Après avoir analysé la période du gouvernement d’Eduardo Frei (1964-1970) – voir les contributions publiées le 31 mai et les 1er, 2 et 3 juin –, Luis Vitale met l’accent ici sur la période cruciale allant de la victoire électorale de Salvador Allende le 4 septembre 1970 – il est en première position sans majorité face à deux autres condidats – à sa prise de fonction le 4 novembre. Durant ces deux mois, les classes dominantes, avec l’appui direct des Etats-Unis, mettent en place un « système de garanties » qui repose, déjà, en grande partie sur un statut « rénové » de l’armée. L’analyse de Luis Vitale est des plus instructives à ce propos. Pour ce qui est l’ouvrage dont sont extraites ces contributions et sur la place et le rôle de l’auteur, nous renvoyons à l’introduction publiée le 31 mai. (Réd. A l’Encontre)
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Le gouvernement de Salvador Allende: sa « mise en place » du 4 septembre au 4 novembre 1970
Par Luis Vitale
Bien que la campagne présidentielle de 1970 et l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende doivent être considérées chronologiquement pendant le mandat de Frei, nous nous permettons – avec une conception différente du « temps historique » – de les analyser dans ce chapitre, car ce qui s’est passé entre le 4 septembre 1970 (triomphe électoral de l’Unité populaire) et le 4 novembre (investiture d’Allende comme président) a eu des répercussions considérables sur l’administration du président assassiné le 11 septembre 1973.
La présentation des candidats de droite – Jorge Alessandri [il a été président de novembre 1958 à novembre 1964] – et centriste – Radomiro Tomic [«aile gauche» de la Démocratie chrétienne] – comme alternatives à la candidature de Salvador Allende fut alors interprétée par plusieurs analystes comme une erreur politique du centre-droit. À leur tour, des années plus tard, d’éminents dirigeants de l’Unité populaire (UP), comme Carlos Altamirano [président du PS de 1971 à 1979], ont affirmé avec force qu’il aurait été plus opportun pour la gauche de s’allier à la Démocratie chrétienne: « Nous aurions dû soutenir la candidature de Tomic et son programme » [1].
Certains sociologues ont tenté d’expliquer la division des candidatures avec les arguments suivants: « Le Parti national – qui soutient Jorge Alessandri – puise ses votes dans les couches supérieures traditionnelles, qui sont principalement situées dans les zones d’activité agricole. Cependant, la présence de secteurs d’entrepreneurs liés aux activités industrielles plus traditionnelles lui permet de se maintenir dans les centres de plus grande concentration industrielle. (…) La Démocratie chrétienne – qui propose la candidature de Tomic – représenterait pour sa part une bourgeoisie industrielle moderne » [2].
Même si, à certains égards, cette analyse est correcte, elle établissait une séparation trop structuraliste entre la société dite moderne et la société traditionnelle, prônée par le sociologue Gino Germani, ainsi qu’une division statique entre les propriétaires terriens et la bourgeoisie industrielle et entre l’industrie manufacturière traditionnelle et celle de la zone dynamique et intermédiaire qui, au sein du gouvernement de Jorge Alessandri, favorisait les industries exportatrices. Elle ne tenait pas compte non plus du fait que, en raison du développement inégal et combiné du capitalisme, les entrepreneurs agricoles avaient investi massivement dans le textile, la métallurgie légère et l’agroalimentaire, tandis que les industriels, pour leur part, rachetaient des exploitations agricoles. Ainsi, la bourgeoisie industrielle et la bourgeoisie agraire étaient imbriquées, par l’intermédiaire de la capitalisation de la rente agraire, dans l’industrie et la territorialisation du profit industriel.
L’explication de ce groupe de sociologues sur les raisons de la fragmentation électorale entre la droite et le centre ne satisfait pas ceux qui pensent que la lutte sociale a pris une dimension inattendue à cause des mesures du gouvernement Frei, comme la réforme agraire, la « chilénisation du cuivre » et la dynamisation populaire. Cette équipe de politologues était d’avis que la montée du peuple avait aiguisé la lutte des tendances au sein de la Démocratie chrétienne, renforçant l’aile gauche qui, en fin de compte, a imposé la candidature de Radomiro Tomic comme le seul moyen de canaliser les larges secteurs populaires que la candidature d’Allende était en train de gagner [3].
Une autre équipe de chercheurs, dirigée par Fernando Castillo L., faisait l’analyse suivante: « On prétend que le triomphe électoral de la gauche en 1970 est dû à la division de la bourgeoisie en deux candidatures. (…) Cette hypothèse se situe à deux niveaux. Au niveau de l’apparence électorale, elle explique la scission du front électoral de la bourgeoisie. À un autre niveau, plus profond, elle explique ce fait par l’existence d’une contradiction insurmontable entre les deux ailes de la bourgeoisie. Cependant, si l’on considère le niveau idéologique de l’affrontement électoral de 1970, on pourrait dire, au contraire, que c’était une tentative ratée de la bourgeoisie de diviser les masses populaires en présentant une candidature populiste comme celle de Tomic [Fernando Castillo souligne: « D’une certaine manière, cette position peut être vue dans la contribution de Luis Vitale, « ¿Y después del 4, qué? »]. Si l’on examine de plus près ce que les deux hypothèses tentent de dire, on s’aperçoit qu’elles ne s’excluent pas tellement » [4].
Par la suite, Manuel Castells a déclaré à propos de la candidature de Tomic: « Il a certes subtilisé une partie de l’électorat de droite, mais il a en fait soustrait l’essentiel de ses voix à la gauche » [5].
Les préférences des ouvriers, des pobladores, des classes moyennes radicalisées et des paysans étant divisées entre Allende et Tomic, la victoire d’Alessandri semblait assurée. Pour renforcer cela, les médias aux mains de la droite ont instrumentalisé une « campagne de terreur », allant jusqu’à dire qu’en cas de victoire d’Allende, les chars russes entreraient à La Moneda et que les enfants chiliens seraient envoyés en Russie. El Mercurio a publié une campagne publicitaire de « Chile Joven » qui montrait un char soviétique arborant un marteau et une faucille sur la porte de La Moneda, avec une légende qui disait: « En Tchécoslovaquie, ils ne pensaient pas non plus que cela arriverait. Mais les tanks russes sont arrivés ». Ce à quoi Allende a répondu: la terreur « n’est pas à chercher hors de nos frontières mais au Chili. La terreur se trouve dans la maladie des enfants, dans la malnutrition, dans les 600 000 enfants présentant des déficiences intellectuelles en raison d’une mauvaise alimentation ».
Tomic a progressivement haussé le ton de son discours populiste à mesure que le soutien populaire à Salvador Allende augmentait. Ses attaques formelles contre l’oligarchie et le capitalisme étaient souvent aussi tranchantes que celles de l’UP, au point que plusieurs analystes ne trouvaient aucune différence substantielle entre Tomic et Allende. Plusieurs journaux ont fait une comparaison entre les deux candidats, plaçant le programme de Tomic dans une colonne et celui d’Allende dans l’autre, pour souligner la similitude de leurs programmes.
Si un doute subsistait quant à la division de la bourgeoisie sur ces deux candidats, le dernier meeting d’Alessandri, le dimanche 30 août 1970, a dissipé tout malentendu, puisque toute la classe dirigeante et la petite bourgeoisie aisée ont répondu présent. La quasi-totalité des habitants de Las Condes, Providencia, Vitacura et une partie de Ñuñoa et du centre de Santiago ont quitté leurs quartiers résidentiels pour assister en masse au plus grand rassemblement jamais organisé par la bourgeoisie chilienne. En même temps, les rassemblements de masse d’Allende dans le Nord, à Valparaíso, Concepción et, surtout, Santiago, laissaient présager une votation très serrée, comme cela a finalement été le cas:
Allende a remporté les élections dans 10 provinces: dans les quatre provinces du nord, avec une majorité écrasante de travailleurs des mines, de la mer, de la pêche et des ports; dans la province minière et paysanne d’O’Higgins; dans les provinces de Curicó et de Talca, deux provinces avec une forte concentration de travailleurs agricoles; dans la province de Concepción, deuxième centre du prolétariat industriel et minier; dans la province d’Arauco, avec une prédominance presque absolue des mineurs; et dans la province de Magallanes, où l’on trouve une majorité de travailleurs du pétrole et de paysans.
Alessandri a gagné à Santiago et dans 12 provinces du centre-sud, principalement avec une majorité rurale. Tomic est arrivé premier à Valparaíso et Aysén, deuxième à Concepción, Cautín et Malleco, obtenant des pourcentages supérieurs à sa moyenne générale dans les bureaux de vote majoritairement féminins des communes pauvres des villes et des villages ruraux.
Aucun candidat n’ayant obtenu la majorité absolue, il revenait au Congrès national [Chambre des sénateurs et Chambre des députés réunis] de choisir l’un des deux candidats arrivés en tête [aucun n’ayant la majorité], comme le prévoyait la Constitution réformée de 1925. Jusqu’alors, lorsque se présentait cette configuration du vote pour les deux premiers candidats – comme ce fut le cas lors de l’élection de 1958 entre Alessandri et Allende –, il était normal que le critère du choix pour le candidat arrivé en tête soit accepté à l’avance par le Congrès national. Mais en 1970 la situation politique était différente, car la droite ne voulait pas voir la gauche prendre le pouvoir.
C’est alors que s’est engagé un processus historique entre le 4 septembre et le 4 novembre, au cours duquel trois options ont été tentées par la droite et le centre:
a) conditionner le soutien de la Démocratie chrétienne à l’engagement d’Allende à respecter les bases d’un document appelé « Statut des garanties constitutionnelles » (Estatuto de las Garantias Constitucionales);
b) voter pour le second candidat, c’est-à-dire pour Alessandri, une proposition de la droite parlementaire – avec un possible soutien de la Démocratie chrétienne si Allende n’acceptait pas les conditions susmentionnées – consistant à voter pour Alessandri, lequel après avoir assumé la présidence pendant une courte période démissionnerait pour laisser place à l’élection d’un nouveau président, où la possibilité d’une candidature de Frei serait étudiée;
c) la mise en oeuvre d’un coup d’État militaire pour empêcher Allende de devenir président, une variante qui avait le soutien du département d’État américain.
Les détails de chacune de ces alternatives étaient les suivants:
a) Sept jours après le triomphe d’Allende, Benjamín Prado, président du Parti démocrate-chrétien, a déclaré publiquement: « La Démocratie chrétienne constitue la seule force politique démocratique capable d’opposer sa solidité idéologique et le soutien de sa base, devenant ainsi le rempart le plus ferme pour la défense de la liberté et des garanties individuelles » [6].
Parallèlement et de manière synchronisée, Andrés Zaldívar, ministre des Finances du gouvernement démocrate-chrétien de Frei, a publié un rapport alarmant sur l’état de l’économie nationale: « Suite à l’élection, le comportement de l’économie a radicalement changé. (…) Le premier impact s’est traduit essentiellement par une violente pression exercée par les détenteurs des dépôts et les épargnants pour retirer leurs ressources. (…) D’autre part, le flux d’entrées de capitaux s’est arrêté brusquement et ne montre aucun signe de reprise. (…) Certaines entreprises ont procédé à la suspension de leurs plans d’expansion et même à l’arrêt de ceux qui étaient en cours. (…) Après le 4 septembre, la construction de logements financés par le secteur privé a été sérieusement affectée ».
L’annonce catastrophiste de Zaldívar constituait une nouvelle version de la « campagne de terreur » sur le sort du Chili si Allende arrivait à la présidence. La CIA a contribué à hauteur de 1,8 millions dollars à cette campagne, soutenue par un mémorandum de l’entreprise International Telephone & Telegraph (ITT): « Les possibilités actuelles pour empêcher la prise du pouvoir par Allende reposent fondamentalement sur un effondrement économique. (…) Des efforts clandestins sont déployés pour mettre en faillite une ou deux des plus importantes institutions d’épargne et de crédit. On s’attend à ce que cela déclenche une ruée sur les banques et la fermeture de certaines usines. (…) Le chômage et les troubles pourraient produire suffisamment de violence pour obliger les militaires à intervenir » [7].
El Mercurio a profité de la situation pour affirmer le 25 septembre: « Aujourd’hui, l’opinion publique constate qu’en quelques jours la panique a détruit une prospérité qui semblait progresser régulièrement, tandis que l’utilisation de mesures telles que celles conseillées par l’Unité populaire serait capable d’accélérer l’inflation à des vitesses imprévisibles, détruisant des capitaux qui ont mis de nombreuses années à se former. (…) L’économie est gravement menacée par un changement de système orienté vers l’anéantissement de la propriété privée des moyens de production. (…) Le Chili risque de glisser vers une catastrophe économique ». L’avertissement était clair: il fallait à tout prix empêcher Allende d’accéder à la présidence.
Quelques semaines plus tard, les démocrates-chrétiens ont présenté au candidat qui avait remporté démocratiquement les élections un document intitulé « Statut des garanties constitutionnelles » pour obtenir qu’Allende s’engage à respecter les points qui y étaient présentés, une proposition rendue publique le 24 septembre. Les 75 parlementaires de la Démocratie chrétienne voteraient en faveur d’Allende lors du Congrès seulement si cette exigence était acceptée.
Ces conditions, posées à celui qui avait obtenu le plus de voix, contenaient un point de grande importance pour l’avenir du pays: le concept « d’autonomie des forces armées », qui n’était même pas envisagé dans la Constitution de 1833 et encore moins dans la Constitution en vigueur, celle de 1925. Cette exigence des plus hautes autorités de la Démocratie chrétienne a été exprimée dans les termes précis suivants: « Nous souhaitons que les forces armées et le corps des carabiniers continuent à être une garantie de notre coexistence démocratique. Cela exige le respect des structures organisationnelles et des hiérarchies des forces armées et des carabiniers, des systèmes de nomination, des exigences et des règles disciplinaires en vigueur, en veillant à ce qu’elles soient équipées de manière adéquate pour leur mission de garantir la sécurité nationale, sans utiliser les tâches qui leur sont assignées pour participer au développement national afin de les détourner de leurs fonctions spécifiques, et sans compromettre leurs budgets » [8].
Ce point – ignorant ainsi les pouvoirs constitutionnels du président, en sa qualité d’autorité suprême pour nommer les hauts commandements et remplacer tout général ou corps militaire qui ne reconnaîtrait pas l’obéissance au président – a ensuite été présenté comme une réforme constitutionnelle, approuvée par le Congrès le 22 octobre 1970.
Il est généralement admis que l’autonomie des forces armées n’a été sanctionnée que par la Constitution de 1980. La vérité, prouvée par des sources documentaires, montre sans équivoque que son origine remonte à la réforme constitutionnelle du 22 octobre 1970. Il a alors été explicitement établi que les forces armées seraient la garantie de « notre coexistence démocratique », une attribution qui dépassait leur fonction traditionnelle de garantie et de défense de l’intégrité territoriale et de la sécurité nationale face à toute menace extérieure. Afin d’apprécier la signification transcendantale de cette réforme, nous transcrivons l’article 22, chapitre III, sur les garanties constitutionnelles, de la Constitution de 1925: « La force publique est essentiellement obéissante. Aucun corps armé ne peut discuter ».
Le nouveau concept du rôle des forces armées dans le cadre de l’intervention pour garantir la sécurité intérieure était conforme à la doctrine de sécurité nationale recommandée par le département d’État américain au début des années 1960 et mise en pratique au Brésil avec le coup d’État militaire contre le président Joao Goulart en 1964.
Cette intervention politique des forces armées faisait fi de leur devoir d’obéissance au pouvoir exécutif et était soutenue par la résolution d’« autonomie » qui leur avait été accordée dans la nouvelle réforme constitutionnelle et, en définitive, par le pouvoir de la classe dirigeante, qui pouvait se sentir menacée par un éventuel changement du système politique et social. C’est d’ailleurs ainsi qu’a été justifié le coup d’État militaire contre le gouvernement d’Allende.
Il faut noter que ce point, tout comme d’autres du « statut des garanties », a été décidé par le Conseil national de la Démocratie chrétienne. Il a toutefois rencontré l’opposition d’une majorité de sa base et, surtout, celle de Radomiro Tomic : comme candidat arrivé en troisième position, ce dernier a reconnu publiquement le triomphe de Salvador Allende et son droit à être président, comme cela avait été traditionnellement le cas lors des élections présidentielles précédentes où aucun des candidats n’avait obtenu plus de 50% des voix.
Commentant cette situation anormale, Clodomiro Almeyda a publié un article très bien argumenté dans le journal Las Últimas Noticias: « Le fait d’introduire dans le vocabulaire politique le concept inhabituel de l’“autonomie” des forces armées et de placer ce concept sur le même plan que celui de l’autonomie des universités, comme s’il s’agissait d’idées analogues, contient – pour le moins – une dangereuse confusion conceptuelle et théorique aux conséquences politiques inéluctables. (…) Les forces armées ne sont pas, par définition, autonomes au sens où le sont les universités. L’essence de l’institution militaire est qu’elle est liée au pouvoir exécutif, c’est-à-dire à la plus haute autorité de l’État, par le lien de l’obéissance » [9].
Plus d’un quart de siècle plus tard, le 10 septembre 1995, le sénateur Bruno Siebert, général à la retraite, déclarait: « Les dispositions constitutionnelles des forces armées ne sont pas un héritage du régime militaire, qui s’est contenté de les recueillir et de les ordonner. (…) Elles sont tout simplement le bon héritage du parti majoritaire au pouvoir, la Démocratie chrétienne, recueillant le fruit d’une évolution du régime démocratique chilien » [10], exprimée dans les garanties constitutionnelles proposées par la Démocratie chrétienne à Salvador Allende.
Un autre point des prétendues « garanties constitutionnelles » consistait à interdire toute intervention d’« autres organismes de fait agissant au nom d’un supposé pouvoir populaire », avec l’intention évidente d’empêcher Allende de renforcer le pouvoir de sa base sociale. D’autres clauses font référence au caractère « non-expropriable » de tout moyen de communication, à la liberté d’expression, à l’inviolabilité de la correspondance, à la liberté du travail, à la volonté de ne pas entraver la création et le développement des écoles publiques privées, à la volonté de ne pas modifier les textes et manuels traditionnels de l’enseignement primaire et secondaire. Les négociations pour présenter ces propositions au Congrès ont été menées par Renán Fuentealba, Bernardo Leighton et Luis Maira (Parti démocrate-chrétien) et Anselmo Sule, Orlando Millas et Luis Herrera (Unité populaire), et ont été approuvées par 94 voix et 10 abstentions, lors de la session du 15 octobre 1970.
b) Le choix de la droite, représentée par le Parti national, consistait à appeler les sénateurs et les députés à voter au Congrès pour le candidat arrivé en deuxième position, Jorge Alessandri. Cette manœuvre politique a échoué lorsque Alessandri, dans un geste démocratique, a fait une déclaration publique le 19 octobre où il a renoncé à sa candidature, appelant ouvertement les parlementaires à ne pas voter pour lui, dans le but évident d’aider (littéralement) « Don Salvador Allende à assumer le commandement suprême dans un climat de grand calme » [11]. Selon l’historien Rafael Gumucio, « la manœuvre a échoué car la grande majorité de l’Assemblée nationale du Parti démocrate-chrétien était encline à respecter la tradition » [12].
Cependant, Francisco Bulnes Sanfuentes et Sergio Onofre Jarpa, hauts dirigeants du Parti national, ont insisté pour voter en faveur d’Alessandri lors du Congrès et, en cas de démission de ce dernier, une nouvelle élection présidentielle serait convoquée, où l’on étudierait la possibilité d’une candidature d’Eduardo Frei : cela ne constituerait pas une réélection, puisqu’il y aurait eu un bref interrègne pendant la présidence d’Alessandri; cette manœuvre a échoué en raison de la détermination de Jorge Alessandri à respecter la première majorité obtenue par Allende.
c) Dès le premier jour de la victoire d’Allende, l’option d’un coup d’État militaire a été envisagée. La nuit du 4 septembre, alors que l’on annonçait officiellement les résultats presque définitifs, donnant la majorité à Salvador Allende, il y a eu un moment d’angoisse lorsque des chars et des soldats, dirigés par le général Camilo Valenzuela, ont avancé vers le palais présidentiel de La Moneda, obligeant des journalistes comme Augusto Olivares (de la chaîne 9 de l’Université du Chili), inquiets de cette mobilisation militaire, à se rendre sur les lieux de ces étranges événements. À ce moment-là, aucun politicien n’a établi de lien entre le mouvement inhabituel des chars d’assaut et une tentative de coup d’État. Même si des documents ultérieurs ont montré qu’à cette époque le général Camilo Valenzuela était déjà lié à la CIA et qu’il est devenu peu après un acteur clé dans les plans d’enlèvement du général Schneider [assassiné en octobre 1970], selon les propres documents de la CIA.
À 22h30, « le ministère de l’Intérieur a promis, après avoir donné les derniers chiffres partiels, que “dans cinq minutes” le dépouillement définitif serait annoncé. Ces cinq minutes ont été, selon Hernán Millas, “les plus longues de l’année”. Ce n’est qu’à 1h45 du matin, le lendemain, que le ministre Rojas a communiqué les résultats » [13].
Au même moment, cette nuit-là, d’éminents dirigeants politiques se sont rendus à la rue Phillip, la résidence de Jorge Alessandri, pour obtenir son avis sur le résultat de l’élection. Il a répondu que son commandement électoral reconnaissait la victoire d’Allende et que s’il y avait une quelconque intention de désavouer le vainqueur, ils devraient y réfléchir à deux fois car cela pourrait entraîner une rébellion populaire [14].
Au cours des premières semaines d’octobre, il s’est produit des événements alarmants: la tentative d’assassinat d’Allende par l’ancien major Arturo Marshall avec un fusil à lunettes, la tentative d’attentat à l’aéroport de Pudahuel, l’attentat contre Aniceto Rodríguez (secrétaire général du Parti socialiste), et le complot d’officiers militaires à la retraite, dont Héctor Martínez Amaro, Manuel Mayorga et Hugo Schmidt. En août 1970, le commandant López avait publié un article dans l’organe officiel de l’état-major général, la revue Memorial del Ejército de Chile, où il déclarait: « Il est plus important d’éviter de déclencher la violence que de la réprimer ou de planifier la répression » [15]. Et plus tôt, en mars 1970, alors que le triomphe d’Allende était très probable, a eu lieu le « complot de Pâques », dirigé par l’ancien général Horacio Gamboa Núñez et le major Arturo Marshall, qui avait signé un texte de déposition du président Frei.
Dès les premières semaines de septembre 1970, la droite a tenté de conquérir une base sociale parmi la petite bourgeoisie et les classes moyennes salariées pour empêcher Allende d’accéder à la présidence.
Le principal quotidien chilien, El Mercurio, dans son édition du 13 septembre, a appelé ces secteurs à exiger des garanties plus fermes pour conserver leurs maisons et leurs voitures, comme si Allende avait jamais déclaré qu’il allait les leur enlever: « Il convient que les secteurs moyens analysent dans leur sens et leur portée exacts les garanties qui leur sont proposées ». Le même jour, El Mercurio a cherché dans son éditorial à semer la panique parmi les propriétaires de camions, d’autobus et de commerces de détail.
Cette tentative d’élargir la base sociale petite-bourgeoise a été très clairement menée par le groupe fasciste [paramilitaire] Patria y Libertad, qui connaissait les tactiques utilisées par Mussolini et Hitler pour gagner les couches moyennes conservatrices, qui préféraient un régime autoritaire. Son chef, Pablo Rodriguez Grez, a appelé, lors du rassemblement du 11 septembre, organisé dans le stade du Chili, à la création d’une « épée civile »: « Ils ne passeront pas, ils ne peuvent pas passer ! (…) Ce processus électoral prendra fin, quel que ce soit le vainqueur et quoi qu’il advienne. (…) Ceux qui pensent que nous menons le Chili à la guerre civile ont peur et sont des lâches. (…) S’ils veulent la guerre civile, ils nous trouveront debout, ici. (…) Nous les avertissons, nous allons rétablir l’ordre au Chili et utiliser la force si nécessaire » [16].
Le général Viaux a déclaré le 16 septembre que la « Patrie n’est ni négociable ni à négocier » et quil était prêt à se battre « avec ses compagnons d’armes ». Pour sa part, la Fédération des étudiants universitaires catholiques, dans sa déclaration du 14 septembre, a appelé les catholiques « à réveiller leur conscience religieuse et à demander à Dieu – avec une foi affichée et profonde – que la Providence intercède pour sauver le Chili du marxisme. (…) Nous n’épargnerons aucun effort, sacrifice ou risque, quels qu’ils soient, car c’est la Patrie elle-même qui est en jeu » [17].
Des documents d’octobre 1970 prouvent que la CIA était liée à un secteur de l’armée, tandis que ses agents tentaient de provoquer une riposte terroriste de la part de la gauche, comme l’indique l’un de ses documents: « Les efforts se poursuivent également pour provoquer une réaction violente de l’extrême gauche, ce qui produirait l’atmosphère nécessaire à une intervention militaire » [18]. À la mi-octobre, des officiers supérieurs de la marine ont communiqué à Allende « l’existence de raz-de-marée insoupçonnés: le commandant en chef, l’amiral Porta Angulo, a été remplacé par le chef de la zone navale de Valparaíso, l’amiral Barrios Tirado » [19].
L’escalade du coup d’État a atteint son paroxysme avec l’attentat contre René Schneider, commandant en chef de l’armées, le 22 octobre à 8h45. L’opération a été dirigée et exécutée par le général Roberto Viaux, auteur de la tentative de coup d’État contre Frei analysée dans la contribution précédente. L’attentat, perpétré quelques heures avant la session du Congrès national, s’est soldé par un affrontement au cours duquel le général Schneider a été grièvement blessé. Il avait fait preuve d’une manifeste vocation démocratique en faveur du gouvernement légitimement élu, connue sous le nom de « doctrine Schneider ».
Le 22 octobre à 21h30, à la télévision nationale le président Frei s’est adressé au pays. Alors qu’il prononçait ses premières phrases, il a été interrompu lorsqu’il a dit: «L’attaque contre Schneider comme d’autres…» des voix se sont fait entendre, et l’émission a été immédiatement coupée. Une demi-heure plus tard, Frei a repris son discours, en omettant la première phrase. Cette situation inhabituelle a été entendue par des milliers de personnes, mais curieusement elle n’a pas été commentée par la presse [20].
Des sources documentaires prouvent que le département d’État et la CIA ont joué un rôle actif dans la préparation d’un coup d’État militaire entre le 4 septembre et le 4 novembre, un fait sur lequel a enquêté la commission du Congrès présidée par le sénateur Frank Church [21]. Les agents de l’International Telephone & Telegraph (propriétaire de la Compañía de Teléfonos de Chile) Berrelex et Hendrix ont indiqué dans leurs rapports du 15 septembre que « l’ambassadeur Edward Korry a finalement reçu un message du Département d’État qui lui donnait le feu vert pour agir au nom du président Nixon. Le message lui conférait l’autorité suprême pour faire tout ce qui était possible – à défaut d’une action de type République dominicaine [coup d’État de septembre 1963 contre Juan Bosch] – pour éviter la prise du pouvoir par Allende » [22].
Dans son rapport au président Nixon, l’ambassadeur Edward Korry, journaliste et correspondant de guerre en Europe à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’a mis en garde contre le danger de voir Allende accéder à la présidence: « Le Chili a voté calmement pour avoir un État marxiste-léniniste, la première nation au monde à faire ce choix librement et en toute connaissance de cause. Il aura un effet très profond sur l’Amérique latine ». Dans ses mémoires, Henry Kissinger a écrit qu’immédiatement après la victoire électorale d’Allende, Nixon « était hors de lui. Pendant plus d’une décennie, il a critiqué les administrations démocrates pour avoir permis l’établissement du pouvoir communiste à Cuba. Et maintenant, une autre Cuba était née sous sa propre administration » [23].
Des documents déclassifiés en novembre 1998, appartenant aux archives étatsuniennes révèlent qu’en septembre 1970, le président Richard Nixon a donné son feu vert au projet « Fubelt », planifié par Henry Kissinger, conseiller à la sécurité nationale, et Richard Holmes, directeur de la CIA, pour empêcher Allende de prendre le pouvoir au Chili, projet doté d’un budget de 10 millions de dollars. Il indique également que ce projet était placé sous la supervision de Thomas Karamessines, chef des plans de la CIA, lequel soutenait les activités conspiratrices du général Roberto Viaux, un plan connu sous le nom de « Track II ». Dans ces 20 documents déclassifiés – certains d’entre eux ont été caviardés – il était indiqué que la droite chilienne était aveugle et « errait avec une myopie et une stupidité arrogante », prêchant « la vengeance contre les démocrates-chrétiens, qu’ils considéraient comme un ennemi plus clair, du fait de leur trahison de classe, que leur [véritable] ennemi de classe » [24].
Vingt-quatre ans plus tard, William Colby, directeur de la CIA (1973-1976) sous Richard Nixon et Gerald Ford, a fait quelques remarques importantes le 26 mai 1994 sur la chaîne 7 de la télévision, dans un reportage de l’émission « El Mirador », animée par Patricio Bañados. Lorsque le journaliste lui a demandé si la CIA était intervenue dans le coup d’État militaire de 1973, Colby a répondu que la CIA avait effectivement soutenu cette intervention des forces armées, mais que sa principale intervention avait eu lieu immédiatement après le triomphe de l’Unité populaire, car les États-Unis n’étaient pas prêts à permettre un nouveau Cuba; une stratégie qu’ils ont réussi à mettre en œuvre en octobre 1970 avec l’attentat contre le général Schneider: « On pensait que si on le mettait hors d’état de nuire, non pas en le tuant, mais en l’enlevant, le reste des militaires accepterait de mener un coup d’État contre Monsieur Allende. Mais le groupe que nous avons aidé en lui fournissant des armes – parce que deux groupes prévoyaient d’enlever le général Schneider – n’a pas participé à l’assaut. Celui qui est passé à l’action, c’est l’autre groupe, avec lequel nous avions rompu les relations parce qu’il était très irresponsable » [25].
Colby faisait allusion aux généraux Roberto Viaux, Mario Igualt, Luis Binet, Raúl Cosmelli et d’autres, qui ont été arrêtés, jugés et condamnés, principalement Viaux, qui est parti au Paraguay de Stroessner et est ensuite retourné au Chili sous le gouvernement militaire. Enfin, Colby a reconnu que la CIA a donné de l’argent pour empêcher Allende de prendre le pouvoir: « Ce n’était pas de l’argent pour des pots-de-vin ou des gains personnels, mais pour des militants et des publications. Mais nous avons toujours gardé le contrôle sur l’utilisation de cet argent et nous avions les moyens de vérifier si un journal avait effectivement augmenté sa diffusion grâce à notre aide » [26].
Schneider est décédé le 23 octobre, paralysant la stratégie de la CIA qui, selon Colby, consistait à enlever le général pendant quelques jours, en rejetant la responsabilité de l’événement sur la gauche, afin de colmater les fissures qui existaient dans l’armée et d’homogénéiser ses cadres pour canaliser le coup d’État sans divisions internes. Mais le plan a échoué parce que le commando de Viaux a agi trop vite; le crime d’un général contre un autre général a accentué la division dans les rangs de l’armée, rendant ainsi impossible la concrétisation du coup d’État méticuleusement préparé par la CIA.
Le Congrès national a adopté la réforme constitutionnelle le 22 octobre, après quelques modifications partielles qu’il a effectuées aux exigences présentées par la Démocratie chrétienne, ce qui explique que les 80 parlementaires de l’Unité populaire aient voté pour; les 45 députés et sénateurs du Parti national se sont abstenus. Allende a été proclamé président par l’ensemble du Congrès le 24 octobre et a pris ses fonctions le 4 novembre. (Traducteurs Ruben Navarro et Hans-Peter Renk) (A suivre)
Notes
[1] Patricia Politzer, Carlos Altamirano, Ed. Melquíades, Santiago, 1989, p. 119.
[2] «Conflicto Político y Estructura Social», document élaboré par un groupe de professeurs du Département de Sociologie de l’Universidad de Chile et de l’Institut Central de Sociologie de l’Université de Concepción, s/f, élaboré en 1970.
[3] Luis Vitale, Y después del 4, ¿qué?, Ed. PLA, Santiago, 20-9-1970.
[4] Fernado Castillo V., Rafael Echeverría y Jorge Larrain: «Las masas, el Estado y el problema del poder en Chile», Cuadernos de la Realidad Nacional (CEREN), N° 16, Santiago, 1973.
[5] Manuel Castells, La lucha de clases en Chile, Ed. Siglo XXI, México, 1974, p. 337
[6] Déclarations de Benjamín Prado, président du PDC, au journal El Mercurio – et d’autres -, Santiago, 11-9-1970.
[7] Documentos Secretos de la ITT, Empresa Editora Nacional Quimantú Ltda., Santiago, 1972, p. 24.
[8] El Mercurio, El Clarín et d’autres journaux chiliens, 24-9-1970.
[9] Journal Las noticias de última hora, 25-9-1970.
[10] Déclarations du sénateur Bruno Siebert, général en retraite, au journal La Época, 10-9-1995.
[11] Déclarations de Jorge Alessandri R., à El Mercurio et d’autres journaux chiliens, Santiago, 19-10-1970.
[12] Rafael Agustín Gumucio, Apuntes de medio siglo, Ed. Chile-América CESOC, Santiago, 1994, p. 195.
[13] Luis Álvarez, Francisco Castillo y Abraham Santibáñez, Septiembre 73. Martes 11. Auge y caída de Allende, Ed. Triunfo, Santiago-Barcelona- Buenos Aires, Novembre 1973, p.12.
[14] Cette information a été donnée par des membres de la famille d’Alessandri à des personnes de confiance, présentes lors de la rencontre du 4 septembre 1970 à 22h.
[15] Catherine Lamour, Le pari chilien, Ed. Stock, Paris, janvier 1972, cité par Hernán Soto dans l’article «René Schneider: el soldado y sus ideas», Punto final, mars 1999.
[16] El Mercurio, 15-9-1970, p. 24.
[17] El Diario Ilustrado et El Mercurio, 14-9-1970
[18] Loreto Daza: «El golpe de Estado que la CIA organizó contra Allende», chapitre VII de la serie publiée par la revue Qué Pasa, p. 3, Santiago, 1989.
[19] L. Álvarez, F. Castillo et A Santibáñez, op. cit. p 24.
[20] L’auteur de ce chapitre possède le texte complet; enregistrement effectué ce soir-là dans la salle des professeurs de l’Institut Central de Sociologie de l’Université de Concepción, en présence de dirigeants de la Federación de Estudiantes.
[21] Augusto Zimmermann, «El fallido intento para frenar a Allende», La República, Lima, 21-9-1995. Zimmermann est un journaliste et militant de la Démocratie chrétienne du Pérou, selon le journal La Época, Santiago, 22-9-1995.
[22] La CIA, 10 años contra Chile. Documents du Sénat des États-Unis, Ed. Carlos Valencia, Bogota, 1973.
[23] Henry Kissinger, Mis memorias, Vol. I, Ed. Atlántida, Buenos Aires, 1979.
[24] «El país según Estados Unidos. Chilenos X en los Archivos Secretos», article d’Eduardo Sepúlveda reproduit par El Mercurio, 20-12-1998.
[25] Déclarations à la télévision de William Colby, reproduites par La Nación, 27-5-1994. En 1970, le chef de la CIA était Holmes, Colby était un des hauts fonctionnaires de l’agence. Plus tard, il est devenu chef de la CIA. Il est mort noyé après ces déclarations. Son corps a été retrouvé mais on ne connait pas encore les causes de sa mort mystérieuse.
[26] Reportage de l’émission mentionnée précédemment, retranscrit par La Nación, 27-5-1994.
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