Etats-Unis. La droite dure renforce sa présence sur les campus. Les frères Koch financent Campus Reform

Par Eleanor J. Bader

Lorsqu’au début de l’automne, le téléphone d’Alexia Isais a reçu une Blue Alert (alerte bleue) [1] pour l’informer d’une attaque contre un policier local, elle a rapidement tweeté sa réaction: «Qu’ils aillent en enfer, sans eux la société sera meilleure.»

Isais, étudiante en sciences politiques à l’Arizona State University, est connue pour son franc-parler. «En tant que femme mexicaine américaine, j’ai le droit de m’opposer aux conditions et aux institutions qui ont ruiné la vie des gens», a-t-elle déclaré à Truthout. Parmi ses sujets les plus fréquents: les abus policiers, le racisme et la suprématie blanche.

La réaction à son tweet n’a pas tardé. Isais a été immédiatement licenciée de son poste de chroniqueuse à The State Press, le journal étudiant de l’Arizona State University. Elle a reçu des dizaines d’e-mails menaçants, d’appels téléphoniques, de tweets, de SMS et de messages Facebook tels que «Allez au diable, pute communiste» et «Je veillerai à ce que votre famille regrette de vous avoir eue.»

Mais aussi choquants que soient ces faits, Isais rapporte que de telles attaques n’ont rien de neuf. En fait, une campagne pour la faire taire dure depuis l’hiver dernier, lorsqu’elle a été élue au Sénat étudiant de l’Arizona State University comme représentante du College of Liberal Arts and Science.

Isais nous rapporte que ces attaques, très organisées, ont été orchestrées par un groupe bénéficiant de 11 ans d’implantation, «Campus Reform» [2], qui prépare des étudiants conservateurs à surveiller les propos et les actions des professeurs de gauche, des étudiants et des groupes militants sur les campus campus et à en rendre compte sur le blog quotidien de l’organisation.

Le site Web Campus Reform justifie ces actes par une hyperbole, alléguant que «les étudiants conservateurs sur les campus universitaires sont marginalisés, menacés et réduits au silence» par un groupe de professeurs et d’administrateurs de gauche qui s’efforcent de détourner la jeunesse américaine du capitalisme, du marché libre et du mouvement social qui promeut l’homophobie, le racisme, le sexisme et la transphobie.

L’essentiel du poison distillé par Campus Reform cible les professeurs et le personnel, mais les étudiants – en particulier les militants des Students for Justice in Palestine (étudiants pour la justice en Palestine) et des groupes d’étudiants noirs – se sont aussi fréquemment retrouvés dans le collimateur de Campus Reform.

Cela peut être très méchant. Les personnes que vise le groupe subissent de vrais jets de vitriol en ligne. Campus Reform agresse Isais qu’il qualifie d’«ouvertement et ardemment communiste» dans quatre articles différents publiés sur son site Web, l’un d’entre eux a été repris par le journal The Arizona Republic.

Un réseau connecté

OK. Campus Reform, c’est quoi? Un projet du Leadership Institute. Cette organisation est vieille de 41 ans. Elle a été fondée par le poids lourd de la Nouvelle droite, Morton C. Blackwell.

Blackwell est un allié de feu Paul Weyrich qui était co-fondateur de la très réactionnaire Heritage Foundation, de l’American Legislative Exchange Counci et de la Free Congress Foundation; du conservateur Richard Viguerie, pionnier du publipostage politique; et d’Edwin Feulner, qui présida la Heritage Foundation de 1972 à 2013 puis de 2017 à 2018.

En fondant le Leadership Institute, Morton C.Blackwell s’est centré sur son objectif de rapprocher les jeunes libertariens et les jeunes conservateurs, besoin qu’il avait identifié dès les années 1970.

Blackwell est doté d’une large vision et il a travaillé à favoriser le réseautage organisationnel pour relier les organisations étudiantes de droite – les générations montantes – au mouvement conservateur plus large et plus ancré dans l’establishment: l’«Heritage Foundation, l’American Enterprise Institute, Americans for Prosperity, FreedomWorks, le Club for Growth, la Foundation Reason et le State Policy Network.

Mais Blackwell est également allé plus loin, comprenant que ces liens seraient insignifiants sans injecter de l’argent qui soutiendrait le travail des étudiants.

Le Leadership Institute, qui disposait en 2018 d’un budget de près de 17 millions de dollars, est devenu une sorte d’entremetteur financier. Grâce aux relations de l’institut, le personnel du Leadership Institute a présenté des bailleurs de fonds conservateurs à Campus Reform et à d’autres réseaux étudiants de droite: Turning Point USA, The College Fix, The Clarion Project et le Middle East Forum Campus Watch.

Son projet s’est révélé efficace. Des fondations telles que les fondations Kirby, Uihlein et Lynde et Harry Bradley, ainsi que Donors Trust et Donors Capital Fund, des pourvoyeurs d’argent noir contrôlés par la famille Koch [3], ont été ravies de donner et de donner gros.

Cela a permis à Campus Reform d’attirer des candidats journalistes dans ses rangs.

«Vous recevrez une expérience dans le monde réel et serez payés comme des journalistes», se vante son site Web. Il promet en outre que ses employés seront publiés et pourront «même avoir l’occasion de discuter leurs articles sur les chaînes de télévision nationale». Une formation et un mentorat de premier ordre sont également promis.

Former les jeunes conservateurs

C’est ici qu’intervient le Leadership Institute. Il propose des formations en ligne et personnalisées pour former les jeunes conservateurs. Le but est de les amener à suivre une ligne politique conservatrice-libertarienne, y compris l’opposition au «définancement» de la police, tout en les formant à devenir de jeunes leaders.

Les participants reçoivent également des cours pratiques où ils apprennent à conduire des interviews et à créer des podcasts. Chaque année, plus de 300 formations annuelles sont organisées, toutes gratuites pour les participants sélectionnés.

C’est très payant. Bien que les «journalistes» de Campus Reform ne puissent être considérés comme étant vraiment des journalistes, ils sont mis en contact avec des organes de la presse conservatrice tels que Breitbart, The Daily Caller, The Washington Free Beacon, The Drudge Report et National Review. Ainsi, le «reportage» d’étudiants pour Campus Reform – la plupart du temps le dézinguage d’un professeur qui aurait critiqué le gouvernement des Etats-Unis, enseigné l’histoire de l’inégalité ou soutenu les mouvements préconisant la justice sociale – déborde souvent les limites du campus pour se voir récompenser d’une audience nationale.

Et encore, une fois diplômés, nombre d’étudiants ayant travaillé comme «reporters» pour Campus Reform sont pistonnés en vue d’emplois auprès de députés conservateurs, de think tanks ou de médias. Au moins six anciens élèves de Campus Reform travaillent maintenant pour Fox News; d’autres anciens ont décroché des postes au Wall Street Journal, au Daily Caller, au Washington Examiner, à CNN, à la Georgia Law Review et à la National Review.

Isaac Kamola, professeur agrégé de sciences politiques au Trinity College, étudie Campus Reform depuis 2017, lorsque le groupe s’en est pris à son collègue, le sociologue Johnny Eric Williams, pour avoir rédigé des tweets qui s’en prenaient aux républicains racistes et aux suprémacistes blancs. Travaillé par son indignation, Isaac Kamola comprenait qu’il lui fallait réagir. Début 2020, lui et son assistant avaient organisé «Campus Reform Early Responders» (Campus Reform: premiers secours) pour surveiller les publications quotidiennes de Campus Reform, informer les professeurs ciblés et les conseiller sur la marche à suivre.

«Lorsqu’un professeur a été signalé pour avoir parlé de la suprématie blanche sur laquelle se sont construits les Etats-Unis, sur l’inégalité entre les sexes ou les droits des trans, Campus Reform déclenche une violente attaque pendant une courte période, avec un déluge de courriers haineux, des menaces contre la personne ou l’institution, et des appels aux administrateurs exigeant le renvoi du professeur ou une sanction», dit Isaac Kamola. «Cela provoque souvent de nombreux dommages collatéraux. Si l’administration réagit mal, si elle ne soutient pas la liberté académique et la liberté d’expression du professeur, elle peut perdre les pédales et faire reposer la tâche de réparer les dégâts sur les seules épaules de la personne ou de l’institution.» Ces pratiques obligent les personnes à affronter seules les procédés fallacieux et la mise en cause par Campus Reform.

«Ce n’est pas du journalisme. C’est purement et simplement de la délation», dit Kamola. «Ils traitent d’anti-américains les gens qui critiquent le racisme, ils incitent les donateurs à financer sur les campus des instituts ayant leurs faveurs et publient des citations tronquées en ignorant le contexte ou les arguments exprimés pour susciter la fureur “Peux-tu le croire? ils ont dit ça…?”»

Plus insidieuse encore, selon Isaac Kamola, l’affirmation selon laquelle, sur le campus, les conservateurs constitueraient une minorité assiégée et opprimée.

Selon Inside Higher Education, bien que pour chaque professeur républicain on compte 11,5 démocrates, rien ne permet d’affirmer, selon un rapport de 2016, que les membres conservateurs du corps enseignant seraient insatisfaits de leur choix de carrière ou de quelque façon persécutés.

Mais ces faits n’ont pas empêché Campus Reform et d’autres groupes étudiants conservateurs de débiter leurs histoires. Grâce à une relation étroite entre Campus Reform et Turning Point USA, les attaques contre les professeurs progressistes ont été constantes.

Turning Point USA a été fondée en 2012 par Charlie Kirk, fils de Robert W. Kirk, l’architecte en chef de la Trump Tower à New York. Sa «Professor Watchlist» (liste de contrôle des professeurs) nomme des centaines de progressistes qui seraient en train d’endoctriner les étudiants avec des messages anticapitalistes menaçant la survie de la civilisation occidentale.

Selon Alex Kotch, écrivant dans PR Watch [4], près de la moitié du financement de Turning Point USA, soit plus de 11 millions de dollars, provenaient du réseau des donateurs contrôlé par Koch entre 2014 et 2018.

Truthout a contacté Campus Reform, Turning Point USA et le Leadership Institute par e-mail et par téléphone pour leur offrir la possibilité de répondre aux affirmations formulées dans cet article, mais aucun de ces groupes n’a répondu.

Attaques contre les chercheurs développant la «Critical Race theory» [5]

Jason Stanley, professeur de philosophie à la chaire Jacob Urowsky de l’Université de Yale, et auteur de How Fascism Works: The Politics of Us and Them (Ed. Random House, 2018), a été éreinté par Campus Reform pour avoir critiqué, en 2016, sur la page Facebook d’un ami, la conclusion du professeur émérite d’Oxford Richard Swinburne selon laquelle «l’orientation homosexuelle est une forme d’invalidité». Depuis lors, Jason Stanley a fréquemment fait l’objet de l’animosité de Campus Reform.

«Des groupes comme Campus Reform et Turning Point USA collaborent avec des publications intellectuellement plus respectables, telles que The American Conservative et National Review pour susciter une dynamique», a expliqué Jason Stanley à Truthout. Au départ, dit-il, ils ont ciblé des professeurs titulaires et, bien qu’ils soient parvenus à pousser plusieurs personnes à quitter leur emploi, «ces dernières années, ils sont passés à des professeurs et des adjoints moins protégés pour les faire licencier».

Campus Reform et Turning Point USA, poursuit-il, s’en prennent aux gens qui les démasquent. «En ce moment, cela signifie qu’ils s’attaquent aux personnes qui développent la Critical Race Theory», ils s’en prennent aux recherches et aux écrits qui se centrent sur l’oppression et la force des personnes de couleur dans la société américaine. «Je considère qu’avoir été dans leur ligne de mire est une justification de mon travail», poursuit Jason Stanley. Il note également comme expression de son privilège d’homme blanc d’avoir été protégé à Yale de l’ampleur des attaques organisées contre des personnes de couleur, comme Jasbir Puar et Brittney Cooper à l’Université Rutgers (New Jersey), et des personnes non titularisées dans d’autres collèges et universités.

Pourtant, Jason Stanley salue Yale pour son soutien au corps professoral et exprime sa reconnaissance de ce que «du président de l’université à toutes les instances qu’il dirige, les administrateurs ont apporté leur soutien à notre droit à la liberté d’expression».

En effet, lorsque la collègue de Jason Stanley à Yale, Asha Rangappa, professeure intérimaire au Jackson Institute for Global Affairs et analyste politique et juridique sur la chaîne CNN, s’est retrouvée la cible de la colère de Campus Reform cet été, le collège n’a pas tardé à la défendre.

La campagne contre elle est venue en réponse à deux tweets. Le premier a été une réaction à la déclaration de l’ancienne ambassadrice des Nations Unies Nikki Haley [de janvier 2017 au 31 décembre 2018, républicaine ancienne gouverneure de Caroline du Sud de 2011 à 2017] selon laquelle il n’y a pas de racisme aux États-Unis: «Je lui ai demandé pourquoi, si cela est vrai, elle s’appelle Nikki au lieu de Nimarata, son nom de naissance» [Nikki Haley est d’une famille sikh émigrée en Caroline du Sud dans les années 1960, de son nom d’origine Nimarata Halley née Randhawa], a déclaré Asha Rangappa à Truthout. «La deuxième fois, j’ai tweeté qu’il y avait un terroriste biologique à la Maison Blanche.» Ces tweets, rapportés pour la première fois par Campus Reform, ont ensuite été fustigés par Breitbart, le Daily Caller, Fox News et le Washington Free Beacon.

«Avant cette affaire, j’ignorais Campus Reform. J’ignorais l’existence de ses campagnes planifiées en vue d’obtenir des mesures disciplinaires ou le licenciement de celles et ceux qu’ils pourchassent», dit Asha Rangappa. «Analyste sur CNN, je suis familiarisée avec les courriers haineux, mais ces courriels étaient inquiétants, certains comportaient des photos satellites de ma maison. C’était de l’intimidation et c’était déstabilisant, mais apprendre ensuite que des centaines d’autres professeurs avaient été visés me fut utile. Dans les deux cas, le scandale s’est calmé en l’espace d’une semaine environ. Ils espéraient une réaction qui leur permette d’alimenter leur feuilleton, et faute d’en avoir reçu, ils sont passés à autre chose.»

Selon Jason Stanley, la clé, contre eux, c’est la stratégie de l’évitement. Mais en même temps, souligne-t-il, il est essentiel d’être ouvert et franc avec les étudiants à propos de nos opinions politiques – qu’il s’agisse du soutien au droit à la souveraineté palestinienne ou du soutien à Black Lives Matter.

Isaac Kamola est d’accord. «La société évolue et ceux qui bénéficient de la structure de pouvoir existante veulent conserver ce qu’ils ont. Cela ne se produit pas uniquement sur les campus. La droite développe en général plus d’activités et celles-ci sont amplifiées par les médias sociaux», dit-il. «En fin de compte, il est toujours plus facile de reprocher à quelque chose d’être “scandaleux” que d’affronter le vrai problème.» (Article publié sur le site Truthout, le 15 novembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Eleanor J. Bader, journaliste, a été récompensée par des prix. Elle écrit sur les questions sociales, les mouvements pour le changement social, les livres et l’art. En plus d’écrire dans Truthout, elle écrit pour The Progressive, Lilith Magazine et blog, LA Review of Books, Fiction Writers Review et d’autres publications en ligne ou imprimées.

_______

[1] La Fondation Alerte bleue a mis en place le BLUE ALERT system pour l’application de la loi en améliorant leurs moyens pour appréhender les criminels violents qui ont tué, ou grièvement blessé des agents des forces de l’ordre aux niveaux local, de l’Etat ou fédéral. (Réd.)

[2] «Campus Reform» se présente ainsi: «Projet du Leadership Institute, Campus Reform est le principal site d’information sur la vie dans les universités américaines. Sentinelle conservatrice de l’éducation supérieure dans notre pays, Campus Reform dénonce l’intervention de la gauche sur les campus de nos universités. Notre équipe de journalistes professionnels encadre des militants et des journalistes étudiants qui travaillent à rapporter les faits et les méfaits des administrateurs de campus, des enseignants et des étudiants. Campus Reform respecte rigoureusement la déontologie professionnelle et s’efforce d’exposer de façon précise, objective et politiquement correcte les informations qu’il recueille.» (Réd.)

 [3] La «Koch family», la famille Koch est une puissante famille de la bourgeoisie états-unienne. Sa notoriété tient à ses activités politiques (déni du changement climatique, financement du mouvement libertarien, réforme de la justice pénale, soutien du Parti républicain, rejet de l’intervention du gouvernement fédéral) et aux Koch Industries, la deuxième plus grosse entreprise privée aux Etats-Unis (en 2017 ses revenus se sont élevés à 100 milliards de dollars). Fred C. Koch a créé l’entreprise après avoir découvert un nouveau précédé de craquage pour raffiner le pétrole brut lourd et le transformer en essence. Des conflits d’intérêts ont opposé ses quatre fils au cours des années 1980 et 1990. (Réd.)

 [4] PR Watch est une publication du Centre pour les médias et la démocratie (CMD). Selon cette publication faisant référence, «les frères Koch, et leur réseau de milliardaires dispose de moyens qui dépassent ceux des partis politiques et abusent de leur pouvoir pour éroder notre système électoral et détourner le fruit de nos impôts des investissements dans les infrastructures publiques, l’éducation, la santé au profit de leurs seuls intérêts et de celui du capital transnational». (Réd.)

[5] Critical Race Theories, critique universitaire de la neutralité supposée des règles juridiques et prise en compte de l’impensé racial dans le système juridique américain. (Réd.)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*