Analyse. «La guerre en Ukraine est dans une impasse dangereuse. Quelle est la prochaine étape?»

Marioupol

Par Paul Rogers

Dès le premier jour, la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine a mal tourné, mais le paradoxe est que, deux mois plus tard, elle entre dans sa phase la plus dangereuse: une impasse instable et violente.

L’OTAN et le Pentagone estiment que la Russie a subi entre 7000 et 15 000 morts et jusqu’à 30 000 blessés graves. Ces pertes ne concernent pas seulement les nouvelles recrues et les conscrits mal entraînés, mais aussi les forces d’élite qui sont le fer de lance de l’offensive.

L’une d’entre elles, le 331e régiment aéroporté de la Garde, a perdu au moins 40 de ses soldats au cours des trois premières semaines, dont son commandant, le colonel Sergei Sukharev. Au bout de six semaines, le nombre de pertes aurait plus que doublé, pour atteindre une centaine de soldats. Etant donné qu’au moins deux fois ce nombre de soldats auraient été gravement blessés, il est probable que plus d’un tiers de l’ensemble du régiment aurait été anéanti.

Cette semaine, le Pentagone a estimé que l’armée de Poutine avait désormais perdu 25% de l’ensemble de sa capacité de combat – troupes, armes et équipements militaires – déployée en Ukraine. Comme les deux tiers de l’ensemble de l’armée russe sont impliqués et que nous n’en sommes qu’à huit semaines de guerre, l’ampleur du désastre de Poutine est évidente, si ce n’est pour lui-même.

Les objectifs de guerre de la Russie se réduisent désormais à prendre le contrôle du Donbass autant que possible avant de déclarer la victoire, l’hypothèse étant peut-être que la simple force du nombre de militaires finira par avoir raison du gouvernement de Zelensky. Ce que l’on oublie, cependant, c’est que Poutine mène également une véritable guerre par procuration contre l’OTAN. Une défaite serait un désastre pour l’une ou l’autre des parties, d’où l’impasse.

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Pour mettre en perspective l’implication de l’OTAN, celle-ci a commencé par fournir des armes défensives à courte portée, telles que des missiles antiblindés et antiaériens, et des armements légers, ainsi que des fournitures médicales et un large éventail de matériel de soutien. Cet apport augmente et évolue à mesure que la guerre se déplace vers le Donbass et que se fait sentir le besoin d’armes différentes.

Jusqu’à dix grands transports de matériels militaires par jour sont actuellement acheminés par avion sur une demi-douzaine de bases de transit qui sont les plus appropriées pour l’Ukraine, principalement en Pologne et en Roumanie. De là, des centaines de camions leur font franchir la frontière, où ils sont ensuite déployés sur de nombreuses routes, à travers l’Ukraine.

Certaines des armes actuellement envoyées sont importantes, comme les obusiers à longue portée, qui seront utilisés pour tenter de détruire l’artillerie russe qui a été utilisée contre des cibles civiles, avec des effets dévastateurs. En début de semaine, le premier des 18 obusiers américains de 155 mm est arrivé en Europe, ainsi que la première livraison de 40 000 munitions. Avec une portée allant jusqu’à 25 kilomètres et une cadence de tir de quatre tirs par minute, ces obusiers sont redoutables dans le rôle de contre-batterie [contre des batteries ennemies], surtout lorsqu’ils sont soutenus par des données de ciblage précises, fournies par les Etats-Unis. [Emmanuel Macron a annoncé la livraison de canons Caesar de 155 mm, d’une portée de 40 kilomètres, montés sur camion.- Réd.]

Les obusiers ne présentent que quelques similitudes avec leurs équivalents russes. C’est pourquoi une équipe de 50 soldats ukrainiens expérimentés suit actuellement un cours accéléré sur ces armes dans les pays voisins [il en va de même pour les canons Caesar français, Le Monde du 24-25 avril]. Les soldats retourneront ensuite en Ukraine pour enseigner à leur propre troupe. Ce n’est que le début d’un programme de grande envergure. Le 21 avril, il a été annoncé que 72 obusiers et 72 tracteurs supplémentaires suivraient, ainsi que 144 000 munitions supplémentaires. La situation est donc aussi près, qu’il est possible de l’être, d’une guerre directe entre la Russie et l’OTAN.

Il existe de nombreux autres liens qui ne sont que rarement évoqués, notamment le partage de renseignements. Le Pentagone, la CIA et toutes les autres composantes de la machine de guerre des Etats-Unis partent du principe que la Russie est l’un des deux candidats probables – l’autre étant la Chine – à être un adversaire direct des Etats-Unis dans une guerre future. La guerre en Ukraine est donc considérée comme une remarquable occasion de s’entraîner à combattre la Russie. C’est une occasion trop belle pour la laisser passer.

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On se demande inévitablement jusqu’où les Etats-Unis peuvent aller et jusqu’à quel point leurs armes de dernier cri peuvent être livrées, avant que la situation ne devienne également une occasion d’apprentissage utile pour la Russie. Compte tenu de l’énorme capacité de reconnaissance et de collecte de renseignements des Etats-Unis, on peut toutefois supposer que l’Ukraine obtient des données 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 sur l’ensemble de la machine de guerre russe, ce qui est sans doute l’un des facteurs qui ont conduit au naufrage du Moskva [croiseur lance-missiles], le navire de guerre russe, il y a quinze jours.

Ce seul «événement» a été un désastre pour le Kremlin. L’ensemble de la marine russe ne compte que six vaisseaux amiraux, un porte-avions, deux croiseurs de combat et trois croiseurs. Parmi ceux-ci, un porte-avions est en proie à des problèmes depuis des années et un croiseur de combat n’est toujours pas terminé, sa construction ayant duré plus de 20 ans. La Russie ne dispose donc que de quatre navires, dont l’un a été coulé.

Plus généralement, étant donné les lourdes pertes subies par la Russie et la nécessité de regrouper et de réentraîner ses unités, il est franchement peu probable que ses résultats dans l’est de l’Ukraine soient meilleurs que dans le nord, y compris autour de Kiev. Il est peut-être question de faire appel à des mercenaires tels que le groupe Wagner et à des irréguliers syriens, mais leur nombre est faible et leur intégration efficace dans les unités existantes prendra beaucoup plus de temps que le Kremlin n’en dispose.

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Tout cela se résume à une longue et lente guerre d’usure, jusqu’à ce qu’un camp soit prêt à céder. Malgré les milliers de vies perdues et les 60 milliards de dollars de dommages subis par l’Ukraine, le gouvernement Zelensky est toujours prêt à faire des compromis, du moins dans une certaine mesure. Poutine ne l’est pas, mais les deux facteurs susceptibles de le faire changer d’avis sont les mêmes que depuis de nombreuses semaines. L’un deux est que la Chine décide que la guerre de Poutine est mauvaise pour sa propre image dans le monde, auquel cas Pékin pourrait décider de tirer la prise, étant le seul et unique Etat ayant ce genre de pouvoir sur Moscou.

L’autre, qu’il ne faut pas sous-estimer, est l’impact des pertes sur le soutien interne de Poutine. Même si le Kremlin contrôle les médias de bout en bout, le fait que plus de 40’000 jeunes soldats aient été tués ou gravement blessés dément tout simplement l’idée que la guerre se déroule bien. Les troupes russes dans le Donbass devant affronter des troupes ukrainiennes expérimentées dans des positions défensives bien préparées et équipées d’armes modernes de l’OTAN, le nombre de victimes russes augmentera très probablement de 5000 ou plus chaque semaine, tant que la guerre durera.

A un moment donné, Poutine devra choisir entre la recherche d’un règlement négocié et la menace d’une escalade vers des armes beaucoup plus destructrices. Les compétences diplomatiques et la volonté de compromis de l’Ukraine et de ses alliés de l’OTAN revêtiront alors une importance cruciale. Ce moment pourrait survenir dans les deux prochains mois, mais il pourrait encore se passer un an ou plus. (Article publié le 23 avril 2022 sur le site d’openDemocracy; traduction rédaction A l’Encontre)

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Paul Rogers est professeur émérite d’études sur la paix au département des relations internationales de l’Université de Bradford, dans le nord de l’Angleterre. Il est le conseiller pour les questions de sécurité internationale d’openDemocracy et rédige une chronique hebdomadaire sur la sécurité mondiale depuis le 28 septembre 2001.

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