Chili. Deux ans après le début de la rébellion du 18 octobre 2019. La lutte des Mapuches pour la récupération de leurs territoires ancestraux (II)

«Nous n’oublions pas les paroles de notre “weychafe” Matías Catrileo Yem [assassiné il y a 12 ans]: “Nous ne sommes pas les indigènes du Chili, nous sommes Mapuche“
Communiqué des communautés en résistance de Malleco. Collipulli, Lof Rauco, 30 août 2021

Le 12 octobre 2021 – date anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique, perdu et croyant atteindre les Indes – est la date choisie par Sebastián Piñera pour déclarer l’état d’exception dans les provinces de Malleco et Cautín, dans la région de l’Araucaníe, et dans les provinces de Bio-Bio et Arauco, dans la région Bio-Bio [le Chili est divisé en 16 régions]. Cet ensemble fait partie de la région Wallmapu, territoires mapuches qui s’étendent du Pacifique à la cordillère des Andes (Etat du Chili), à travers le Puel Mapu en Argentine, jusqu’au rio Salado à l’est.

Cette proclamation de l’état d’urgence, selon le décret 270, «transgresse les normes internationales et aussi internes, souligne, le 16 octobre 2021, Carmen Hertz, députée communiste. Elle a envoyé une demande officielle au contrôleur général de la République pour qu’il se prononce sur la légalité de la décision de Sebastián Piñera de déclarer l’état d’urgence dans la région de Bio-Bio, rapporte NYC [1].

Il s’agit là de la militarisation du conflit avec les communautés mapuches. Le Wallmapu est occupé par des forces de l’armée de terre – placées sous la direction du général de brigade Lionel Curti – dans la région de l’Araucaníe. Les forces de la marine sont présentes dans la région de Bio-Bio, sous le commandement du contre-amiral Jorge Parga. Le mercredi 13 octobre, sont déployés 900 soldats, 3 hélicoptères, 10 voitures blindées et 5 transports de troupe 4×4. Depuis plus de deux ans, les propriétaires fonciers orchestrent une campagne contre les communautés de la résistance mapuche qui revendiquent les terres qui leur ont été confisquées. Ces derniers ont toutefois réussi à récupérer de nombreux territoires ancestraux. Les organisations de camionneurs qui transportent du bois cultivé sur ces terres ont fait pression pour une intervention militaire afin de «sécuriser les routes».

Héctor Llaitul, dirigeant de la Coordinadora Arauco-Malleco (CAM), interrogé par l’agence espagnole EFE moins de 72 heures avant que Sebastián Piñera n’impose son état d’urgence dans le Wallmapu, a déclaré, qu’«il y a une peur profonde d’assumer ce conflit de manière sérieuse. Dès lors, la droite le remplace par la politique du bâton, sans le prendre en charge avec l’importance qu’il mérite. La revendication territoriale va se poursuivre et cela ne devrait pas déboucher sur davantage de violence ou d’affrontements; la guerre n’est dans l’intérêt de personne. Nous avons toujours affirmé que nous sommes disposés à établir un dialogue à la recherche d’une solution politique à la hauteur méritée parce que nous avons pour cela des raisons fondamentales, qui sont historiques.» [2].

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L’une parmi les agitateurs anti-Mapuche est Gloria Naveillán, une ex-candidate au poste de député de l’UDI (Unión Demócrata Independiente). Elle assume le rôle de porte-parole des propriétaires terriens de Malleco et est membre de l’Association pour la paix et la réconciliation de l’Araucaní (APRA) qui a incité à la violence contre les membres de la communauté Mapuche. Elle a organisé la manifestation raciste et anti-Mapuche qui a eu lieu dans la nuit du samedi au dimanche 2 août 2020. Ses membres ont organisé, par le biais des réseaux sociaux, un groupe de civils protégés par des Carabineros de Chile [les Carabiniers chiliens de triste mémoire], afin de commettre des actes de violence à l’encontre de parents et de membres de la communauté mapuche qui avaient occupé pacifiquement les municipalités de Curaucautín et Victoria. Les communications entre les agresseurs – carabiniers et membres de l’APRS – ont été divulguées par la presse, où elles ont été dénoncées.

Les régions soumises à l’état d’urgence dans l’Etat du Chili sont exploitées par des entreprises forestières. Le gouvernement Piñera et la presse liée aux dominants appellent cette région «Macro Zona Sur». La principale superficie cultivée est le Forestal Mininco du groupe Matte [voir en fin de l’article un bref descriptif des trois principaux groupes contrôlant, ente autres, l’industrie forestière: Matte, Luksic et Angelini]. Forestal Mininco exploite l’eau des communautés mapuches depuis 14 ans, en détournant le cours d’eau pour irriguer ses plantations d’eucalyptus et de pins, grandes consommatrices d’eau. Forestal Mininco exploite des plantations qui vouvrent une superficie de 656 738 hectares. Or, ces territoires sont revendiqués par un grand nombre de communautés mapuches [3]. Dans la zone exploitée par Mininco se trouvent des zones considérées comme sacrées pour le peuple Mapuche, estimées à environ 300 hectares qui comprennent des sites religieux, spirituels et cérémoniels et des cimetières. La protection des sites sacrés des communautés n’est pas seulement envisagée dans la loi indigène elle-même, mais aussi dans les normes et traités internationaux portant sur les droits indigènes. Ils relèvent d’une obligation pour l’Etat chilien, comme la convention 169 de l’OIT (ratifiée en 1989) et la déclaration des Nations unies sur les droits des peuples indigènes.

Au cours des dernières décennies, la lutte pour la récupération de ces territoires s’est intensifiée. Elle a pris le caractère d’un affrontement direct entre les groupes organisés mapuches et les entreprises forestières. Pour faire valoir leurs exigences historiques, face à l’expropriation de leurs terres ancestrales, ces groupes de résistance Mapuche sabotent des camions servant au transport du bois extrait de la zone, ainsi que des machines. Ils récupèrent des terres et visent à en contrôler l’accès.

L’Etat chilien et sa police – et aujourd’hui son armée – se sont substitués aux gardes privés des compagnies forestières [4]. José Huenchunao – ex-dirigeant de la CAM – a déclaré que «les groupes paramilitaires ont existé et existent encore pour protéger les intérêts des entreprises forestières et des latifundistes qui opèrent en territoire mapuche. Les compagnies forestières ont fait intervenir des gardes armés dans la région depuis que le conflit a commencé à s’aggraver. Les latifundistes ont fait de même, notamment dans le territoire huenteche (Mapuche). Dans le cas des entreprises forestières, leurs gardes sont normalement liés à des sociétés dont les agents sont d’anciens officiers de police. Dans certains cas, ils sont directement connectés par l’Etat à la protection policière des entreprises forestières.» Les compagnies forestières cherchent à utiliser certaines communautés mapuches qui travaillent pour elles. Elles créent des groupes paramilitaires qu’elles arment. Ces dernières mènent des attaques contre des communautés ou participent à des actes terroristes. Cela s’est produit contre les journalistes de TVN (Televisión Nacional de Chile) qui sont venus interviewer l’actuel leader du CAM, Hector Llaitul. Le 27 mars 2021, une équipe de TVN est tombée dans une embuscade tendue par des inconnus au carrefour de San Ramón, au kilomètre 32 de la route P-72-S entre Cañete et Tirúa (province d’Arauco, région du Bíobío). Cela s’est produit «quelques instants après une rencontre entre l’équipe de TVN et Héctor Llaitul, porte-parole (vocero) du Comité de coordination Arauco-Malleco (CAM), rencontre prévue pour préparer l’entretien avec le représentant du CAM, qui doit avoir lieu ce dimanche» [5]. Le groupe militant mapuche «La Franja Lavkenche» impute à Santos Reinao [candidat à la Constituante Mapuche] et à la Forestal Mininco l’attaque contre les journalistes de TVN [6]. C’est un autre journaliste de TVN qui a informé la police et cette dernière a fait en sorte que le personnel mapuche de Forestal Mininco – appelé «yanakonas» par les Mapuches résistants, en référence aux traîtres qui ont collaboré avec les Espagnols pendant la période de la conquête – attaque les journalistes qui allaient s’entretenir avec Hector Llaitul. L’incident a été grave, puisque le cameraman Juan Esteban Sánchez Valdés a perdu un œil [7].

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Dans l’entretien accordé à Radio UdCh–Radio Universidad de Chile [8], Hector Llaitul cite également d’autres groupes tels que la Resistencia Ancestral Mapuche (RAM), Weichan Auka Mapu (WAM) et la Coordinadora de Comunidades en Conflicto Arauco-Malleco (CAM). Une autre organisation est la Franja Lavkenche, qui est proche de la CAM (ou en fait partie). Ces organisations et ces communautés en résistance contestent la légitimité et la représentation du peuple mapuche dans le bloc des peuples indigènes au sein de Convention constituante (CC). Ce qu’explique José Huenchunao dans son entretien – dont la version française se trouve sur mon blog en date du 19 septembre 2021] et le communiqué des communautés en résistance de Malleco [9], communautés soumises aujourd’hui à l’état d’urgence et occupé militairement. Des messagers (mensajeros) de ces communautés se sont rendus à Santiago le 7 septembre 2021 dans le but de rencontrer Elisa Loncon, la présidente du CC. Ils n’ont pas été reçus. Dans leur communiqué, ils soulignent qu’«en tant que résistance de la zone de Malleco, nous rappelons que les quotas ou les sièges réservés ne représentent pas le peuple Mapuche, mais la République du Chili». Dans le même temps, ils dénoncent: «le terrorisme colonial et latifundiste qui occupe aujourd’hui le territoire et participe aux pouvoirs de l’Etat [du Chili], soit les formes des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ». Le terrorisme politique partidaire ayant pour nom la “Convention constituante” dans laquelle des sièges réservés aux indigènes du Chili ont été désignés. Le narcoterrorisme promu par le Chili et matérialisé par les pouvoirs de l’Etat et des médias

José Huenchunao, quant à lui, considère que la participation à la Convention constituante implique d’entrer «dans un jeu dangereux, car nous perdons le contrôle des décisions politiques qui seront prises par d’autres acteurs» qui, à la fin du processus «imposeront leurs structures soi-disant à notre service». En ce qui concerne le rôle d’Elisa Loncon, Mapuche, en tant que présidente du CC, J. Huenchunao estime que «la Convention constituante est un organe étatique, qui est politiquement et structurellement étranger aux aspirations et à la composition de notre peuple. J’ai le sentiment qu’en participant à des organismes d’Etat, on aliène les structures et la vision du monde des nations indigènes. Disons que la relation avec l’Etat a été conflictuelle; il n’y a pas d’antécédents historiques qui nous permettent de penser à la reconnaissance. Ce qui existera, c’est une constitution déclarée plurinationale, où les institutions seront réformées pour que le système néolibéral puisse continuer à exister, comme cela se passe dans plusieurs pays d’Amérique latine.» Et José Huenchunao ne se fait aucune illusion quant au résultat de la reconnaissance de la nation mapuche: «Malheureusement, au Chili, les Mapuches n’ont jamais été autorisés à exister et à se développer en tant que peuple-nation. Lorsqu’il y a eu une tentative de reconnaissance du peuple Mapuche pendant la courte période de l’Unité Populaire, cela est resté une reconnaissance de l’existence Mapuche sous forme d’une seule réalité paysanne». Concernant le rôle de la CAM, il déclare: «Avec l’existence de la CAM, l’autonomie se transforme non seulement en un discours, mais aussi en une pratique de l’activité et de la résistance mapuche. Si l’on analyse les cent dernières années, en raison de la colonisation et de la dépossession dont a souffert notre peuple, l’existence des Mapuches était totalement menacée et il n’y avait pas d’expérience comme celle que nous vivons aujourd’hui, qui a sans doute été provoquée par la création de la CAM. Aujourd’hui, l’autonomie et la territorialité sont discutées par différentes manifestations qui luttent pour la libération du peuple mapuche». (Article traduit par la rédaction de A l’Encontre; à suivre)

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Les propriétaires du Chili

1.- Le groupe Matte a été créé au début du XIXe siècle par Luis Matte Larraín en alliance avec la famille Alessandri de la Papelera. Il contrôle aujourd’hui la holding Compañía Manufacturera de Papeles y Cartones (CMPC). Son influence s’est étendue à toutes les sphères de la vie nationale, y compris la culture et l’éducation (Universidad Finis Terrae, Centro de Investigación Científica de Valdivia), ainsi que la politique (Centro de Estudios Públicos-CEP) et les pouvoirs publics. La famille Matte participe également à l’Instituto Libertad y Desarrollo, à la Fundación Paz Ciudadana, à la Sociedad de Instrucción Primaria, à la Fundación Kast, aux Legionarios de Cristo. Elle est présente au conseil consultatif de Canal 13 (Patricia Matte Larraín). au conseil de TVN (Bernardo Matte Larraín), ainsi que dans les organisations commerciales les plus représentatives. Les avoirs de Matte Larraín comprennent: Forestal Mininco (une filiale de CMPC), avec quelque 400 000 hectares revendiqués par les Mapuches; la compagnie d’électricité Colbún; le Banco Bice; et des investissements forestiers en Argentine. CMPC possède la plus grande usine de papier d’Amérique du Sud, avec une production de 150 000 tonnes par an. Ce holding contrôle et participe à plus de trente entreprises dans les secteurs financier, minier, de la santé, du bois, des télécommunications, de l’énergie, des ports et de l’industrie. Il y a plus d’un siècle, Eduardo Matte Pérez, arrière-grand-père d’Eliodoro Matte Larraín, déclarait: «Les propriétaires du Chili, c’est nous, les propriétaires du capital et de la terre; le reste n’est que masse influençable et commercialisable; elle n’a aucun poids en termes d’opinion ou de prestige.»El naufragio de un oligarca»)

2.- Le groupe Luksic possède les sociétés holding Quiñenco (industrielle et financière) et Antofagasta (le plus grand conglomérat minier chilien: Antofagasta Minerals). Ses activités s’articulent autour du groupe industriel Madeco (qui contrôle à son tour cinq sociétés en Argentine), de Ccu (Cervecera Ccu Chile) et de plusieurs autres brasseurs, des boissons Lucchetti, d’hôtels (comme le Carrera) et de sociétés de tourisme en Croatie, de la compagnie maritime: Compañía Sudamericana de Vapores (CSAV) et de l’ Empresa Nacional de Energía, ainsi que de Banco de Chile qui est le second établissement bancaire chilien derrière Banco Santander Chile.

3.- Le groupe Angelini est entré dans le secteur de la fabrication de la pâte à papier par le biais de sa participation dans Copec, qui détient des participations majoritaires dans les usines de pâte à papier Arauco et Constitución, ainsi que dans l’entreprise forestière Celarauco. Début 2001, elle a pris le contrôle de Copec, une société qui domine 40 % du marché des carburants, y compris le gaz liquide.

Angelini a également des intérêts dans les secteurs des mines et des services, de la finance, du transport maritime et de l’électricité. Il est le deuxième plus grand exportateur dans le secteur de la pêche et l’un des plus grands producteurs de farine et d’huile de poisson au monde. Les opérations forestières de ses entreprises sont le principal responsable de la perte annuelle de 7 000 hectares de forêt indigène au Chili, tandis que ses projets de production de pâte à papier ont généré plusieurs conflits environnementaux. Elle possède Agrícola Valle Grande SA, RedToGreen SA, contrôlée par Inversiones Siemel SA.

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[1] https://twitter.com/NYC_Prod/status/1449394115997847552?s=20

[2] https://www.efe.com/efe/espana/mundo/la-guerra-no-conviene-a-nadie-dice-lider-mapuche-sobre-conflicto-en-chile/10001-4651762

[3] https://www.mapuexpress.org/2015/11/02/forestal-mininco-cmpc-y-conflictos-territoriales-con-el-pueblo-mapuche/

[4] https://cctt.cl/2021/03/04/chile-depredado-grupos-forestales-y-carabineros-una-sociedad-muy-rentable/

[5] https://www.eldesconcierto.cl/nacional/2021/03/28/confirman-hector-llaitul-se-habia-reunido-con-el-equipo-de-tvn-momentos-antes-del-ataque.html

[6] https://radiokurruf.org/2021/04/01/resistencia-mapuche-de-la-franja-lavkenche-responsabiliza-a-santos-reinao-y-forestal-mininco-por-ataque-a-tvn/

[7] Entretien avec Llaitul sur ce qui s’est passé et sur l’identité de ces Yanakonas et leurs objectifs collaborationnistes : https://radio.uchile.cl/2021/03/30/hector-llaitul-y-ataque-a-equipo-de-tvn-detras-de-esto-esta-la-mano-negra-y-siniestra-de-las-forestales/.

[8] https://radio.uchile.cl/2021/03/30/hector-llaitul-y-ataque-a-equipo-de-tvn-detras-de-esto-esta-la-mano-negra-y-siniestra-de-las-forestales/

[9] https://blogs.mediapart.fr/patricio-paris/blog/190921/chili-wallmapu-mapuche-la-convention-constituante-ne-les-representent-pas

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