Par John Nichols
Elon Musk déteste les syndicats, avec une ardeur intense qui l’a rendu délirant. Fin novembre, lors d’un sommet du New York Times DealBook, où les aspirants-riches se réunissent pour recevoir les conseils des vrais riches, le PDG de Tesla a expliqué: «Je ne suis pas d’accord avec le principe des syndicats… Je n’aime tout simplement pas ce qui crée une sorte de situation de système féodal de seigneurs et de paysans [impliquant des obligations mutuelles].» Dans la même échange, Musk – un méga-milliardaire qui, en 2018, a menacé de supprimer les options d’achat d’actions des travailleurs de Tesla s’ils s’organisaient pour exercer leurs droits de négociation collective – a déclaré: «Je pense que les syndicats essaient naturellement de créer de la négativité au sein d’une entreprise.»
Lorsque le deuxième homme le plus riche du monde se plaint que le fait de donner aux salariés la possibilité de s’exprimer sur leur lieu de travail engendre de la négativité et «une sorte de relations de type féodal», nous sommes vraiment de l’autre côté du miroir. (Voir le nouveau reportage de Bryce Covert sur le racisme, le sexisme et d’autres abus sur le lieu de travail qui sévissent dans les usines de Tesla, dans The Nation du 9 avril 2024).
Mais Musk est loin d’être le premier industriel milliardaire à péter les plombs à l’idée de devoir traiter les travailleurs et travailleuses avec le respect qu’exige la loi. Malheureusement, ce milliardaire ne se contente pas de fulminer. Il est désormais devant la justice pour contester la législation du New Deal qui a créé le National Labor Relations Board-NLRB (Conseil national des relations de travail), avec une action en justice opportunément engagée avant que le NLRB n’adresse à sa société SpaceX, fin mars, une plainte pour pratiques déloyales de travail. Si Musk parvient à ses fins, ce projet visant à vider de sa substance le National Labor Relations Act de 1935 pourrait déstabiliser un large éventail d’agences fédérales chargées de l’application des lois régissant un ensemble allant de la sécurité sur le lieu de travail aux conditions environnementales.
«C’est une menace sérieuse, très sérieuse», a déclaré Sara Nelson, présidente internationale de l’Association of Flight Attendants-CWA [syndicat représentant les agents de bord, membres des Communications Workers of America, affiliés à l’AFL-CIO] à The Nation. Ce qui la rend si sérieuse, c’est la stratégie juridique de Musk, qui s’appuie sur la même logique de pensée que celle qui anime les mémos de la Federalist Society [organisation de droite conservatrice qui préconise une interprétation rigoriste et originaliste de la Constitution] et les plans de campagne de Donald Trump et de Steve Bannon pour la «déconstruction de l’Etat administratif». La stratégie de Musk a bénéficié du soutien juridique d’autres entreprises milliardaires briseuses de syndicats, dont Amazon de Jeff Bezos, Starbucks et Trader Joe’s [chaîne de supermarchés].
Dans plusieurs affaires judiciaires, les avocats d’Elon Musk ont fait valoir que le NLRB – l’agence fédérale indépendante qui (pour citer l’agence elle-même) «protège les droits de la plupart des employés du secteur privé à s’associer, avec ou sans syndicat, pour améliorer leurs salaires et leurs conditions de travail» – n’a pas le pouvoir de contrôler ses manœuvres antisyndicales. La plus sérieuse de ces contestations, une plainte déposée au Texas au début de l’année par les avocats de SpaceX, affirme que les procédures d’application du NLRB violent le droit constitutionnel de l’entreprise à un procès avec jury [procédure judiciaire dans laquelle le jury prend une décision ou établit des conclusions de fait]. L’action en justice affirme également que les restrictions relatives à la révocation des membres du conseil d’administration et des juges administratifs du NLRB – qui les préservent de toute interférence politique en cas de changement d’administration – violent la disposition de la Constitution relative à la séparation des pouvoirs.
La constitutionnalité du National Labor Relations Act a déjà été contestée par le passé et les tribunaux ont généralement ignoré les arguments spécieux des employeurs antisyndicaux. Comme le rappelle l’ancien secrétaire au travail Robert Reich, dans la plus célèbre de ces décisions – l’arrêt rendu en 1937 par la Cour suprême des Etats-Unis dans l’affaire NLRB vs Jones & Laughlin Steel Corp. – le président de la Cour suprême, Charles Evans Hughes, candidat républicain à l’élection présidentielle contre Woodrow Wilson, a estimé que le Congrès avait le pouvoir constitutionnel d’approuver la loi et d’établir le NRLB pour en faire respecter les dispositions. Aujourd’hui, ajoute Robert Reich, «les barons du négoce des temps modernes, Jeff Bezos et Elon Musk, veulent que la Cour suprême revienne sur sa décision de 1937 et ramène l’Amérique à une époque où les travailleurs n’avaient pas encore le droit de se syndiquer».
Musk et Bezos pourraient être considérés comme des morts en sursis qui reprennent des batailles perdues depuis longtemps contre Franklin D. Roosevelt (FDR) et le New Deal, si ce n’est que Charles Evans Hughes a été remplacé par un juge comme Samuel Alito, un zélateur antisyndical qui ne cache pas sa détermination à renverser les protections des travailleurs et de leurs syndicats. La Cour suprême moderne a déjà sapé les syndicats qui représentent les travailleurs du secteur public, notamment avec l’arrêt Janus vs American Federation of State, County, and Municipal Employees de 2018 [jurisprudence du droit du travail concernant le droit des syndicats à percevoir des cotisations auprès de non-membres afin de pouvoir conduire matériellement des négociations collectives]. Quelqu’un doute-t-il sérieusement que la majorité de la Cour suprême actuelle souhaite rendre plus difficile pour les travailleurs du secteur privé de s’organiser, de négocier et de s’engager politiquement? Sara Nelson n’a pas de doute à ce sujet. Elle indique que Samuel Alito [nommé par George W. Bush en 2006] «construit le dossier pour cela depuis des années». Depuis 2012, lorsqu’il a rédigé l’opinion majoritaire dans l’affaire Knox vs Service Employees International Union, Samue Alito a établi un modèle de plaidoyer qui suggère que lui – et probablement ses collègues conservateurs – sont à la recherche d’affaires susceptibles d’affaiblir un mouvement syndical qui se réaffirme.
Musk et Bezos sont animé d’une animosité anti-syndicale et disposent des ressources des milliardaires pour mener cette bataille juridique pendant des années, et potentiellement pour l’amener devant la Cour suprême. Ils pourraient se heurter à un tribunal de première instance ou à une division parmi les conservateurs de la Cour suprême. Mais le démocrate Mark Pocan, coprésident du Congressional Labor Caucus et l’un des rares membres de syndicats cotisants à la Chambre des représentants, déclare: «Il s’agit d’une menace énorme, car Musk et Bezos […] tentent de passer par les tribunaux plutôt que par le processus législatif. S’ils y parviennent, ils pourraient causer des dommages incroyables aux droits des travailleurs.»
Si la Cour suprême devait invalider la loi nationale sur les relations de travail, affirme Mark Pocan, un Congrès motivé pourrait promulguer de nouvelles protections pour les travailleurs et travailleuses et pour les syndicats, et le Sénat pourrait combler les sièges devenus vacants des juges par des juges favorables aux travailleurs. Mais pour cela, il faudrait que les démocrates favorables aux travailleurs contrôlent la Chambre des représentants, le Sénat et la présidence. «C’est une raison supplémentaire pour laquelle les élections de 2024 sont importantes», explique Mark Pocan. «Si nous n’avons pas de membres du Congrès prêts à rédiger des règles qui protègent les travailleurs et des membres du Sénat prêts à confirmer les juges qui respectent les droits des travailleurs, ces milliardaires pourraient arriver à leurs fins.» (Article publié dans The Nation le 9 avril 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
John Nichols est correspondant pour The Nation. Son dernier ouvrage, coécrit avec le sénateur Bernie Sanders, est le best-seller du New York Times intitulé It’s OK to Be Angry About Capitalism (C’est normal d’être en colère contre le capitalisme).
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