Par Maxi Goldschmidt
Aujourd’hui (2 novembre 2019), une nouvelle mobilisation à La Moneda (siège du gouvernement) exigera la démission du président Sebastián Piñera, qui a annoncé il y a trois jours «douloureusement» l’annulation des sommets de l’APEC et de la COP25 [l’Espagne de Sanchez s’est offerte – politiquement et touristiquement – pour recevoir ces deux événements]. Cette perte de prestige face au monde semble inquiéter le président plus que les mobilisations dans différentes villes et les dénonciations contre son gouvernement pour violation des droits de l’homme. Une délégation des Nations Unies déjà présente à Santiago pour recueillir des informations sur le sujet se rendra dans différentes régions du pays jusqu’au 22 novembre.
Depuis le 18 septembre, jour du soulèvement populaire connu sous le nom de «réveil du Chili», jusqu’au 2 novembre, l’Institut national des droits de l’homme (INDH) a signalé avoir présenté 167 actions en justice contre l’Etat, dont 120 pour torture et 18 pour violences sexuelles. Sur les 4271 arrestations effectuées ces derniers jours, 471 concernaient des mineurs. Et sur les 1305 personnes qui ont reçu des soins médicaux dans les hôpitaux, 146 l’ont été pour des blessures aux yeux.
Dans ces mobilisations, le déclic fut donné par la jeunesse. Un groupe d’étudiants a sauté les tourniquets du métro et cette action a transformé, en quelques jours, un Chili cité en permanence comme modèle de réussite économique en l’un des exemples les plus créatifs de rébellion et d’organisation populaire.
Tout a commencé le 8 octobre, deux jours après que le gouvernement ait annoncé l’augmentation du ticket de métro. Il devait passer de 800 pesos à 830 pesos.
«Evadir, no pagar, otra forma de luchar» [Se soustraire, ne pas payer, une autre forme de lutte] était l’un des slogans de centaines de jeunes, qui ont d’abord échappé aux gardiens du métro, puis ont été directement persécutés et battus par les carabiniers. Ils se sont organisés et se sont protégés. Ils mettent leurs actions de résistance sur les réseaux sociaux. Et ils ont expliqué qu’ils ne le faisaient pas pour eux, mais pour leurs parents et leurs grands-parents. Les scènes de violence policière, ainsi que la résistance ont commencé à devenir virales. Et aussi les soustractions massives au paiement du métro, qui ne se sont pas arrêtées.
«L’unité a joué un rôle fort important. Il a fallu beaucoup d’organisation pour ne pas être arrêté. Nous nous dispersions et nous nous réunissions. Il fallait beaucoup courir», dit-elle en cachant son sourire sous un mouchoir coloré et son nom sous l’anonymat, une jeune fille de 15 ans. «Il est très important que les gens ouvrent les yeux. Nous sommes fiers d’avoir fait cela. Le peuple chilien en a eu assez et s’est réveillé, parce qu’il y a beaucoup d’inégalités.»
«Celui qui ne saute pas est un flic, celui qui ne saute pas est un flic», un hymne repris dans la rue, comme dans des vidéos virales dans lesquelles des jeunes défient le pouvoir [ils entourent les policiers du métro en chantant ce slogan], ils affrontent les Carabiniers [symbole du pouvoir dictatorial pinochetiste] quand ils sont réprimés ou dansent autour de forces armées et effrayées.
«Les jeunes n’ont pas peur», répètent les mères qui sont très inquiètes mais ne peuvent pas les arrêter. Dans de nombreux cas, elles les soutiennent. La majorité de la population les appuie. C’est pourquoi elle est descendue dans la rue pour les soutenir lorsque le président Piñera a déclaré: «Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant.»
Cata Vidal est assistante sociale. Elle porte un mouchoir vert à son poignet, et dès qu’elle quitte le travail, elle pédale pour rejoindre les marches. Elle dit: «Ils ont criminalisé l’ensemble du mouvement étudiant, de manière très forte de la part des médias et du gouvernement. Et cela a été présenté comme normal, que ce soit l’entrée de la police dans les instituts, qu’ils jettent les étudiants au sol, qu’ils lancent des gaz lacrymogènes à l’intérieur de l’école. Cette répression que les étudiants ont vécue ces derniers temps est la même que celle que le peuple mapuche a vécue toute sa vie. Maintenant, nous semblons avoir réalisé qu’en tant que société, nous ne sommes plus indifférents.»
L’autre face
Ni la répression, ni la déclaration d’état d’urgence, ni les couvre-feux, ni les militaires dans les rues qui en quelques jours ont tué, torturé, abusé, opéré des simulacres, n’ont abouti. Par contre tout cela a réveillé le fantôme de la dictature. Ils n’ont pas réussi à arrêter les jeunes, qui n’étaient plus seuls.
«Ce n’est pas 30 pesos, c’est 30 ans», criait-on dans les rues, pleines de gens, avec des graffitis partout, des slogans. Face à cela des balles en caoutchouc et des grenades à gaz lacrymogène; pour s’en protéger des citrons et de l’eau au bicarbonate; de nombreux drapeaux mais pas ceux de partis politiques; des tanks et véhicules blindés; des médecins, des infirmières et des étudiants avec sacs à dos pour établir des postes sanitaires; des responsables d’organisations des droits de l’homme habillés en jaune; des incendies, des pierres, du sang; la mort, la torture et les abus.
«Les militaires nous ont coincés dans un supermarché, ils nous ont jetés par terre l’un au-dessus de l’autre, j’étais sur un homme, ils m’ont montré du doigt et m’ont ordonné de ne pas bouger; ils ont placé la mitraillette sur ma nuque. Puis ils nous ont mis dans un camion et nous ont emmenés ailleurs. Ils nous ont laissés allongés par terre pendant plusieurs heures, sans pouvoir bouger. Ils ont pris nos téléphones et effacé les vidéos. Quelques heures plus tard, certains d’entre nous ont été relâchés. Ils ne nous ont jamais demandé un document ou n’ont jamais enregistré notre prétendue détention.» Le témoignage de cette jeune femme qui demande l’anonymat est semblable à celui de beaucoup d’autres personnes, qui les ont rendus publics par le biais des médias ou des réseaux sociaux.
Les cas de torture et d’abus de ces dernières semaines sont beaucoup plus nombreux que les chiffres officiels traités par les organisations de défense des droits humains, qui ne peuvent faire face à un tel assaut de violence de l’Etat. Et cela ne s’arrête pas, car bien que Piñera ait dû faire marche arrière sur l’état d’urgence et les couvre-feux, à cause de la pression populaire et de la manifestation de plus de 1,5 million de personnes le vendredi 25 octobre, la répression par les Carabiniers continue.
«Le peuple, le peuple, le peuple où est-il? Les gens sont dans la rue, en quête de dignité.» C’est la réponse de milliers de personnes qui ne quittent pas la rue, qui s’organisent, qui sont en colère. Ils répondent, dans de nombreux cas avec des pierres, aux balles et aux gaz lacrymogènes. Et ils gardent l’espérance d’un changement, d’un changement effectif et en profondeur. Il est clair pour eux que l’ennemi est devant eux, et c’est un gouvernement néolibéral qui insiste sur les discours de «dialogue» et qui condamne la «violence» des manifestants, mais qui garde le silence sur les violations des droits humains.
Du temps passé
Alors que les changements de gouvernement annoncés par Piñera ont été interprétés par des milliers de manifestants comme «un simple maquillage pour que tout reste pareil», un mot a commencé à retentir plus fort dans les rues. A peindre sur les murs et les affiches: Constitution.
«Celle qui existe est celle que Pinochet nous a laissée, et nous n’aurons jamais une vraie démocratie si nous ne la changeons pas», dit l’une des femmes participant au «cabildo ouvert» [conseil de citoyens] qui s’est tenu jeudi à La Victoria, une des municipalités les plus anciennes et les plus emblématiques de Santiago.
Là, la tradition de résistance contre la dictature se respire dans tout le quartier, dans les maisons, les centres sociaux et les peintures murales avec des carreaux qui rappellent les meilleurs moments de l’Unité Populaire de Salvador Allende.
«L’unité de la population a toujours été forte et nous nous sommes organisés, mais cela fait des années que nous n’avons pas réuni plus de 30, 40 personnes lors des convocations. Aujourd’hui, nous étions plus d’une centaine», dit l’enthousiaste Polo, qui a été applaudi par ses voisins pour une phrase qui, avec des mots différents mais le même esprit, est entonnée dans les rues de nombreuses villes chiliennes: «Nous avons eu du mal à nous embrasser, alors maintenant nous devons tout faire pour ne pas nous séparer et maintenir cette unité.»
Les «conseils ouverts» sont un phénomène en expansion ces jours-ci, un autre des outils qui engage ce peuple dans la tâche déterminée à tout changer. Les réunions se font dans les villes, dans les centres culturels, dans les clubs, de même que l’assemblée de plus de 1500 participants qui s’est déroulée dans le stade monumental de Colo Colo, à laquelle ont assisté les anciens joueurs du club. Là, comme à chaque coin de rue, à chaque station de bus ou café, sont discutées la situation dans le pays ainsi que les premières propositions pour cette nouvelle étape «qui sera longue», insistent les plus optimistes.
Selon Piñera, l’annulation de l’APEC et de la COP25, deux sommets très importants pour le pays, a été décidée «pour garantir l’ordre et la paix sociale, se concentrer sur le dialogue et un nouvel agenda social afin d’apporter des solutions urgentes aux principales revendications». «Le gouvernement minimise le caractère de ce mouvement, qui traduit le réveil d’un peuple. Le président veut aussi en profiter et se dit heureux et considère que c’est une bonne nouvelle. Mais c’est la merde, et nous devons profiter de cette occasion historique pour obtenir plus de droits pour nous, les pauvres», dit Daniel, qui porte un drapeau chilien taché de sang.
A La Legua, un autre des départements les plus populaires et les plus stigmatisés de Santiago, les voisins ont aussi commencé à se rencontrer plus souvent. Ils le font près du terrain de football qu’Arturo Vidal a fait construire, cette figure de l’équipe nationale chilienne [qui évolue au FC Barcelone] qui est née et a grandi dans ce quartier.
Il y a l’odeur des pneus brûlés, les restes des barricades. Une voiture de carabiniers voit des gens rassemblés dans un coin et s’arrête à proximité pour regarder. Quelques minutes plus tard, une autre arrive. «Les fantômes réapparaissent. L’armée dans les rues, pointant du doigt, tirant. Les anciens sont très inquiets, car cela nous rappelle l’époque de la dictature», dit Jano Nuñez. Il a 59 ans et travaille à la poste. «Plus d’une fois, je suis passé pour apporter une lettre pour une opération[chirurgicale] et la famille m’a dit que cette personne était déjà morte.» Puis il passe à d’autres questions qui touchent le plus la société chilienne.
«Je veux étudier ce que je choisis et non ce que je peux payer», dit la pancarte rouge avec des lettres noires que Nazareth, un étudiant en gastronomie de 20 ans, brandit. J’aurais préféré les soins infirmiers. «Mais je n’en avais pas les moyens, je fais ce travail. Je me bats pour une éducation gratuite et de qualité. Ce n’est pas possible qu’il faille s’endetter pendant 20 ou 30 ans pour faire des études. Cela doit changer.»
Hier
Une «procession» de milliers de femmes vêtues de noir. Beaucoup avec un patch sur un œil. Elles arrivent en groupes sur la Plaza Italia, l’épicentre des manifestations à Santiago. Elles se rejoignent et forment une manifestation ample, longeant plusieurs blocs de maisons. Elles parcourent l’Alameda [avenue principale de Santiago] jusqu’au Palacio de La Moneda. Elles portent des fleurs blanches et des mouchoirs de la même couleur. Les bras levés, elles se tiennent face à six carabiniers. Elles les regardent dans les yeux et ne disent pas un mot: le silence est total. Il y a des femmes de tous âges, certaines pleurent.
C’était hier à midi, dans la marche pour tous les morts. Quelques heures plus tard, une autre mobilisation massive a appelé à la démission de Piñera et à un réel changement. Et encore une fois, elle a été réprimée. Et il y a eu des incendies et la destruction de dizaines de commerces. Barricades. Gaz. Arrestations.
Ainsi, il semble que «l’histoire» continuera encore quelques jours dans les rues de Santiago et d’autres villes de ce Chili qui s’est réveillé.
«Le seul pays qui a privatisé l’eau, et ceux qui en ont les droits la vendent à la population. Je me souviens d’une pièce de théâtre dans laquelle on disait: “On vend un joli coin de pays, avec vue sur la mer”. Ces canailles ont tout vendu. Le jour où ils pourront vendre l’air, ils vont l’emballer», dit Irene Rojas Cambias, une militante des droits humains qui est retournée dans la rue ces jours-ci pour se plaindre des violations des droits humains. Elle a reçu une balle de chevrotine dans un sein. «Mais nous devrons continuer jusqu’à ce que, comme l’a dit Neruda, nous gagnions les plus humbles.» (Article publié le 2 novembre dans La Diaria; traduction rédaction A l’Encontre)
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