Cuba. Les «paroles» ne sont pas réservées aux intellectuels. A propos d’un tournant, en 1961, sur la liberté d’expression

Par Alexei Padilla Herrera

Le premier lundi du printemps 1959, le journal Revolución a diffusé un supplément qui – au cours de ses deux ans et sept mois d’existence – est devenu l’une des publications culturelles les plus avant-gardistes d’Amérique latine. Codirigé par les écrivains Guillermo Cabrera Infante [né en 1929 à Cuba–décédé en 2005 à Londres] et Pablo Armando Fernández [1929], ainsi que par le peintre Raúl Martínez [1927-décédé en 1995 à Cuba], Lunes de Revolución a, dès sa première édition, rendu visible la diversité politique – et les contradictions –idéologique et esthétique des différents acteurs et groupes du champ culturel engagés dans la révolution triomphante.

L’hebdomadaire accueillait des universitaires, des écrivains et des artistes qui, tout en soutenant le processus, ne cachaient pas leur critique de certains aspects de la construction du socialisme en Union soviétique et dans ses pays satellites européens. Nombre de leurs «piques» étaient dirigées en particulier en direction de la politique culturelle de Moscou, au grand dam de la direction de l’ancien Parti socialiste populaire (PSP), «ambassadeur» informel du Kremlin à Cuba.

La diversité des conceptions sur l’art et la culture qui convergeaient dans Lunes, sa critique du marxisme soviétique dogmatique et de certains textes considérés comme anticommunistes, ont provoqué des tensions entre différents segments de l’intelligentsia de l’île.

Lunes de Revolución, cependant, a continué à naviguer en eaux tumultueuses jusqu’à ce qu’il s’échoue suite à la controverse produite par la sortie d’un documentaire de treize minutes seulement – un nombre maudit – qui avait commis la «bévue» d’enregistrer des festivités nocturnes dans les environs du port de La Havane. Ses images en noir et blanc, selon la censure, contredisaient la représentation que devait projeter un pays en révolution [voir ici ce documentaire].

Réalisé par Sabá Cabrera Infante et Orlando Jiménez Leal, le court-métrage a été diffusé sur TV Revolución, qui, avec Ediciones R, était une autre des entreprises médiatiques conçues par Carlos Franqui [1921- décédé en 2010 à Porto Rico; en 1968 il rompit avec la direction castriste, entre autres suite au soutien de Castro à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes de l’URSS], directeur du journal Revolución. En mai 1961, la commission chargée d’analyser et de classer les films produits et importés dans le pays a interdit la projection du court métrage après avoir évalué qu’il attaquait les intérêts du peuple et de la Révolution.

Dans sa chronique dans le journal Hoy, l’intellectuelle communiste Mirta Aguirre a soutenu que l’interdiction du court-métrage était justifiée car il faisait le jeu de la contre-révolution. Pour sa part, Alfredo Guevara [1925-2013], directeur fondateur de l’ICAIC (Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques), a estimé que le film montrait le pire des mondes (prostitution, alcoolisme, drogue, etc.), ce qui était incompatible avec l’époque du cinéma révolutionnaire naissant, financé de surcroît par l’Etat.

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L’agitation produite par une telle décision a duré des semaines. Outre de nombreux articles pour et contre, environ deux cents intellectuels et artistes ont signé une déclaration collective appelant à la levée de la censure.

La controverse sur ce que devraient être les principes directeurs de la politique culturelle de la révolution cubaine a atteint un tel niveau que, aux yeux du gouvernement, elle menaçait l’unité du champ culturel. Le 30 juin 1961, dans une tentative de contenir les désaccords, Fidel Castro prononce – lors de la troisième, et dernière, rencontre à la Bibliothèque nationale – le discours qui est passé à la postérité sous le titre «Paroles aux intellectuels».

Quelques semaines après la victoire de Playa Giron [théâtre du débarquement de la Baie des Cochons organisé par la CIA, en avril 1961], et à un moment où l’unité était une garantie de résistance et de continuité de la Révolution, Fidel a tracé les limites des libertés de création et d’expression. Selon le leader cubain, le degré de liberté dont jouiraient les artistes et les intellectuels dépendrait de leur identification et de leur soutien aux principes, à l’idéologie et aux politiques mis en œuvre, dans les domaines les plus divers, par le gouvernement révolutionnaire.

En d’autres termes, les partisans inconditionnels du processus percevraient de plus grandes possibilités de développer leur travail créatif, tandis que ceux qui ne sont pas prêts à «tout donner» en faveur de la construction socialiste verraient apparaître – et devraient s’en inquiéter – des restrictions imposées à la liberté de création et d’expression.

Fidel Castro a ensuite défini, de manière ambiguë, les critères d’inclusion-exclusion qui régissent jusqu’à aujourd’hui, non seulement les politiques de communication culturelle et sociale du pays, mais aussi les relations entre le Parti-Etat-Gouvernement, la société civile et les citoyens:

«(…) au sein de la Révolution, tout; contre la Révolution, rien. Contre la Révolution, rien, parce que la Révolution a aussi ses droits et le premier droit de la Révolution est le droit d’exister et donc rien du tout contre le droit de la Révolution d’être et d’exister. Dans la mesure où la Révolution exprime les intérêts du peuple, dans la mesure où la Révolution signifie les intérêts de la nation entière, personne ne peut à juste titre revendiquer un droit contre elle.»

En un seul paragraphe, aussi bref que puissant, la primauté était établie des droits de la Révolution – l’Etat – sur l’exercice des droits civils et politiques des citoyens.

Il est très probable que les dizaines de personnes qui ont eu le privilège d’écouter directement le leader de la Révolution n’ont pas perçu la relation entre les mots prononcés cet après-midi de juin et la conférence donnée par Blas Roca [1908-1987, dirigeant historique du Parti Socialiste Populaire (PSP), rallié à la révolution, puis membre de la direction du PC cubain, parti formellement fondé en 1965] dans le cadre du programme de l’Université populaire, conférence donnée le 11 septembre 1960 [1].

Pendant un peu plus d’une heure, le secrétaire général du PSP a expliqué à l’auditoire comment le marxisme soviétique définissait le concept de liberté, sa portée et ses fonctions dans le socialisme. Après être revenu sur la Constitution française de 1791, pour critiquer le caractère abstrait des droits civils et politiques qui y sont reconnus, Blas Roca soutient que l’harmonie entre les intérêts individuels et l’activité de chaque citoyen pour défendre la Révolution est nécessaire pour se sentir libre dans la nouvelle société qui se construit.

Dans une tentative de rendre potable l’un des principaux dogmes du marxisme soviétique, le dirigeant communiste a exposé la nécessité d’un contrôle adéquat des lois qui régissent le développement historique, ce qui suggérerait la limitation des droits civils et politiques – dits bourgeois – qui pourraient retarder l’inévitable triomphe du socialisme dans le monde.

Les dogmes défendus par Blas Roca justifiaient la subordination des droits des citoyens, de l’activité scientifique, de l’éducation et de la production de biens symboliques, aux objectifs définis par l’avant-garde révolutionnaire. La liberté perçue par les citoyens dépendrait de leur acceptation et de leur soumission aux «lois du développement historique». De cette façon, la liberté était associée à l’accord avec l’idéologie de la Révolution, à la discipline et à la participation aux tâches confiées par la «direction du pays».

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Le professeur et chercheur Fernando Martínez Heredia a exprimé, en 2016, que la prééminence de la Révolution impliquait le droit de contrôler l’activité intellectuelle et la liberté d’expression chaque fois que nécessaire. Dans son analyse, il a pris en compte un contexte spécifique, caractérisé par des menaces réelles et constantes d’arrêter et de détruire le processus, y compris par l’assassinat de ses dirigeants [2].

Cependant, les limitations des droits des citoyens ont cessé d’être une question conjoncturelle et sont devenues une pratique inhérente au régime politique cubain; ce qui a été codifié dans la Constitution de 1976.

Ces restrictions répondraient, entre autres, à la nécessité de préserver l’Etat, à une culture politique séculaire qui privilégie l’affrontement au dialogue et l’intolérance au détriment du respect de la diversité des idées; à l’adoption du marxisme-léninisme comme idéologie de l’Etat et au «syndrome de la place assiégée», créé par l’affrontement entre les Etats-Unis et Cuba.

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L’un des fragments les plus intéressants du discours précité de Fidel Castro est celui où est développée la légitimité de la censure par les autorités révolutionnaires. Pour Fidel, l’importance du cinéma et de la télévision pour l’éducation et la formation idéologique du peuple méritait que le gouvernement réglemente, examine et contrôle les films qui seraient projetés.

A une époque où les processus de communication étaient conçus du point de vue des modèles de transmission – selon lesquels les récepteurs étaient passifs, non critiques et manipulables par les messages diffusés par les médias –, le leader cubain concevait le peuple, du moins dans ce discours, non pas comme des sujets de la Révolution, mais comme des objets de celle-ci. Et il avertissait que ceux qui n’agissaient pas en pensant à «la grande masse exploitée» – qui attendait d’être délivrée – manquaient d’une «attitude révolutionnaire».

La revendication du contrôle de l’Etat sur les médias, la défense de la censure et la nécessité pour les artistes et les intellectuels – y compris les journalistes – de devenir des militants de la révolution sont fondées sur une conception instrumentaliste de l’art, de la littérature, de l’éducation et de la communication sociale. Une perspective qui, bien que conforme aux priorités immédiates du projet révolutionnaire, n’a jamais contribué à la nécessaire autorégulation des médias cubains ni à l’amélioration de la qualité du journalisme, comme l’a reconnu le journaliste et professeur Julio García Luis [1942-2012; prix du journalisme cubain en 2011].

Les échanges entre les représentants du champ culturel cubain et la direction de la Révolution ont tenté de réduire les frictions, suscitées par la censure du documentaire de 13 minutes, avec les artistes intellectuels regroupés dans Lunes de Revolución – qui ont reçu le soutien de Haydée Santamaría [3], présidente de la structure culturelle officielle Casa de las Américas – et dans l’ICAIC ainsi que dans le Conseil national de la culture, en raison de la censure du documentaire PM.

Néanmoins, «Palabras a los intelectuales» dénote également les défis que doivent relever les dirigeants cubains pour faire face à la diversité et à la dissidence idéologique, esthétique et politique dans une société civile composée de créateurs qui conçoivent l’art avec et pour la Révolution, mais sans le subordonner au pouvoir politique ni le transformer en simple propagande partisane.

Or, les artistes et les intellectuels se considéraient comme des sujets actifs, prêts à apporter leurs connaissances au processus de changement, non pas par arrogance ou par un complexe de supériorité, mais parce qu’ils comprenaient l’art, la Révolution et leurs inter- relations selon des perspectives différentes de celles des politiques et des militants.

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Il serait malhonnête de dire que «Palabras a los intelectuales» n’était qu’une publicité pour la censure officielle et la coercition de la liberté d’expression. Y sont présentées les lignes générales d’une politique culturelle qui, entre autres, a socialisé l’accès à la culture pour la majorité des citoyens et a régularisé la formation artistique de milliers d’enfants, d’adolescents et de jeunes d’origine modeste dans les écoles nationales d’art, les conservatoires et les institutions culturelles. Une génération formée par les enfants d’humbles travailleurs de la campagne et de la ville qui, en quelques décennies, ont fait partie de l’avant-garde culturelle de l’île.

Malgré l’importance de l’événement, à l’époque, la presse révolutionnaire n’a pas reproduit ou exposé l’intervention de Fidel Castro. Selon l’historienne Ivette Villaescucia, à cette époque, les médias mettaient en avant la rencontre de Fidel avec des journalistes étrangers et, de cette manière, l’opinion publique nationale restait en marge de ce qui se discutait au sein de l’avant-garde artistique et politique du pays [4]. Ce silence, souligne Villaescucia, était le résultat du silence des médias.

Ce silence, souligne Villaescucia, pourrait aussi être le résultat de la présence de militants du PSP au sein du Conseil national de la culture et de la Commission d’orientation révolutionnaire, deux des organes chargés du contrôle des médias. Pour ma part, je pense qu’il est peu probable que la réduction au silence de la presse révolutionnaire n’ait pas eu l’aval des dirigeants politiques du pays.

La vérité est que l’intervention de Fidel dans la controverse a garanti la trêve qui a conduit à la création de l’Union des écrivains et des artistes de Cuba (UNEAC), le 22 août 1961, comme espace de convergence et de représentation des secteurs intellectuels et artistiques du pays et comme canal de communication entre ce «milieu» et le pouvoir politique.

Outre son caractère paraétatique, l’UNEAC constituait à l’époque de sa fondation un contrepoids au pouvoir qui s’accumulait au sein du Conseil national de la culture, coopté par des cadres du PSP qui, comme Edith Buchaca et Mirta Aguirre, s’enthousiasmaient pour l’instrumentalisation de la création artistique et littéraire en fonction des objectifs politiques de l’Etat.

En même temps, la création de l’UNEAC va affecter la place centrale que Lunes de Revolución avait acquise dans le domaine culturel, depuis sa fondation. Pour l’historienne brésilienne Silvia Miskulin, la fermeture définitive de l’hebdomadaire culturel a été le résultat de manœuvres politiques exécutées par les militants du PSP du Conseil national de la culture et de la Commission d’orientation révolutionnaire. L’indépendance de ses rédacteurs et le «caractère cosmopolite, éclectique et anti-dogmatique» de Lunes…, dit Miskulin, contrevenaient à la politique culturelle que l’Etat cubain commençait à mettre en œuvre à partir d’institutions dirigées par des vétérans du PSP [5]. L’hebdomadaire culturel a été fermé à la suite de manœuvres politiques exécutées par des militants du PSP du Conseil national de la culture et de la Commission d’orientation révolutionnaire.

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La parution du dernier numéro de la célèbre publication culturelle, le 6 novembre 1961, a marqué le début de la fin de l’atmosphère de relative ouverture et de pluralisme qui a caractérisé les trois premières années du processus révolutionnaire à Cuba. En janvier de l’année suivante, le magazine Unión a commencé à circuler, qui, avec La Gaceta de Cuba et le magazine Casa de las Américas, a comblé le vide laissé par l’hebdomadaire.

Ivette Villasescucia souligne que la disparition de Lunes de Revolución a coïncidé avec un processus de fusion de plusieurs médias de presse, conditionné par la recherche d’une unité entre les forces révolutionnaires, le conflit avec les Etats-Unis et les caractéristiques personnelles des acteurs impliqués dans la transformation du système médiatique cubain.

Dans ce contexte, la fermeture de Lunes de Revolución et des journaux Prensa Libre, Combate et La Calle, ainsi que la création ultérieure de nouvelles publications, ont fait partie de l’effort visant à atténuer ou à cacher les divergences idéologiques et politiques entre le Mouvement du 26 juillet, la Direction révolutionnaire et le PSP.

L’unité obtenue alors exige encore aujourd’hui une discipline quasi militaire, une unanimité politique et idéologique et un divorce entre l’agenda médiatique et l’agenda public dans les médias. Tout ceci se traduit par les difficultés de la presse d’Etat à satisfaire les demandes d’information et d’expression d’une bonne partie des citoyens.

Six décennies après ce discours mémorable, il n’existe pas de définition claire et objective du sens et de la portée de l’expression : «au sein de la Révolution, tout, contre la Révolution, rien». En rappelant les «Palabras a los intelectuales», je ne peux m’empêcher de souligner l’ambiguïté – ou la précision, selon le point de vue – du paragraphe fréquemment évoqué pour légitimer la criminalisation de la dissidence et, par conséquent, la mort civile, la violence symbolique et physique, et l’exclusion des citoyens qui, parce qu’ils ne rentrent pas dans les moules stricts du modèle révolutionnaire, sont réduits, contrairement à la loi, à la catégorie de «non-personnes».

Je comprends qu’en triomphant, une Révolution – et la Révolution cubaine n’a pas fait exception – n’est pas un Etat de droit, mais son objectif principal doit être d’y parvenir. Et, une fois proclamée, les gouvernés et les gouvernants doivent s’y conformer. (Article publié sur le site La Joven Cuba, en date du 23 juin 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre)

Alexei Padilla Herrera est chercheur à l’Université fédérale du Minas Gerais.

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[1] Publication de la conférence donnée par Blas Roca: «Les régimes sociaux et le concept de liberté», in Noticias de Hoy, 13 septembre 1960, p. 2.

[2] Fernando Martínez Heredia: «Acerca de “Palabras a los intelectuales”, 55 años después», Tareas, n° 154, septembre-décembre, 2016, p. 63-75.

[3] Haydée Santamaría: militante historique du Mouvement du 26 juillet, 1923-1980.

[4] Ada Ivette Villascucia: «La prensa cubana en el primer decenio de la Revolución», Revista Mexicana de Ciencias Agrícolas, vol. 2, octobre, 2015, p. 101-109.

[5] Silvia Miskulin: Os intelectuais cubanos e a política cultural da Revolução : 1961-1975. São Paulo, Alameda, 2009.

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