Brésil. Suite aux rébellions de 2013 règne l’heure de la «déconstruction démocratique»

C'était hier, quand certains intellectuels brésiliens de gauche (Michael Löwy, par exemple) appelaient à voter Dilma Rousseff au second tour des élections
C’était hier, quand certains intellectuels brésiliens de gauche (Michael Löwy, par exemple) appelaient à voter Dilma Rousseff
au second tour des élections

Par Guilherme Costa Delgado

Durant les années 2013, 2014, 2015 il y a eu d’abord, dans les rues, des mobilisations populaires gigantesques, faites en marge de tout parti politique ou de mouvements sociaux structurés. Les revendications concernaient des droits concrets, particulièrement le droit à la mobilité urbaine [transport public gratuit ou à très bas prix]. Ces revendications ont peu à peu essaimé dans différents centres urbains de tout le pays.

En outre, après le processus électoral d’octobre 2014 [1], qui a été totalement indifférent aux manifestations de l’année précédente et au vu des résultats, un autre mouvement a débuté. Il est entièrement articulé autour du système politique et demande la destitution de Dilma Rousseff, récemment élue et ayant initié son mandat le 1er janvier 2015. Ce mouvement a réclamé au président de la Chambre fédérale des députés, Eduardo Cunha[2], d’initier un processus de destitution de la présidente de la République.

Eduardo Cunha (PMDB, de Rio de Janeiro), le 19 décembre 2015, après la perquisition de son domicile
Eduardo Cunha (PMDB, de Rio de Janeiro), le 19 décembre 2015, après la perquisition de son domicile

De plus, durant l’année 2015, les principes démocratiques relatifs à l’approfondissement de la démocratie politique, des droits civils et des droits sociaux ont subi d’innombrables attaques. Dans un souci de brièveté, je ne m’étendrai pas sur ces sujets. Mais il faut garder en tête que des mesures législatives déjà approuvées ou en négociation restreindront les possibilités démocratiques, institutionnalisées par la Constitution de 1988, post-dictatoriale [le régime militaire avait «élaboré» une Constitution en 1967; l’élection de Tancredo Neves comme président, en mars 1985, marque la fin de la dictature; la Constitution a été réformée en 1996, sous la présidence de Fernando Henrique Cardoso].

Ces trois brefs événements (manifestations de 2013, élections de 2014 et mouvement pour l’impeachment de 2015) mettent en évidence, dans la conjoncture de 2013 à 2015, un thème politique et social en ébullition, probablement non escompté dans le répertoire traditionnel du système politique actuel: élections, discussion au congrès, agenda des priorités des partis politiques et des mouvements sociaux, etc.

Il existe une tension, parfois traduite par les opérations au sein du corps législatif, que l’on nommera provisoirement «question démocratique». Elle reste à la marge d’une discussion politique plus approfondie. En 2015, année caractérisée de même par la crise économique, le mal-être social est devenu de plus en plus pesant. Il suffit d’être attentif à la revendication notoire de destitution de Dilma et au taux de chômage qui est en pleine recrudescence [le taux de chômage officiel a passé de 5,3% en janvier 2015 à 7,9% en octobre; ce taux officiel ne reflète ni l’important secteur dudit informel, ni l’extension du précariat, etc.]. Néanmoins, cela ne permet pas d’éluder les raisons profondes d’une crise politique diffuse que la rue a exprimée en 2013, sans que, cependant, elle puisse être caractérisée en termes politiques.

Ce qui est particulièrement grave c’est la tentation des secteurs ultraconservateurs d’avoir recours à un discours de l’intransigeance contre les mesures visant à réduire les inégalités, via la stigmatisation de groupes sociaux historiquement discriminés – pauvres, noirs, homosexuels, habitants des Etats du Nord, les peuples dits indiens, etc. De là à convertir les antagonismes diffus en règle de la déconstruction des droits civils et civiques, il n’y a qu’un pas. Quand le thème de l’égalité civile et civique se mélange avec l’égalité sociale, comme dans le cas des terres des indigènes – les divers peuples indiens de l’Amazonie, entre autres, et les Noirs organisés dans les Quilombos [3] –, sa déconstruction la plus évidente est encouragée explicitement par l’alliance des BBB – le bœuf, la balle et la bible [4] – au Congrès.

Plus sophistiquée, mais non pas moins grave, la tentative cynique de promouvoir un ample recul, général et complet, de droits sociaux inscrits dans la Constitution et des lois qui en découlent (sécurité sociale et éducation basique), sous le prétexte, quelque peu cynique, de l’ajustement structurel [sous la pression des créanciers afin d’assurer le paiement de la dette «publique» interne et externe] du budget de l’Union fédérale du Brésil.

Un exemple explicite de cette tentative est le document du PMDB appelé «Un pont pour le futur» [5].

Finalement, les droits politiques, incluant le droit de chaque citoyen à l’information, restent très relatifs, à mesure que les médias eux-mêmes [très centralisés au Brésil et largement aux mains du groupe O Globo] se convertissent en une caisse de résonance d’intérêts au pluralisme idéologique étriqué, avec quelques exceptions traditionnelles.

Michel Temer (à gauche), vice-président sur le ticket de Dilma Rousseff, laisse plus qu'entendre qu'il est là pour remplacer Dilma suite à son possible impeachment. Ambiance
Michel Temer (à gauche), vice-président sur le ticket de Dilma Rousseff, laisse plus qu’entendre qu’il est là pour remplacer Dilma suite à son possible impeachment. Ambiance

Dans ce contexte, de fait, il y a une forte menace de reculs simultanés dans les droits politiques, sociaux et civils, opérés à l’intérieur des institutions de l’Etat, sans que la société politiquement organisée – c’est-à-dire les partis politiques et la société civile – exprime avec vigueur, via l’expression publique, la défense de ces droits et de l’ordre constitutionnel sous-jacent.

Cela étant dit, il nous paraît pertinent de développer une réflexion sur les moyens de donner corps à la «question démocratique» qui sous-tend les inquiétudes politiques du moment. Particulièrement judicieux serait un examen de la Constitution de 1988 ainsi que des causes explicites ou implicites de son apparente déconstruction. Ne serait-ce qu’en raison d’une espèce de «constituante falsifiée» dans laquelle s’est converti l’agenda du Congrès de 2015, soit à cause de sa propre thèse d’instituer l’exclusif «pouvoir constituant», ce que d’ailleurs certains secteurs de la gauche sont arrivés à défendre tout de suite après les manifestations de juin 2013. Dans les deux cas, il est inquiétant de constater certaines limitations des approches politiques.

Pour terminer ce bref texte, je pense qu’une contribution que nous pourrions offrir au débat sur la question démocratique passerait par la réforme des principes fondamentaux de l’ordre constitutionnel démocratique dans les champs des droits politiques, civils, civiques et sociaux. Cela placé dans une perspective de reconstruction du chemin parcouru durant 27 ans et qui est exposé, aujourd’hui, à un important risque de régression. Ce réexamen, lié à la défense de la démocratie, ne peut cesser d’enregistrer les graves lacunes dont souffre l’ordre politique du pays et qui plongent aux racines de cette crise structurelle – politique et économique – en cours aujourd’hui.

Une attention particulière devrait être accordée à ces grandes lacunes de la construction du droit public constitutionnel qui d’une certaine façon continue d’être l’ennemie de la démocratisation:

1° Un système financier assujetti au paiement de la dette publique, mais indépendant de tout contrôle public.

2° Un système de propriété strictement marchand des ressources naturelles à défaut d’une fonction sociale et environnementale de la terre.

3° Un système médiatique de communication sociale organisé sous la forme de monopole ou d’oligopole, explicitement en contradiction avec le texte constitutionnel.

Ce n’est pas pour rien que ces espaces laissés vides de la régulation démocratique, après 27 ans d’existence constitutionnelle, deviennent le lieu où se trament des rétractions, explicites ou implicites, des droits inscrits dans les agendas des ultraconservateurs [6] de 2015. (Article paru dans Correio da Cidadania, le 14 décembre 2015; traduction A l’Encontre)

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Guilherme Costa Delgado est économiste et expert pour la Commission brésilienne Justice et Paix.

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[1] Dilma Rousseff – Parti des travailleurs (PT) – obtient, avec son colistier Michel Temer du Parti du mouvement démocratique du Brésil (PMDB), 51,64% des suffrages; contre Aécio Neves du PSDB qui – avec son colistier Aloysio Nunes, sénateur de Sao Paolo – a réuni 48,46% des voix, lors du second tour de la présidentielle du 26 octobre 2014. (Réd. A l’Encontre)

[2] Eduardo Cunha représente le PMDB, parti allié parlementaire du PT. Il a «relayé» le processus de destitution (impeachment) contre Dilma Rousseff, à cause de sa supposée intelligence des fonds recueillis par le PT pour les élections présidentielles; fonds obtenus grâce, entre autres, au système de corruption lié à Petrobras (entreprise publique) et à ses commandes auprès d’entreprises de construction. Dilma Rousseff, en tant que ministre de l’Energie, de 2003 à 2005, et donc à la tête, formellement, de Petrobras était censée connaître les mécanismes de détournement de fonds. Cunha était d’autant plus empressé que les accusations de corruption contre lui se faisaient nombreuses et que son domicile allait être perquisitionné sur ordre du «petit juge de province» (Curitiba) Sergio Moro.

L’impeachment se compose des étapes suivantes: 1° demande de destitution déposée à la Chambre fédérale des députés; 2° admission de la demande sur la forme; 3° premier vote dans la chambre des députés; 4° envoi au Sénat; 5° deuxième vote au Sénat; et 6° la sanction. La décision du Tribunal suprême fédéral, du 17 décembre 2015, d’invalider la procédure de la chambre des députés – pour ce qui a trait à la nomination de la Commission d’enquête – représente une défaite pour Cunha. (Réd. A l’Encontre)

[3] Les Quilombos représentent des communautés initialement formées de Noirs marrons, autrement dit qui ont échappé à leurs maîtres ou qui suite à leur «libération» s’y sont réfugiés. Ces communautés ont vu leurs territoires (occupés) reconnus comme propriété propre par la Constitution de 1988. Il faut avoir à l’esprit que l’abolition de l’esclavage noir au Brésil (la Loi d’or) est intervenue très tardivement, soit en 1888. Les Quilombos se développent durant la dernière phase de l’esclavage noir. (Réd. A l’Encontre)

[4] L’acronyme BBB fait référence à la présence, en force, de députés liés aux «Eglises évangélistes», aux grands propriétaires terriens reflet de la puissance de l’agro-business et à ceux en faveur d’une politique fortement répressive, exacerbée par la police et la loi. L’abaissement de l’âge de la majorité pénale en est une illustration, comme la répression policière brutale contre les jeunes des quartiers pauvres. (Réd. A l’Encontre)

[5] Ce texte disponible ici en portugais contient des propositions diverses comme l’augmentation de l’âge de la retraite; la fin de la priorité des dépenses dans l’éducation et la santé qui est inscrite dans la Constitution de 1988. (Réd. A l’Encontre)

Dilam Rousseff, crispée, présente le nouveau ministre des Finances Nelson Barbosa
Dilma Rousseff, crispée, présente le nouveau ministre des Finances Nelson Barbosa

[6] La démission, en fin novembre 2015, du ministre des Finances Joaquim Lévy – formé à l’école de Chicago et nommé par Dilma Rousseff en novembre 2014 pour mener une politique d’austérité – a sonné la cloche d’un nouveau round. Avant son accession à sa fonction ministérielle, Joaquim Lévy était un dirigeant de la banque privée Bradesco. Lors de la préparation du collectif budgétaire de 2016, il avait proposé, dans le cadre de l’ajustement structurel, la suppression de la «bourse familiale», revenu très minimal conditionné à la scolarisation des enfants, un des supports social et électoral du PT, entre autres dans le Nordeste. Cela s’inscrivait dans une politique de maintien d’un excédent budgétaire primaire (donc avant service de la dette) de 3% du PIB… pour satisfaire les créanciers brésiliens et internationaux. Et de 0,7% pour l’année récessive de 2016.

Dilma Rousseff l’a remplacé par Nelson Barbosa, nommé le 18 décembre 2015. Sa nomination n’a pas été applaudie par la Bourse. Et le real continue à se déprécier. Le chantage a donc commencé. Barbosa, âgé de 46 ans et ex-champion d’aviron, a collaboré avec Guido Mantega, ministre de l’Economie de 2006 à 2014, sous Lula. Pour faire face «aux marchés», il s’engage pas très loin de Lévy. Il promet un excédent primaire à hauteur de 0,5% du PIB pour 2016! L’électorat du PT, même réduit, risque donc d’être plus fâché qu’avec la potion Lévy, car elle vient d’un homme du PT.

Simultanément Michel Temer (PMDB), le vice-président, car présent sur le ticket présidentiel aux côtés de Dilma Rousseff, a engagé la bataille pour la «remplacer». (Réd. A l’Encontre)

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