Bien trop souvent, les intellectuels des Etats-Unis ont soit défendu le «communisme» cubain de manière acritique, soit alimenté la propagande de Washington.
Pour beaucoup d’entre eux, comment répondre aux premiers stades de la Révolution cubaine fut la question clé du début des années 1960.
Des guerriers libéraux de la Guerre froide, comme Arthur Schlesinger Jr, ont défendu la ligne agressive adoptée par la nouvelle administration Kennedy contre le gouvernement cubain.
Mais les intellectuels de gauche ont dénoncé cette politique. Un des plus éminents parmi eux, le sociologue radical C.Wright Mills, argumenta qu’à la différence des pays capitalistes développés et du «communisme» soviétique, la révolution de Cuba parlait pour les pays du tiers-monde.
Le dernier livre de Rafael Rojas, Fighting Over Fidel: The New York Intellectuals and the Cuban Revolution, décrit ces débats.
C’est là une tâche pour laquelle il est éminemment qualifié. Rojas est un éminent intellectuel cubain qui vit et travaille depuis des années à Mexico City. Il a des profondes racines dans le monde cubain de la culture. Son frère est le vice-ministre cubain de la culture et leur père fut durant des années le recteur de l’Université de La Havane.
• A la différence d’autres auteurs qui écrivent sur Cuba, son travail est clairement distant de l’esprit de la Guerre froide. Ainsi, par exemple, il fait une description respectueuse, même positive, de l’analyse sympathique de la Révolution cubaine de Paul Sweezy et Leo Huberman qui parut en 1960 dans la Monthly Review [Cuba: Anatomy of a Revolution, janvier 1960.] Et il prend la défense de C.Wright Mills et Jean Paul Sartre contre l’accusation, lancée par Schlesinger, qu’ils soutenaient la naissance de l’autoritarisme à Cuba.
Il prend même la défense de certains Cubains qui ont soutenu le débarquement de la Baie des Cochons en 1961. Il répond à C.Wright Mills qui les qualifiait de «soldats de la CIA» en argumentant que les élites cubaines renversées, et d’autres Cubains, avaient des raisons parfaitement rationnelles et autonomes de s’opposer au gouvernement de Castro.
Bien sûr, les qualificatifs de Mills et de Rojas ne sont pas réellement contradictoires: on pourrait affirmer que ces Cubains avaient la volonté autonome de se faire soldats de la CIA, en soutenant et en participant à une aventure impérialiste qui était indiscutablement contrôlée par une agence des services secrets des Etats-Unis.
• Son enquête extensive, cependant, manque d’une certaine profondeur, et malgré sa sérieuse documentation, Rojas commet plusieurs erreurs importantes. Elles sont peut-être dues à son manque de familiarité avec la gauche des Etats-Unis.
Par exemple, il associe Robert Williams, H.Rap Brown, et Stokely Carmichael avec le Parti des Panthères Noires quand, en fait, ils n’ont pas eu de lien avec lui, ou tout au plus une relativement brève association avec cette organisation [pour Carmichael]. Il inclut aussi Irving Howe, Lionel Trilling, et les membres de la Partisan Review, et plus tard du groupe Dissent , dans la gauche libérale « caractérisée par une adhérence résolue au trotskisme et au socialisme démocratique.» C’est là une salade conceptuelle qui confond les origines politiques de certaines de ces personnalités avec une projection plus tard qui avait peu ou rien à voir avec le trotskisme.
De manière analogue, il emploie mal le terme «intellectuels de New York». Mis à part le fait que pas tous les intellectuels qu’il évoque vivaient à New York, le terme désigne historiquement un groupe spécifique d’intellectuels de gauche, dont beaucoup d’ascendance juive, qui constituaient une communauté intellectuelle cohérente engagée dans un débat commun. Ce n’est pas le cas des gens que Rojas étudie. Il y a aussi un certain nombre d’erreurs mineures, comme désigner Theodore Draper [qui publia en 1962 Castro’s Revolution: Myths and Realities] comme Thomas Draper.
Plusieurs révolutions
Une des thèses centrales de Rojas, c’est que bien que les débats de la gauche du début des années 1960 à propos de la Révolution cubaine étaient sans aucun doute influencés par la Guerre froide, ils ne sont d’aucune manière réductibles à une dichotomie simpliste Ouest contre Est. Les membres de la gauche indépendante aux Etats-Unis dans les années 1960 avaient, selon Rojas, des positions différentes sur Cuba.
Ce qui pour Waldo Frank était une révolution cubaine humaniste était pour Wright Mills une révolution marxiste et pour Carleton Beals une révolution populiste. Les socialismes pro-soviétique, maoïste, et guévariste discutés dans les revues Village Voice et Monthly Review représentaient différentes interprétations du socialisme cubain et mobilisaient des raisons différentes pour le soutenir.
Qui plus est, selon Rojas, la diversité de conceptions parmi les intellectuels de gauche sympathisants de la Révolution cubaine ne reflétait pas seulement l’hétérogénéité des intellectuels eux-mêmes, mais aussi la nature changeante, et parfois expérimentale, du socialisme cubain durant sa première décennie. Les Révolutions cubaines interprétées par le débat public new-yorkais étaient multiples parce que de multiples révolutions cubaines avaient lieu sur l’île.
Ce n’est que quand le débat idéologique et la vie intellectuelle de l’île sont tombés de plus en plus sous le contrôle de l’Etat et de sa centralisation, un processus qui débuta en 1961 et culmina au début des années 1970 – quand Cuba adopta pleinement le modèle soviétique – que, selon Rojas, la plupart des membres de la gauche new-yorkaise sont devenus réticents à approuver le nouveau cours de Cuba et «n’eurent pas la volonté de soutenir la décolonisation de Cuba si cela impliquait la naturalisation du dogme marxiste-léniniste sur l’île.»
Anatomie d’une Révolution
La discussion que fait Rojas du soutien intellectuel de la gauche des Etats-Unis à la Révolution cubaine est une stimulante invitation à revisiter une période fertile dans le développement de la gauche aux Etats-Unis. Mais Rojas ne prend pas en considération le fait que le gouvernement révolutionnaire cubain commença à perdre un peu de son attrait pour ces intellectuels au moment de la rapide escalade de l’engagement de Washington au Vietnam en 1965 et de l’explosion de la Révolution culturelle chinoise sous la direction de Mao Tsé Toung en 1966. [Voir, entre autres, à propos de la «Révolution culturelle», l’article publié sur ce site le 23 avril 2013 : Révolution culturelle. Une mère sur la conscience]
• C’est alors que la gauche aux Etats-Unis a déplacé son attention de Cuba au Vietnam et à la Chine. Cela a fait que certains des intellectuels qu’il évoque, en particulier Susan Sontag, Norman Mailer, et Allen Ginsberg, sont devenus intensément préoccupés par les horreurs que les Etats-Unis perpétraient au Vietnam. Un nombre significatif d’autres figures politiques de la gauche ont sympathisé avec les dirigeants chinois, comme Eldridge Cleaver et Robert Williams, qui s’est même déplacé de Cuba en Chine après s’être plaint du racisme sur l’île.
Il est également révélateur que Paul Sweezy, après avoir soutenu les dirigeants cubains dans son livre de 1960 avec Leo Huberman, Anatomie d’une Révolution, a pris une attitude critique à l’égard du cours de la Révolution cubaine, sans doute sous l’influence de son interprétation favorable des événements en Chine, dans son livre de 1969 Socialism in Cuba. (A la différence de son livre de 1960, celui-ci ne fut pas traduit et publié à Cuba).
Entre-temps, C.Wright Mills était mort en 1962 et Waldo Frank en 1967. Ces deux intellectuels, qui sont au centre de l’argument de Rojas, n’ont en fait pas vraiment connu l’évolution du gouvernement cubain vers le «communisme».
• En même temps, Rojas ignore cette partie importante de la gauche aux Etats-Unis qui a continué de soutenir le gouvernement cubain. Il néglige combien la texture politique de la gauche aux Etats-Unis a changé durant les années 1960 en conséquence du virtuel effondrement du Parti communiste (CPUSA). Deux événements de 1956 ont accéléré cette chute du parti de la «vieille gauche» : le Vingtième congrès du Parti communiste soviétique quand la dénonciation par Khrouchtchev des crimes de Staline a secoué le mouvement communiste international, et l’écrasement par l’Armée rouge de la Révolution hongroise cette même année.
Bien que petit à l’échelle internationale, le Parti communiste aux Etats-Unis avait été de loin le plus grand groupe politique de gauche du pays. La majorité de ceux qui, dégoûtés par les atrocités soviétiques, ont abandonné en masse le Parti communiste interprétaient l’échec de l’URSS comme le résultat d’une bureaucratie rigide, autoritaire et lourde qui avait violé et sali les idéaux socialistes. Fixés sur les symptômes, ils ont négligé d’analyser les causes structurelles et institutionnelles qui les avaient engendrés.
• Avec leurs enfants des «berceaux rouges», dont des milliers sont devenus des militants et dirigeants des mouvements étudiants, des droits civiques, et anti-guerre, ils sont devenus fascinés par le style politique radicalement différent des dirigeants révolutionnaires de Cuba. La Révolution cubaine n’a pas été dirigée par un parti communiste traditionnel et était parcourue par un esprit frais et romantique totalement absent dans les mornes capitales de l’Europe de l’Est.
Aux yeux des ex-communistes déçus, le charismatique Fidel Castro et les autres «barbus» étaient l’antidote idéal au lugubre bureaucratisme. Dans l’excitation des années 1960 révolutionnaires, le fait que l’administration cubaine copiait structurellement et institutionnellement le modèle soviétique bien avant 1970 a échappé à leur attention.
Sauf pour une relativement petite minorité de sociaux-démocrates, pour la plupart des anarchistes, et pour quelques trotskistes, cet état d’esprit a dominé dans la gauche aux Etats-Unis.
Avec les années 1970, cependant, la Révolution cubaine avait perdu la plus grande partie de son éclat. Comme Rojas l’écrit, les intellectuels de gauche, et d’autres aussi, ont été de plus en plus repoussés par la rigidité croissante politique et culturelle du socialisme cubain tandis qu’il évoluait vers le modèle soviétique.
C’est ainsi que par exemple, quand le poète Heberto Padilla, dont la collection de poèmes Fuera de Juego fut dénoncée par les autorités cubaines en 1968, fut mis en prison à La Havane en 1971, beaucoup de ces intellectuels, dont Susan Sontag, rejoints par des figures éminentes comme Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et les Sud-Américains Julio Cortázar et Mario Vargas Llosa, ont fortement critiqué les dirigeants cubains.
Et pourtant, loin de ce que Rojas affirme, la plupart des intellectuels de gauche n’ont pas entièrement rejeté la direction de la Révolution cubaine. Ils ont adopté une position plus tranquille de soutien parfois critique, parfois discret, en accordant au gouvernement cubain le bénéfice du doute. Leur soutien était conditionnel, mais c’était un soutien néanmoins.
La gauche des Etats-Unis et sa politique à l’égard de Cuba
Le soutien que ces intellectuels et militants de gauche apportaient au gouvernement cubain participait d’une idéologie qui combinait quelques faits avec un grand nombre de convictions et d’erreurs qui ont ensuite été systématisés en un concept politique «d’en-haut» qui était indifférent à la démocratie, s’il ne lui était pas explicitement opposé.
Mis à part des pénuries répétées de biens agricoles et de consommation et une crise du logement permanente, la direction cubaine, jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique à la fin des années 1980 et au début des années 1990 a réussi à garantir à la majorité de la population un niveau de vie austère mais tolérable, ainsi que des progrès importants dans la santé et l’éducation.
Il est vrai également que le gouvernement Castro a fait de la République cubaine une entité beaucoup plus souveraine qu’elle ne l’avait été auparavant. Néanmoins, ces succès ont été à la fois rendus possibles et limités par la dépendance de l’économie cubaine (y compris des subventions substantielles) et son partenariat comme associé mineur en politique étrangère avec l’Union soviétique.
• Ne voyant que ces gains, malgré le tournant à la baisse des années 1990, les intellectuels de gauche des Etats-Unis continuent dans une considérable mesure à soutenir Castro. Ces réussites leur ont permis d’ignorer, ou pour le moins de minimiser, le caractère profondément non-démocratique de l’Etat-de-parti unique cubain, son appareil répressif, et son contrôle total des médias, des syndicats, et de toutes les autres soi-disant organisations de masse de l’île.
D’autres sujets problématiques ont été également ignorés. Il y a eu des avancées significatives pour les Noirs cubains dans les premières années de la révolution, quand le gouvernement a aboli la ségrégation raciale et leur a ouvert la voie de l’éducation et de la mobilité sociale. Mais si certaines batailles de justice raciale ont été gagnées, d’autres formes de racisme ont continué de persister.
Cette situation a été aggravée quand le gouvernement a déclaré au début des années 1960 que le racisme n’était plus un problème sur l’île. Ils ont alors imposé un silence durable sur la question – une politique qui a été récemment partiellement mise en cause – tout en interdisant aux Noirs cubains, comme à tout autre groupe opprimé, de former des organisations indépendantes pour se battre pour leurs droits.
Des personnalités Afro-Américaines de gauche comme Cornel West, Kathleen Cleaver, le révérend Jeremiah A.Wright Jr, et feu Ruby Dee Davis, ont critiqué la situation sur l’île, qui a été aggravée par la croissante discrimination raciale provoquée par le développement du tourisme et d’autres changements économiques récents. Mais d’autres comme Alice Walker, Danny Glover, et Harry Belafonte, ont continué de soutenir le gouvernement cubain d’une manière généralement acritique.
Le silence relatif sur ces questions de la part de la gauche des Etats-Unis procède en partie de conceptions qui amalgament l’importance de s’opposer à l’impérialisme états-unien et son intervention à l’étranger avec la croyance différente que tous les systèmes politiques et les leaders anti-impérialistes doivent être politiquement soutenus.
• Etroitement liée à cet amalgame, il y a l’idée que toute critique de ces systèmes, aussi pro-révolutionnaire soit-elle, va distraire l’attention des abus impériaux des Etats-Unis et ainsi affaiblir l’opposition contre eux, comme si on devait ignorer la réalité pour maintenir une défense de principe de l’auto-détermination nationale contre l’impérialisme états-unien.
Quelques-uns des défenseurs du gouvernement cubain les plus sophistiqués ont également argumenté que le sous-développement économique qui domine à Cuba rend improbable, sinon impossible, que survive un système économique et politique démocratique: la pauvreté et la pénurie, prétendent-ils, ne conduit pas à la démocratie.
Bien que cela puisse être vrai ou faux, la vraie question est si un Etat-de-parti-unique conduit au développement de droits démocratiques radicaux et à une manière de vivre qui améliore les chances d’un développement d’une démocratie socialiste dans l’île.
Rien de ce qui s’est passé à Cuba, ou n’importe où dans l’ancien «monde communiste», ne soutient l’idée que l’Etat-de-parti-unique a contribué à la démocratisation de ces sociétés.
Responsabilité politique
En suggérant que les intellectuels de gauche des Etats-Unis ont arrêté de soutenir l’Etat cubain au début des années 1970, Rojas –lui-même un critique intellectuel éminent du gouvernement cubain – s’épargne de simplement considérer si et comment s’adresser à ses homologues aux Etats-Unis qui étaient et sont toujours encore sympathisants des actuels dirigeants cubains.
Bien que cela puisse n’avoir pas fait partie de son objectif, sa suggestion problématique qu’une gauche non-communiste a rejeté le tournant du gouvernement cubain vers le modèle soviétique l’a empêché d’examiner la question importante comment une gauche indépendante pourrait avoir une approche vers le gouvernement cubain sans renforcer la propagande de Washington.
Il était, et il est toujours encore, possible de critiquer et de s’opposer au système social et politique établi à Cuba tout en réitérant vigoureusement son opposition à l’intervention états-unienne qu’elle prenne la forme d’une invasion militaire, d’un parrainage terroriste, ou du blocus économique.
Cette position à deux faces requiert une méthode politique que la plupart des intellectuels de gauche aux Etats-Unis ont répugné à adopter. Mais leur méthode dominante de comptabiliser les gains et les pertes supposés du gouvernement cubain a obscurci une perte particulière qui ne peut être compensée par aucun gain: la perte, pour les travailleurs et les autres groupes opprimés, de l’autonomie et de la capacité à s’organiser de manière indépendante pour défendre leurs intérêts, et les libertés civiles et politiques qui vont avec et qui rendent une telle indépendance organisationnelle viable. (Article publié sur le site Jacobin Magazine, le 17 juillet 2016; traduction A l’Encontre)
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Samuel Farber est né à Cuba et a beaucoup écrit sur Cuba. Son livre le plus récent, The Politics of Che Guevara: Theory and Practice, vient d’être publié par Haymarket Books à Chicago.
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