Par le Forum pour l’Assemblée constituante
Près d’un mois après l’explosion sociale qui a commencé le vendredi 18 octobre à Santiago et s’est répandue très rapidement dans toutes les régions du Chili, un groupe de parlementaires a annoncé, vers 3 heures du matin le vendredi 15 novembre, qu’ils avaient signé un document intitulé «Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution». Cet accord – obtenu avec beaucoup de difficultés, comme en témoignent les signataires eux-mêmes – a été rapidement accepté et célébré par le ministre de l’Intérieur Gonzalo Blumel, par le Président de la République Sebastián Piñera et par la plupart des dirigeants des partis politiques représentés au Congrès National. Trois jours plus tard, un groupe de 262 professeurs de droit et de sciences politiques se sont empressés d’exprimer dans une lettre que «“l’Accord de paix sociale et la nouvelle Constitution” n’est pas un piège», que c’est une occasion historique et que la condition du quorum des 2/3 pour l’approbation des accords dans la Convention constituante ne leur paraît pas trop grave.
Dans ce document, nous expliquerons les raisons pour lesquelles cet «accord» non seulement ne répond pas aux demandes légitimes des peuples du Chili, mais présente également des défauts juridiques et politiques qui nous amènent à le rejeter.
Il s’agit d’un accord juridiquement et politiquement contestable
Son titre dit tout: «Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution». C’est une véritable déclaration de principe de la caste politique. La référence à la «paix sociale» doit être comprise comme l’équivalent d’un traité conclu entre des parties opposées après un affrontement social ou une guerre, telle que celle déclarée au peuple chilien par le Président de la République lui-même. D’abord, on nous déclare la guerre, ensuite on nous convoque pour un accord de paix. Deuxièmement, il est fait référence à un intitulé qui mentionne un accord pour une nouvelle Constitution. Il est important de mentionner que, comme on le sait, tout accord, pacte ou contrat est signé entre les parties intéressées. Jusqu’à présent, le peuple chilien n’a pas élu, directement ou indirectement, une représentation pour signer un accord en son nom, relatif à l’explosion sociale, que ce soit pour la «paix sociale» ou pour une nouvelle Constitution. L’«accord» de la caste politique a complètement ignoré le peuple, violant son droit à l’autodétermination et tentant d’anéantir ses capacités de délibérer, de s’organiser, de passer des accords et de trouver des solutions.
Plus précisément, cet «accord» doit être rejeté pour les raisons suivantes.
1° Il a été rédigé et signé sous la menace d’un recours de facto à la force
a) Réunion du Conseil national de sécurité (COSENA). Sebastián Piñera a parlé des multiples actes de violence perpétrés par les manifestant·e·s avec l’intention claire d’imposer des décrets et de demander le soutien pour sa politique répressive de la classe politique et des Forces armées et de «l’Ordre». Ensuite, le Contrôleur de la République a souligné que le pouvoir exécutif a agi durant cette réunion [aboutissant à l’«accord» du 15 novembre] comme si elle relevait d’un vestige du passé, c’est-à-dire lorsque le pouvoir civil était subordonné au pouvoir militaire. Il ajouta que le Chili avait un problème d’ordre public et non de sécurité nationale (7 novembre 2019).
b) Acte intimidant de la Marine militaire sur la Plaza Sotomayor, à Valparaíso [base de la Marine militaire]. De multiples déclarations concernant la capacité d’action militaire ont été faites par les mêmes forces de la Marine, qui ont exprimé des désaccords [avec le processus devant aboutir à un accord] en utilisant les formules suivantes: «qu’elles ne peuvent rien dire», «qu’il s’agit d’un transfert de compétences» et, enfin, «qu’il s’agit de sauvegarder les installations militaires» (14 novembre 2019).
c) Déclarations du pouvoir exécutif. Le Président de la République a déclaré: «Mardi soir dernier, j’ai dû choisir entre deux routes difficiles: le chemin de la force, à travers un nouvel Etat d’exception, ou le chemin de la paix. Notre devise nationale dit “par la raison ou par la force” et nous choisissons la raison pour donner une chance à la paix.» Puis, la porte-parole du gouvernement a ratifié la phrase indiquant: «Il était plus facile d’opter pour la force, mais nous avons opté pour la paix» (18 novembre 2019).
2° Les parties comprennent l’accord différemment
Les politiciens signataires comprennent plusieurs des concepts de l’accord d’une manière totalement différente, donc, ce pacte présente ce qu’on appelle «l’erreur essentielle» [il faut qu’il y ait une manifestation concordante des volontés pour qu’un accord soit valide, sans cela un accord est vicié]. Si un pacte échoue dans l’identité de ce qui est convenu, alors il est complètement invalide. Ainsi, des concepts tels que le quorum des 2/3 (ce qu’il implique, ce à quoi il s’applique et quand il s’applique?), la «page blanche» (si elle correspond aux points à aborder dans l’élaboration de la Constitution ou si les articles de la Constitution actuelle sont maintenus?) et le terme Convention constitutive (également présenté comme Assemblée constituante, alors qu’en fait elle n’en est rien). Ces concepts et d’autres ont été définis différemment par plusieurs des politiciens signataires (Allamand, Desbordes, Harboe, Walker, etc.) et par leurs conseillers (Fernandois, Atria, Heiss, etc.), révélant les différences entre ce que certains et les autres comprennent comme convenu.
3° Nous ne connaissons pas l’«accord»
Les représentants du pouvoir législatif ont été élus pour légiférer. Aussi évident que cela puisse paraître, les parlementaires n’ont pas été élus et n’ont pas été habilités à accepter, dépasser ou contrevenir à la volonté du mandant: leurs électeurs. De plus, plusieurs des promoteurs de l’«accord» ne représentent même pas les pensées de leur propre parti ou secteur (Boric et Allamand), sans considérer que ce document a été signé en séance privée, pas en session ordinaire ou extraordinaire de la Chambre ou du Sénat. En outre, l’«accord» indique que la procédure est «incontestablement démocratique», faisant allusion à l’intention des partis politiques signataires de s’arroger la souveraineté et non de l’ancrer dans la volonté des citoyens. Ainsi, ce qui est attribué aux citoyens se réduit à une procédure contrainte, qui limite la démocratie à un petit geste sporadique: le vote lors d’un plébiscite [portant sur «Voulez-vous une nouvelle Constitution» et «Quel type d’organe devrait rédiger la nouvelle Constitution?].
4° L’«accord» a été conclu sans que l’on sache quel est le pouvoir constituant qui délibérera
L’«accord» a été réalisé en ignorant que le pouvoir constituant effectif réside exclusivement dans les citoyens et que ces derniers délibèrent déjà en réunions, assemblées et conseils, développant un processus constituant autonome, sans formats préétablis. Ce processus ne peut être bloqué ou interrompu par des dirigeants ou des représentants des pouvoirs constitués, tel qu’établi par les principes démocratiques développés depuis la Révolution française et qui sont à la base du droit international pour l’autodétermination des peuples.
5° Exclusion des propositions ayant trait à la justice sociale
L’«accord» prétend répondre aux exigences de la mobilisation populaire, mais n’inclut pas de considérations sociales (rappelons que son nom indique «Pour la paix sociale») et exclut l’Assemblée constituante comme mécanisme pour une nouvelle Constitution. Sans aucun doute, avant d’avoir une nouvelle Constitution, le pouvoir législatif peut légiférer sur bon nombre des questions sociales que les citoyens réclament, telles que: les fonds de pension AFP (D. 3500), ISAPRE-Instituciones de Salud Previsional (privées)/FONASA-Fondo Nacional de Salud(public) (Loi 18933), réglementation de la distribution de médicaments (D. 466/1985), services de santé (Loi 20936), transport (Loi 20378), salaires des ministres, députés, sénateurs et président de la République (D. 249), crimes de collusion, subordination et corruption (Code pénal). Cependant, aucune de ces questions ou d’autres questions sociales susceptibles d’atténuer la situation pénible des peuples du Chili n’est incluse dans l’«accord».
6° Rejet de l’Assemblée constituante pour l’élaboration d’une nouvelle Constitution
Comme on l’a dit, le pacte du 15 novembre vise à annuler la volonté populaire d’élaborer une nouvelle Constitution par le seul mécanisme pleinement démocratique, à savoir l’Assemblée constituante. La différence n’est pas seulement une question de sémantique comme l’ont exprimé les partis politiques et certains des signataires de l’«accord» (Boric) ou leurs conseillers, soulignant à tort que l’option de la Convention constitutionnelle est la même que l’Assemblée constituante. Ce n’est pas seulement faux, c’est aussi malveillant car ils cherchent à tromper le peuple souverain. Les règles et modalités de fonctionnement de l’Assemblée constituante doivent être définies uniquement et entièrement par les délégués de l’Assemblée constituante et non par tout autre pouvoir de l’Etat. Il faut se poser la question: pourquoi les parlementaires devraient-ils prendre une telle décision, sont-ils les détenteurs du pouvoir constituant originaire? La réponse est claire: d’un point de vue démocratique, une telle décision n’appartient qu’aux citoyens, seuls détenteurs du pouvoir constituant initial.
7° Les délégués seront élus par un système peu démocratique
L’élection des délégués constituants se fera selon le même système que celui qui a été utilisé lors de la dernière élection des députés (système proportionnel inclusif D’Hondt). Ce système a été créé au profit des grands partis et coalitions politiques, renforçant ceux qui existent déjà au détriment des candidats indépendants. Ainsi, les candidats indépendants seront contraints, pour des raisons de calcul électoral, de former des coalitions artificielles de partis ou d’intégrer certains des partis existants afin d’augmenter leurs chances d’être élus. Les politiciens professionnels qui ont signé l’«accord» ont choisi le système électoral des députés parce qu’il favorise leurs partis. Rappelons que pour être député, il faut être citoyen avec droit de vote, avoir plus de 21 ans, résider dans la région, être sur une liste ou se conformer aux signatures nécessaires pour être élu, conditions qui excluent les jeunes de 14 à 21 ans, initiateurs de l’explosion sociale qui a généré les rapports de force actuels. En outre, les revendications sociales sont ignorées car le système électoral imposé ne prévoit pas, par exemple, de quotas par sexe ou de sièges réservés aux peuples autochtones.
8° Une commission technique désignée par les parties décidera à notre place
L’«accord» a défini que, précisément, les partis politiques désigneront des «experts» qui représenteront clairement les intérêts des partis plutôt que les intérêts du peuple. Cette commission technique définira tous les «aspects indispensables au fonctionnement», ignorant l’opinion des citoyens sur tous les aspects que le pouvoir constituant d’origine devrait définir à travers une Assemblée constituante libre et souveraine. Les partis politiques supposent que les citoyens sont un agrégat d’individus ignorants, naïfs, incapables de définir leur avenir. Ils supposent que les partis signataires qui représentent moins de 4,8% (684 973 inscrits) de l’ensemble des listes électorales (14 308 151 inscrits) ont plus de représentativité et de pouvoir décisionnel que le reste de la population qui se mobilise actuellement.
9° Quorum de 2/3 auto-imposé pour tout accord
L’un des points techniques les plus importants correspond à l’injonction faite au peuple par les parties signataires, concernant l’utilisation d’un quorum supra-majoritaire de 2/3 pour que l’«organe constituant» approuve à la fois les normes et les règles de vote de celui-ci. Ce piège tente, de la même manière que dans la Constitution actuelle, de rendre la minorité d’un tiers capable de bloquer la décision majoritaire, comme le démontre la pratique parlementaire depuis 30 ans.
Cette condition, considérant que l’élaboration de la nouvelle Charte fondamentale sera, supposément, basée sur une «page blanche», conduira à une Constitution qui ne touchera pas au modèle néolibéral, se limitant aux déclarations et aux concepts généraux, sans définir précisément les contenus fondamentaux. Bien que certains professeurs d’université progressistes aient déclaré que cette question sera résolue plus tard, dans le cadre de débats parlementaires, comme s’il s’agissait de simples lois de quorum, ces universitaires ne semblent pas remarquer un saut logique élémentaire: la droite pourra empêcher des accords qui ne favorisent pas ses intérêts en exigeant 2/3 des électeurs, mais elle pourra alors imposer ses mêmes intérêts en ne faisant intervenir que la moitié du Parlement.
En pleine explosion sociale, le Forum pour l’Assemblée constituantecontinuera de proclamer, en premier lieu, que la solution doit être fondée sur les forces propres du peuple. Nous devons continuer à faire pression dans la rue, sur les places et dans les régions pour obtenir une nouvelle Constitution par le biais d’une Assemblée constituante libre et souveraine. Le peuple doit continuer à se réunir pour discuter de cette question et de toutes les questions qui le concernent. Nous devons renforcer et faire croître l’éducation politique dans les couches les plus larges de la population.
Nous sommes sur le point de parvenir à une rupture démocratique, nous avons dépassé la ligne du possible; aujourd’hui, nous ne luttons pas seulement pour changer la Constitution actuelle et le système institutionnel hérité de la dictature. Nous avons forcé la caste parlementaire politique à céder et à accepter – même avec une grande réticence – le niveau de légitimité institutionnelle pour la convocation de l’élection d’un organe constituant.
Nous lutterons «jusqu’à ce que la dignité devienne une coutume» et, à cette fin, nous devons rejeter de toutes nos forces l’«Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution». Nous devons créer une rupture entre les politiciens qui l’ont signé et demander au Parlement de convoquer des élections pour une Assemblée constituante afin que ce soient les citoyens qui définissent les mécanismes de fonctionnement pour élaborer pour la première fois dans l’histoire du Chili une Constitution disposant d’un enracinement populaire.
FORUM POUR L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE
Santiago, le 8 décembre 2019
Traduction rédaction A l’Encontre
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[1] Ce texte, comme indiqué dans l’article publié sur ce site en date du 10 décembre 2019 «Cinquante jours dans la rue: un bras de fer dont le résultat façonnera l’avenir», explicite les raisons pour lesquelles doit être rejetée la proposition totalement biaisée de «révision constitutionnelle» faite par le pouvoir au Chili. (Réd.)
Sergio Grez, historien du mouvement ouvrier et populaire du Chili, professeur auprès de l’Université du Chili est un des principaux animateurs du Forum pour l’Assemblée constituante.
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