’aide et des soins médicaux que leur offre notre poste de secours au camp de Byrd. Comme toujours lorsque l’aide humanitaire est visée dans les zones frontalières, les plus touchés par ces assauts violents sont les personnes en quête de soins.»
Le premier raid de la patrouille frontalière sur le campement de «No More Deaths» à Arivaca eut lieu à peine quelques mois après l’intronisation de Trump en janvier 2017. Comme ce fut le cas à l’occasion de l’opération de la semaine dernière, le raid avait eu lieu au milieu d’une vague de très grande chaleur et impliquait des agents filmant l’opération sur le terrain. Dans un e-mail de juin 2017, qu’a publié l’association la semaine dernière, un individu que «No More Deaths» pense être un dirigeant de la structure nationale de la Border Patrol s’est plaint que l’attente d’un mandat retardait inutilement l’opération et alléguait, sans fournir la moindre preuve, que «No More Deaths» avait utilisé l’aide humanitaire pour se livrer à la contrebande de drogues et de personnes. Un deuxième e-mail, que le groupe a également partagé, a révélé que les agents de BORTAC avaient donné des conseils pour exécuter le raid de 2017.
Les deux courriels ont été publiés en vertu de la loi sur la liberté d’information (Freedom of Information Act). Par l’intermédiaire de Stephen Miller, conseiller de l’administration Trump, la structure de Border Patrol a des liens étroits avec la Maison Blanche. Stephen Miller est l’architecte ultra-radical des politiques du président en matière de frontières et d’immigration. Le BORTAC, quant à lui, a été sollicité à plusieurs reprises pour certaines des opérations les plus politisées de l’administration, notamment la répression au début de l’année contre les prétendues villes sanctuaires [offrant une protection aux migrant·e·s contre leur expulsion] et les événements plus récents à Portland.
La campagne de la Border Patrol contre «No More Deaths» en Arizona n’est qu’un élément d’un plus vaste réseau d’agences relevant du Department of Home Securits (DHS, Département de la sécurité intérieure) – ce réseau comporte la Border Patrol, le CBP, l’ICE – qui toutes s’en prennent à celles et ceux qui critiquent la politique d’immigration du président et sa mise en œuvre à la frontière en leur infligeant des mesures de surveillance et une répression agressive. Comme l’ont montré des documents hackés au cours du mois dernier par The Intercept, le DHS et ses agences ont régulièrement caractérisé les défenseurs des migrant·e·s à la frontière d’«antifa», d’extrémistes anarchistes et violents, des groupes que leur département et le président Trump ont décrits comme des terroristes de l’intérieur.
«C’est ce que font les fascistes – des représailles», a déclaré Greg Kuykendall, un avocat de Tucson qui représentait Scott Warren lorsque le gouvernement tenta de le mettre derrière les barreaux, et échoua. «Les jurys de Tucson et les juges de Tucson ont connu le genre de périls auxquels les gens sont confrontés dans le désert et ils comprennent que l’aide humanitaire n’est pas un crime – c’est un don de Dieu.»
«Dans toute société civilisée, et il y en a beaucoup autour du monde, les camps d’aide humanitaire sont reconnus comme un bien élémentaire, un bien que les ONG, sinon les gouvernements eux-mêmes, doivent normalement dispenser et leur action ne peut en aucun cas tomber sous les coups des forces de l’ordre. Ce principe figure clairement dans les directives de la Croix-Rouge internationale, comme dans celles des Nations Unies», a ajouté Greg Kuykendall. «Toute organisation qui s’occupe des réfugiés et des personnes en situation de crise, qu’elles soient d’origine humaine ou non, comprend que les stations d’aide humanitaire ne peuvent pas être des endroits où les forces de l’ordre sont autorisées à traquer.»
L’avocat, vétéran de la défense des droits humains, a suggéré que peut-être les déploiements de la Border Patrol à Portland ont contribué aux décisions que l’agence a prises en Arizona. «Ils ont pété les plombs pour n’avoir pas été envoyés à Portland cogner du hippy», exposa-t-il. Alors l’agence s’est défoulée sur les cibles qu’elle avait sous la main: un groupe de migrant·e·s et des humanitaires bénévoles qui leur prodiguaient des soins. «Il y a beaucoup d’endroits où vous pourriez chercher à intervenir, en plus du désert brûlant au sud de l’Arizona», a déclaré Greg Kuykendall. «Comme par exemple Washington, D.C». (Article publié par The Intercept, le 2 août 2020; traduction A l’Encontre)
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[1] Bortac, Border Patrol Tactical Unit, l’élite des gardes-frontières américains. (Réd.)
[2] Air and Marine Operations (AMO)-Interventions aériennes et maritimes, est une agence fédérale – dépendant du gouvernement des Etats-Unis – chargée de l’application de la loi au sein de l’U.S. Customs and Border Protection (CBP), du bureau des douanes et de la protection des frontières, dépendant du Département de la sécurité intérieure-Department of Homeland Security (DHS). L’AMO possède une imposante flotte aérienne et maritime chargée de l’application de la loi. (Réd.)
[3] Villes sanctuaires (sanctuary cities). Le mouvement du «sanctuaire» remonte aux années 1980, lorsque les églises américaines abritaient des migrants d’Amérique centrale qui avaient fui les troubles civils dans la région et craignaient d’être expulsés. Le label est maintenant généralement appliqué aux États et aux localités qui ont des lois, des politiques ou des règlements qui rendent plus difficile pour l’Immigration and Customs Enforcement (ICE), les services d’immigration et de douane, de retrouver et d’arrêter les immigrant·e·s qu’ils croient être expulsables. Cependant, il n’y a pas de définition officielle d’un «sanctuaire» et les niveaux de coopération varient d’un endroit à l’autre. (Réd.)
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