«Nous devons être une république». Histoire du républicanisme cubain du XIXe siècle à 1940

Aux sources du «républicanisme» à Cuba: la Révolution haïtienne

Entretien avec Ana Cairo

Les idées républicaines à Cuba ont une étrange nouveauté: elles ont une longue histoire et pourtant leur analyse, systématisation et socialisation est un sujet en suspens pour la réflexion politique cubaine.

Les débats sur une Cuba républicaine n’ont pas commencé le 20 mai 1902 et n’ont pas pris fin avec le triomphe de la Révolution de 1959. Le contenu des discussions sur ce qu’est la république et son expression concrète couvre toute l’histoire politique de l’île et ses liens avec le reste de l’Amérique et avec l’Europe, et présente des défis successifs qui atteignent le présent.

Ana Cairo, professeure à l’Université de La Havane, chercheuse et spécialisée sur notre histoire, partage son analyse du républicanisme à Cuba dans cet entretien. Les réflexions qu’elle fait à ce sujet ouvrent d’innombrables portes à d’autres réflexions qui doivent être contemporaines. L’entretien a été réalisé pour Sin Permiso par Ailynn Torres. [Ce texte date de 2012, mais a une actualité par rapport aux divers débats à Cuba, tels que nous les avons présentés sur le site alencontre.org; de plus il possède une dimension informative importante.]

Le républicanisme, en tant que corps de pensée et en tant que pratique politique, fait partie de l’histoire cubaine dans tous ses domaines: culturel, économique, social, juridique, politique. Quand les idées républicaines arrivent-elles à Cuba?

Au cours de plusieurs enquêtes, j’ai dû examiner les problèmes du républicanisme et ses fonctions pour l’évolution de la pensée cubaine. C’était un problème clé et avec peu d’options: si nous étions un pays colonial et que notre métropole était une monarchie arriérée, alors la transgression, la rupture, l’hérésie, nous emmenait dans le monde du républicanisme. Par conséquent, notre pensée dans la phase créole, puis dans la phase strictement cubaine, a une forte composante républicaine. C’est pratiquement un axiome: nous devons être une République.

Comment les idées républicaines arrivent-elles à Cuba? Quelles étaient leurs sources?

Dans le cas de Cuba, quatre matrices ou sources pourraient être identifiées: la révolution française, le républicanisme américain, la révolution haïtienne et d’autres problématiques latino-américaines.

Faisons un pas après l’autre. Examinons, autant que possible, chacune de ces sources.

La république qui émergea de la Révolution française de 1789 est la dite première république qui fut essentielle. Elle fut comme un soleil, éclairant le problème républicain sur notre continent et particulièrement à Cuba. Je recommande toujours la lecture du roman El siglo de las luces (1962) [Le siècle les lumières, Gallimard, Folio, 1977], dans lequel Alejo Carpentier (1904-1980) a recréé des scènes paradigmatiques et des symboles figés à cet égard.

Commençons par dire que la première république française a légitimé l’imaginaire culturel associé à l’ancienne république romaine. De cette façon, la curiosité à propos de l’histoire et de la pensée grecque et romaine s’est aussi accrue. La question de l’esclavage présentait un intérêt particulier.

La Révolution française de 1848 a rendu possible la deuxième république française, ce qui est très important, car elle a défendu l’imaginaire de celle de 1789. Elle l’a transformée en un des paradigmes universels de la modernité éclairée. La seconde république a confirmé la liberté de religion et rendu définitive l’abolition de l’esclavage, car il ne faut pas oublier que Napoléon Bonaparte l’avait restaurée.

Dans la formation de l’idéologie républicaine, de nombreux éléments du modèle français ont été pris en compte. Pensez aux trois couleurs de notre drapeau, à l’analogie intentionnelle de l’hymne de Bayamo [«Bayamesa», mélodie et texte de Pedro Figueredo, 1868, dans le cadre du combat contre la «métropole» espagnole], plus tard proclamé hymne national avec référence historique à La Marseillaise [initialement 1795] de la Révolution française, aux processions civico-patriotiques, aux drapeaux, etc.

En ce sens, l’évolution du problème de la laïcité est fondamentale. Entre 1899 et 1901, un débat s’est tenu à Cuba sur l’Etat laïc qui n’avait pas vu le jour dans toute l’Amérique latine. Simon Bolivar [1783-1830] a été excommunié pour avoir dirigé les révolutions pro-indépendance, mais la plupart des gouvernements républicains qui ont émergé de ces révolutions se sont retrouvés «aux côtés» de l’Eglise catholique romaine.

L’Etat cubain (qui surgit le 20 mai 1902) se définissait comme laïc et avait quelques possibilités de faciliter une pratique différente de celle des Etats-Unis. Pour autant que je sache, il n’y a pas eu de président athée là-bas depuis plus de deux siècles de vie républicaine.

En 1829, le politicien José Antonio Saco (1797-1879) vit à New York, où il écrit l’article «Un domingo en los EEUU» [«Un dimanche aux Etats-Unis»], consacré à la liberté religieuse. Il a loué le fait que les gens pouvaient choisir dans quel dieu ils voulaient croire. Comparé au catholicisme obligatoire prévalant à Cuba, ce droit était extraordinairement avancé. Des années plus tard, Saco a souligné que la liberté était plus grande en France, parce que les gens pouvaient aussi choisir le dimanche de ne pas pratiquer une religion et d’aller dans un café, ou de faire une promenade.

La république américaine a également servi de modèle à d’autres pays d’Amérique latine. Pour analyser cette influence à Cuba, il faut savoir que, bien que nous ayons eu une occupation militaire (1899-1902), nos liens multilatéraux remontent à 1762, lorsque La Havane est devenue une ville sous domination anglaise. En fait, la plupart des soldats vivaient dans les treize colonies; seuls les officiers étaient anglais. Pour la même raison, la relation de personne à personne, village à village, était avec les habitants des treize colonies. De plus, il ne faut pas oublier qu’il y avait une partie du territoire de la péninsule de Floride qui était espagnole, jusqu’au début du XIXe siècle et que la Louisiane appartenait à la France. Avec ces deux régions, les liens remontent au XVIe siècle.

La guerre de Sécession (1860-1865) aux Etats-Unis a eu des implications décisives pour la pensée cubaine, car elle a stimulé les débats sur les modalités annexionnistes et a liquidé l’option d’une république asservie. Puis vint l’admiration que les Cubains ont entretenue pour le président Abraham Lincoln, qui a signé le décret de libération de cinq millions d’esclaves. La renommée d’un des discours de Lincoln a survécu, discours dans lequel il défendait les formes de gouvernement démocratique pour et par le peuple. Il reste une figure emblématique des relations cubano-américaines.

Duarnt la première occupation à Cuba, de débat s’est développé autour des thèmes: pour ou contre la modernisation technologique et scientifique, sur l’essor des écoles et de la santé publique, sur la rénovation pédagogique et la création de nouvelles carrières universitaires, etc.

S’agissant de la discrimination raciale, il a été estimé que le traitement du problème aux Etats-Unis ne devait pas être considéré comme une référence. Les constitutions mambisas [allusion aux Cubains qui luttèrent contre l ‘Espagne (1868-1878) et lors de la Guerre d’indépendance 1896-1898] ont établi des principes démocratiques plus avancés, issus de la matrice française. Le fait que plusieurs intellectuels noirs étaient délégués au Congrès constitutif de 1901 a déterminé que notre pratique politique était jugée plus progressiste et audacieuse. Cette croyance s’est maintenue bien au-delà des années 1960. Certains poèmes de Nicolás Guillén (1902-1989), comme Elegía a Emmett Till (1956), ou le documentaire Now (1968) de Santiago Álvarez, ou le Martin Luther King Center, pourraient illustrer notre fraternité avec les discriminés.

Nous, intellectuels, nous devons étudier, en utilisant le maximum d’informations, le processus complexe de nos relations avec les Etats-Unis, qui a changé, comme nous l’avons fait.

La révolution haïtienne [le soulèvement initié en 1791 aboutit à l’établissement de la première république noire libre du monde en 1804] a eu une influence importante sur la pensée d’indépendance de la région. Vous avez dit qu’elle était l’autre grande source du républicanisme cubain. Quelle était cette influence?

José Antonio Aponte Alabara (1812)

La révolution et la république haïtiennes ont été des références permanentes des mouvements indépendantistes au moins pour Cuba. Il y avait des partisans et de féroces ennemis de cette révolution, parce que nous faisons partie des «scénarios géographiques» proches de ce processus. Cette révolution, à l’instar de la révolution américaine, avait des chapitres qui ont été vécus à Cuba et qui ont entraîné des changements politiques, sociaux, culturels, démographiques, technologiques et autres.

Avec les événements en Haïti, les criollos (et après les Cubains) ont accéléré leur réflexion sur l’esclavage et un autre problème plus ample: celui des Noirs dans les structures politiques, économiques et sociales. Lors de l’abolition de l’esclavage, la république haïtienne instille dans les groupes oligarchiques la crainte de ce qui pourrait arriver si les Noirs (ex-esclaves ou non) arrivaient au pouvoir. C’était la peur du fantôme qui était indésirable. Grâce aux différentes formes d’histoire orale, les esclaves et les différentes couches de Noirs libres ont appris ce qui s’est passé en Haïti. Les mouvements conspiratifs, comme celui d’Aponte [José Antonio d’Aponte qui envisagea un soulèvement abolitionniste à Cuba en 1812] et les soulèvements d’esclaves étaient également associés à un autre fantôme: que fallait-il faire? La révolution haïtienne a été une clé pour comprendre le retard complexe de la lutte pour l’indépendance à Cuba.

Les trois matrices devraient être appréciées à leur juste valeur pour comprendre comment la pensée républicaine s’est développée dans ce qu’on appelle l’Amérique latine, dans la région hispanique de cette région, et à Cuba. Il est possible de donner des cours et d’écrire des livres complets sur l’influence de chacune.

L’environnement républicain latino-américain a également généré de larges influences dans le cours des processus politiques et intellectuels à Cuba. Comment cette influence latino-américaine s’est-elle emparée de l’île?

Les trois sources sont présentes dans l’histoire du républicanisme cubain, mais à elles s’ajoute l’histoire républicaine de l’Amérique latine elle-même, parce que Cuba est restée, avec Porto Rico, comme une colonie. De nombreux Cubains ont vécu directement la construction des républiques latino-américaines et ont intégré ces expériences. Cela est confirmé par nos liens avec le Mexique, le Venezuela, la Colombie, l’Equateur, l’Argentine, le Chili, la République dominicaine et les pays d’Amérique centrale.

Après la victoire dans la bataille d’Ayacucho (1824, elle libère le Pérou des Espagnols et garantit l’indépendance des républiques naissantes), avec la libération totale de l’Amérique du Sud, il était très clair pour Bolívar que rendre l’indépendance irréversible signifiait libérer Cuba, alors principale arrière-garde de l’Espagne. Comme ici, il n’y avait pas de forces internes pour mener l’indépendance de l’intérieur, la variante devait être une expédition à laquelle s’ajouteraient ceux qui s’y intéressaient à l’intérieur de l’île.

Ils étaient prévus venir du Venezuela et aussi du Mexique. Dans les deux variantes, il y avait la participation de Cubains. Aniceto Iznaga (1791-1860) et plusieurs amis se sont rendus au Pérou pour rencontrer Bolívar et coordonner l’invasion. José María Heredia (1842-1905) a participé au projet expéditionnaire développé par le président Guadalupe Victoria (président mexicain, 1786-1843, de son nom José Miguel Ramón Adaucto Fernández y Félix). Félix Varela (1788 -1853) a traduit un manuel des pratiques parlementaires américaines pour contribuer à ce qui se passerait à Cuba s’il était publié par l’une de ces expéditions.

C’étaient des intellectuels libéraux avec une perspective systémique. Ils savaient qu’ils devaient étudier et participer à toutes les expériences républicaines possibles. Le projet cubain serait né de la sélection des meilleures variantes universelles.

Après le Congrès de Panama (1826), les plans d’invasion furent finalement abandonnés par la combinaison de plusieurs problèmes: le gouvernement américain s’y opposa, car il voulait que Cuba reste propriété espagnole jusqu’à ce qu’il puisse l’acheter. Bolívar ne pouvait pas lever les ressources économiques. Au Mexique, Guadalupe Victoria a été tuée. Lopez de Santa Ana a également fait des tentatives, mais a dû faire face à l’invasion américaine.

Le président (mexicain) Benito Juarez (1806-1872) a été grandement admiré comme l’un des paradigmes du républicanisme aux XIXe et XXe siècles. Les intellectuels cubains, comme Pedro Santacilia (le gendre de Juarez) et Juan Clemente Zenea (1832-1871, né à Bayamo), ont vécu avec intensité ces défis. José Martí (fondateur du Parti révolutionnaire cubain, référence historique clé pour et par Fidel Castro, 1853-1895) ne connaissait pas Juarez personnellement, mais il étudia les contributions de ses années au pouvoir. Le juarisme a influencé le projet martien pour la Révolution de 1895.

Les républicains cubains du XIXe et du début du XXe s’intéressaient également aux expériences éducatives de la République argentine. Ils ont estimé qu’il était très important de discuter de la bonne qualité des écoles publiques et de la formation des futurs citoyens. Domingo Faustino Sarmiento (président de la Nation Argentine de 1868 à 1874, né en 1811 en San Juan, décédé au Paraguay en 1888, défenseur durant sa présidence de l’instruction publique et de la «rationalité») a été largement lu et à Cuba il y avait des écoles avec son nom et le nom de cette nation.

Parallèlement à ces inspirations latino-américaines, l’intérêt pour tout ce qui se passe en Europe de l’Ouest se poursuit. Carlos Manuel de Céspedes, le dirigeant de la Révolution de 1868, a vécu en France et s’est rendu en Angleterre. C’est pourquoi il pourra comparer le retard de la monarchie espagnole dans le contexte du système mondial européen.

José Martí a vécu des expériences républicaines en Espagne, au Mexique, au Guatemala, au Venezuela, aux Etats-Unis et à Saint-Domingue. Peut-être est-il la personnalité la plus fascinante pour étudier la conjonction des matrices dans le républicanisme cubain. Il écrivit dans l’essai Nuestra América (1891) que certaines républiques du continent étaient des variantes des anciennes colonies, puisqu’une élite au pouvoir avait été changée contre une autre: celle des métropoles par les oligarchies nationales, d’où sa conscience de la nécessité de construire un projet républicain qui ne répète pas de telles erreurs.

Ces différentes influences s’expriment, y compris à Cuba, dans différents modèles républicains, parfois contradictoires, présents tout au long du processus de luttes pour l’indépendance. Peut-on parler de républicanismes différents aussi à Cuba? Quelles en sont les conséquences?

Nous devons comprendre qu’à Cuba, comme aux Etats-Unis, il y a eu plusieurs modèles républicains. Il faut toujours parler de républicanismes différents.

La complexité des sources, des tendances, des points de vue que j’ai déjà mentionnés a rendu possible la Révolution de 1895, qui était la révolution de José Marti, mais il y avait aussi d’autres tendances républicaines, présentes dans des figures importantes et transcendantes. Antonio Maceo pensait différemment de José Martí [ce dernier a débarqué en février 1895 à Cuba, depuis Saint-Domingue et est tué, le 19 mai 1895, dans la Bataille de Dos Rios]. Ces tendances étaient en conflit et cela multipliait les options pour de meilleurs débats dans le domaine de la révolution elle-même. Tout le monde ne voyait pas la même révolution ou ne voulait pas la même chose. Derrière le mot République se cachaient des modèles différents à cette époque.

Quelque chose de semblable s’était produit pendant la Révolution de 1868. Carlos Manuel de Céspedes et Ignacio Agramonte (1841-1873, il joua un rôle important dans «La guerre de dix ans»] avaient des points de désaccord sur la conception institutionnelle de la République en Armes. On pourrait même dire qu’ils incarnaient des expériences politiques différentes (en termes de perspectives générationnelles et individuelles). La Constitution de Guáimaro (1869-1878) a incarné les points de consensus après d’intenses discussions. Céspedes n’a pas changé ses idées; il n’a fait que suivre, de façon exemplaire, les décisions qui ont surdimensionné les fonctions de la Chambre des représentants et facilité l’arrangement ultérieur pour sa destitution en tant que président.

J’insiste pour que les visions manichéennes sur l’histoire soient rejetées. Nous devons abandonner l’idée qu’il n’y a qu’une seule façon de comprendre et de raconter ce qui s’est passé. C’est comme si l’on croyait que, dans les débats actuels, les contradictions et les conflits ne surviennent pas tant que certains points de consensus n’ont pas été atteints et que les divergences ne font pas l’objet de controverses.

Après la guerre d’indépendance, qui a pris fin en 1898, et à la fin de l’intervention américaine, Cuba a été déclarée, dans la Constitution de 1901, une République, un Etat national avec une reconnaissance internationale. Quels sont les principaux noyaux et contenus de la pensée républicaine à Cuba depuis cette date?

La lecture du procès-verbal des séances de l’Assemblée constitutionnelle de 1901 est fascinante, car elle confirme l’évolution de la culture du débat. Les délégués ont discuté des meilleurs modèles républicains libéraux du monde.

La république bourgeoise inaugurée en mai 1902 était une néo-colonie avec les attributs de la souveraineté considérablement diminués par les articles de l’amendement Platt [voté par le Congrès des Etats-Unis en 1901 et valide jusqu’en 1934, il détermine les conditions du retrait des troupes américaines à Cuba]; c’était une république dépendante, comme il y en avait beaucoup d’autres. La variante cubaine était présente dans le dessein américain pour créer la nation panaméenne.

Cette république bourgeoise et néocoloniale jouit également d’une large reconnaissance internationale. Cela leur a permis d’adhérer ou de participer plus facilement à des associations, ce qui a favorisé une culture démocratique et modernisante.

Les points de l’amendement Platt ont suscité un large débat entre 1901 et mai 1934 (lorsqu’il a été abrogé) qui a multiplié les limites de la pensée républicaine. On pourrait dire qu’ainsi a été construite la plate-forme conceptuelle de lutte pour le développement d’un Etat national pleinement souverain. Ces préoccupations ont survécu à 1934 et se retrouvent à l’Assembée constituante de 1940. Je crois que l’attribution d’une pleine souveraineté à l’Etat cubain demeure un domaine de consensus maximal pour notre peuple.

Ana Cairo

L’occupation américaine a finalement fait que le modèle constitutionnel adopté a été celui des Etats-Unis. La Constitution de 1901 a approuvé une conception législative bicamérale et la prédominance politique du gouvernement. Le présidentialisme était de la sorte favorisé. Cependant, les connaissances sur le républicanisme européen ont été actualisées. C’était évident dans la discussion sur l’Etat séculier et le droit de vote des femmes; il a manqué quelques voix pour que cela ne soit pas le cas. Elle était déjà incluse dans la réforme constitutionnelle de 1928. Il est surprenant de constater l’organisation d’un ministère de la Santé et la redéfinition du Secrétariat de l’Instruction publique pour y inclure les Beaux-Arts (1909).

L’Etat séculier a été et est toujours l’une des grandes conquêtes du républicanisme cubain et nous devons toujours le souligner. La laïcité a influencé les modèles éducatifs, la défense d’une école publique moderne et de qualité que les écoles privées n’étaient pas autorisées à dépasser. Et même des règlements ont été édictés pour que l’école publique supervise les écoles privées.

Un autre élément républicain important du XXe siècle cubain fut la liberté de religion qui remplaça la réaction d’une Eglise catholique défendant la monarchie dans la colonie. A partir de 1899, la liberté de culte et les droits des «fraternités» comme la franc-maçonnerie ont commencé à être reconnus. Ce que nous partageons également avec la France, l’Espagne, l’Amérique latine et les Etats-Unis. La franc-maçonnerie a atteint le développement et la légitimité associés aux luttes républicaines. Depuis les guerres d’indépendance, la pratique maçonnique s’est développée, associée à une lignée patriotique, qui s’est consolidée au cours du XXe siècle.

La liberté religieuse était partiale et discriminatoire. Les Eglises chrétiennes réformées se sont développées ou ont émergé sous l’impulsion des émigrants. Les missionnaires américains sont arrivés. Le spiritisme s’est multiplié. Cependant, les pratiquants de la Santeria [religion dérivée du syncrétisme afro-americain] et du Palo de Monte [religion syncrétique afro-américaine, proche de la Santeria], les membres des puissances Abakua [fraternité masculine afro-cubaine à rites initiatiques, avec des traits de société secrète] continuent d’être persécutés.

Et à la même époque, au XXe siècle, comment le républicanisme cubain a-t-il continué de se relier à l’Amérique latine et à l’Europe?

En ce sens, la Révolution mexicaine de 1910 et ses débats [lire sur ce thème l’ouvrage d’Adolfo Gilly, La révolution mexicaine : 1910-1920. Une révolution interrompue, une guerre paysanne pour la terre et le pouvoir, Ed. Syllepse, 1995] ont été très importants pour Cuba. Elle nous est parvenue à travers les politiciens de toutes les tendances qui sont passées par ici: antiporfiristas, maderistas, huertistas, carranzistas, obregonistas, etc. [renvoi aux différents dirigeants de différentes tendances, tels que Porfirio Diaz, Francisco I. Madero, etc.]. Au cours de cette deuxième décennie, les débats mexicains sur la Constitution, le problème agraire (formes et types de propriété, grandes propriétés, droits des paysans et des travailleurs ruraux), les plages [accès public ou non] et les espaces publics, les citoyens, le travail, l’éducation et les droits culturels ont été essentiels. La création en 1921 du Secrétariat de l’éducation publique au Mexique a inspiré l’organisation d’une Direction de la culture cubaine en 1934.

Les étudiants sont devenus une force politique stratégique dans la vie républicaine. Le 20 décembre 1922, la Fédération des étudiants universitaires (FEU) est fondée. Cela nous a unis au mouvement de réforme universitaire en Argentine, au Pérou et au Mexique. Au XIXe siècle, l’étudiant n’était pas un sujet politique autonome, mais il l’est devenu ainsi en 1922. Lorsque notre mouvement de réforme universitaire a explosé (janvier 1923), des alliances politiques entre le mouvement étudiant et d’autres mouvements sociaux (féministes, syndicalistes, civiques) se sont progressivement développées. De 1925 à août 1933, ils se joignent au combat contre la satrapie de Gerardo Machado [président de Cuba de mars 1925 à août 1933]. Depuis 1923, l’articulation des étudiants universitaires avec ceux du secondaire et des écoles normales a commencé. Cela signifiait que l’âge de l’entrée des jeunes dans la vie politique était avancé.

Le Docteur José Ingenieros était connu à Cuba pour son livre El hombre mediocre (1913). Lorsqu’il passa à La Havane en 1917, les intellectuels lui rendirent hommage. Avant le début du mouvement de réforme à l’Université de Córdoba [Argentine], certaines personnalités étaient déjà connues à Cuba. Le groupe de gestion de la réforme universitaire à La Havane s’appelait Renovación, qui était aussi le nom d’un bulletin argentin. La majorité de notre groupe de rénovation appartenait à la Faculté de droit. C’est ainsi que naquit un espace d’apprentissage politique qui allait se maintenir entre l’époque de Julio Antonio Mella [1903-1929, étudiant en droit à La Havanne, assassiné en 1929 à Mexico] et celle de Fidel Castro.

Entre 1933 et 1945, Franklin Delano Roosevelt gouverne les Etats-Unis. La construction d’un «Etat providence» a eu un impact considérable sur l’Amérique latine. En 1936, Eduardo Chibás [1907-1951 qui dénonce corruption et gangstérisme à Cuba] souligne l’importance de sa réélection pour un second mandat. Avec les thèmes du Plan triennal (1937) à Cuba, on pourrait illustrer comment certains principes de politique sociale étaient déjà généralisés. En novembre 1940, l’adolescent Fidel Castro écrivit une lettre d’admiration à Roosevelt, qui se préparait pour un troisième mandat. Il me semble que Fidel a continué d’honorer sa perspective juvénile. Les francs-maçons cubains lui rendirent hommage lors de sa mort dans leurs loges. Fernando Ortiz [1881-1969, ethnologue réputé] a prononcé un discours célèbre pour valider sa contribution humaniste. Le rooseveltisme, en tant que pratique d’un «Etat providence», a influencé l’imaginaire républicain le plus audacieux des penseurs anti-impérialistes, socialistes et marxistes (non staliniens).

Dans l’Europe de ces années-là, tout le mouvement contre Primo de Rivera [général qui dirige l’Espagne après le coup de 1923 jusqu’en 1930] puis contre Franco, et toute l’expérience de la deuxième République espagnole, se produit. Comment cela était présent dans la pratique culturelle et politique cubaine et dans le cours de la pensée républicaine?

On ne pouvait pas parler de la deuxième république espagnole (1931-1939) sans mentionner que La Havane, dans les années 1920, était pleine d’exilés politiques contre le général Primo de Rivera, et que les orateurs qui passaient par là, comme le grand avocat socialiste Luis Jiménez de Azúa, étaient ses ennemis. Quand la deuxième république espagnole est apparue en 1931, on disait ici: «nos amis sont au pouvoir». Mais il y avait aussi une combativité militante avant la deuxième république espagnole, et beaucoup d’exilés contre Machado allaient vouer leur engagement en Espagne parce qu’ils étaient des enfants d’Espagnols et avaient donc la citoyenneté.

Il y avait une autre sorte de complicité. Quand Primo de Rivera allait faire un monument à Gerardo Machado dans le parc de Retiro, des intellectuels cubains ont écrit aux intellectuels espagnols (il y a un manifeste qui est publié sur cet événement) pour empêcher ce monument et le remplacer par un autre, consacré à José Martí.

Juan Marinello (1898-1977)

En outre, du côté espagnol, des centaines de Cubains faisaient partie de l’armée espagnole régulière. Et le chiffre pourrait atteindre un millier. Certains d’entre eux faisaient partie du bataillon Lincoln, parce qu’ils venaient des Etats-Unis. La présence de Cuba en Espagne est multiple en termes de fonctions. Juan Marinello (1898-1977) était le fils d’un Catalan et parlait cette langue. Quand il alla au congrès des intellectuels pour la défense de la culture et contre le fascisme (1937), il fut le porte-parole des délégations hispano-américaines et finit par traverser les fronts de combat et prononça des discours en catalan. C’était pour honorer une sororité-fraternité. En 1930, à l’Université de La Havane, une loi anti-machadiste de solidarité avec les étudiants espagnols opposés à Primo de Rivera a été adoptée.

Certains problèmes importants pour l’Espagne à l’époque de la deuxième république espagnole n’étaient plus importants pour Cuba. Ici, certains droits ont été exercés plus tôt qu’en Espagne. Le suffrage universel était déjà inscrit dans la Constitution de 1901; il est issu des constitutions Mambisas en tant que principe du républicanisme cubain. La loi sur le divorce date de 1918. Bien entendu, des questions restent posées quant à sa mise en œuvre: dans quelle mesure, dans un pays où le nombre d’analphabètes est élevé, ce suffrage est-il véritablement universel? Quels ont été les niveaux de corruption dans l’achat et la vente de votes? Comment les préjugés sociaux, familiaux et sexistes ont-ils fonctionné face au divorce?

Lazaro Cardenas

Les organisations de femmes, les étudiants, les travailleurs et les paysans se sont concertés. A partir de 1934, avec la fondation du Parti Authentique, les groupes fonctionnels commencèrent à se développer, à travers lesquels les jeunes, les femmes, les ouvriers, les paysans, les professionnels, etc. interagissaient au sein de chaque parti. L’initiative des groupes fonctionnels du Parti Authentique a probablement été liée aux conseils du Péruvien José Bernardo Goyburu (membre de l’APRA – Alliance populaire révolutionnaire américaine créée par Víctor Raúl Haya de la Torre en 1924 – et résidant à Cuba depuis 1928 jusqu’à sa mort en 1947). Aussi, l’influence des structures du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel) mexicain dans les années du gouvernement de Lázaro Cárdenas (1895-1970, président du Mexique de 1934 à 1940, voir l’ouvrage d’Adolfo Gilly, El Cardenismo, un Utopia Mexicana, Ed. Erra, 2001) est souvent mentionnée.

L’impact plus grand de la deuxième république espagnole pourrait être localisé dans certaines croyances du peuple cubain. On nous considérait comme ayant une relation de famille élargie. L’ancienne thèse des deux Espagnols (le bon et le répudiable) a été réitérée, que José Martí avait déjà utilisée dans El presidio político en Cuba (1871) et La República Española ante la Revolución Cubana (1873). Des milliers d’Espagnols ont trouvé ici une communauté idéologique et affective. Quelques projets culturels de la deuxième république espagnole y ont trouvé un enrichissement. Ce fut beaucoup mieux apprécié après la victoire révolutionnaire du 1er janvier 1959.

Cuba, entre cette année-là et 1975, fut l’un des bastions mondiaux de l’anti-francisme. Federico García Lorca porte le nom d’un des théâtres de La Havane. Des dizaines de livres ont été publiés, à commencer par des ouvrages de Lorca lui-même, Antonio Machado et Miguel Hernández. Herminio Almendros s’est distingué en assumant la création de volumes pour enfants et adolescents.

La République de Cuba a connu de multiples frustrations tout au long de cette première moitié du XXe siècle. Et les administrations successives se sont éloignées des idéaux républicains qui avaient inspiré le cheminement politique des révolutions à Cuba. En 1940, au plus fort de l’histoire de la République de Cuba, se déroule un processus constitutif qui fait partie de l’histoire de la République de Cuba. Pourriez-vous enfin nous dire ce que signifiait cette constitution de 1940? Dans quelle mesure avez-vous résumé les luttes républicaines cubaines jusqu’alors?

La république bourgeoise pourrait être mieux expliquée. J’utilise habituellement la terminologie de l’expérience française, qui est déjà latino-américaine. La première république néocoloniale, de mai 1902 à mai 1934, lorsque l’amendement Platt fut abrogé. Des mois plus tôt, avec le gouvernement révolutionnaire de cent jours (septembre 1933-janvier 1934), la deuxième République néocoloniale avait commencé à prendre forme, avec une plus grande souveraineté après l’abrogation de l’amendement Platt. C’était un processus de modernisation accélérée, dont les principes républicains actualisés étaient inscrits dans la Constitution de 1940. Cependant, la plupart de ses contenus n’étaient pas entièrement nouveaux. Le vote des femmes, par exemple, avait déjà été inclus dans la réforme constitutionnelle de 1928.

La Constitution de 1940 était le résumé d’un modèle républicain libéral moderne, progressiste et toujours paradigmatique dans l’histoire de la société cubaine. Il montre les empreintes mexicaines et françaises. Le républicanisme cubain a, dans la Constitution des années 40, une expression de son moment le plus avancé, ce qui explique pourquoi il y a eu tout au long du reste du XXe siècle un modèle républicain audacieux, intégrant les droits sociaux, le dialogue public, en tenant compte des opinions du peuple. La Constitution de 1940, et sa frustration dans la pratique, a défini une grande partie de ce qui allait se passer par la suite.

La Troisième République, anti-impérialiste – enfin! –, avec pleine souveraineté, a émergé avec la victoire révolutionnaire du 1er janvier 1959. Elle se radicalisait chaque mois. Elle a nationalisé les biens étrangers, liquidant ainsi la loi néocoloniale. Avec la victoire militaire de Playa Girón [«Baie des cochons», en 1961], vainqueur de l’invasion mercenaire financée par les Etats-Unis, naît l’extinction de cette troisième et simultanément est née Quatrième République, avec une orientation socialiste, à travers laquelle elle est toujours en mouvement.

Les fondements républicains de la Constitution de 1940 étaient en vigueur jusqu’en 1976. L’un des premiers actes du gouvernement révolutionnaire, en janvier 1959, fut l’amélioration de cette constitution, que Batista avait abrogée après son coup d’Etat de 1952 et qu’il avait ensuite rétablie en 1954.

Le gouvernement révolutionnaire a revalidé le droit des lois et a procédé à des ajustements justifiés, comme l’attribution de fonctions législatives au Conseil des ministres. Les possibilités de modernisation se sont diversifiées avec la promulgation de lois constitutionnelles: enseignement public et gratuit, réforme agraire, réforme urbaine, etc.

Pour conclure, je dirais que le républicanisme a été et est une valeur essentielle de l’histoire politique cubaine; que les façons dont les idées et les pratiques républicaines ont été résolues, ou non, définissent les aspirations et les frustrations de chaque instant. D’où la nécessité et l’importance d’analyser notre histoire républicaine pour comprendre le présent et penser l’avenir. (Article publié le 11 novembre 2012, sur le site Sin Permiso ; traduction à L’Encontre)

Ana Cairo est professeure à l’Université de La Havane.

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