Brésil. «Les évangéliques ne forment pas un bloc monolithique. Mais les évangéliques pro-Lula nagent à contre-courant»

Entretien avec Joanildo Burity conduit par Mariano Schuster*

Une fois de plus, le «vote évangélique» est au centre du combat électoral au Brésil. Au premier tour des élections (le 2 octobre), parmi l’électorat évangélique, le vote pour Jair Bolsonaro a continué à dépasser le vote pour Luiz Inácio Lula Da Silva, bien que les résultats du candidat d’extrême-droite soient en baisse par rapport à 2018, tandis que ceux du leader du Parti des travailleurs sont en hausse. L’appel du leader du Parti des travailleurs (PT) aux évangéliques, lancé ces dernières semaines, ainsi que l’apparition de plusieurs leaders religieux pour défendre le projet du PT montrent l’«autre visage», bien que minoritaire, du camp évangélique.

Dans cet entretien, Joanildo Burity [1] analyse le vote évangélique au premier tour des élections au Brésil, expliquant comment les positions conservatrices d’un large secteur de cette population religieuse ne se traduisent pas nécessairement par un conservatisme politique, au moment de voter.

Le premier tour des élections au Brésil a ramené la question du «vote évangélique» dans le débat public. Lors de ce tour électoral, il a été vérifié que Jair Bolsonaro dispose d’un niveau de soutien très élevé parmi la «communauté» évangélique, même s’il a réduit son score électoral par rapport à l’élection dans laquelle il a été élu président, alors que Lula da Silva l’a augmenté [2]. Que se passe-t-il avec le vote évangélique?

Joanildo Burity. Les avis qui présentent le vote évangélique comme monolithique et mono-bloc ne sont pas corrects. Il s’agit d’une construction politique des dix dernières années qui est davantage liée à la prédominance d’une élite pastorale et politique de droite dans le pays qu’à une communauté religieuse, en tant que telle, qui pense et agit d’une certaine manière. Lors de ces élections, il est apparu très clairement que les pasteurs et les responsables laïcs des églises évangéliques exercent une forte pression pour que leurs membres s’alignent sur les positions de droite et pro-Bolsonaro.

Au sein de maintes églises, ces pressions ont provoqué une sorte de réaction et de résistance de la part des groupes modérés, mais aussi des formations de gauche qui étaient très silencieuses suite à tellement de défaites ces dernières années et de cette même pression institutionnelle. Cette pression a été jusqu’à menacer d’expulsion les pasteurs et les membres qui exprimeraient leur soutien à Lula et au projet de «reconstruction» [lettre ouverte adressée par Lula aux pays] que représente le PT, parmi les presbytériens, les baptistes et les pentecôtistes de l’Assemblée de Dieu (la plus grande communauté protestante du pays).

En outre, au-delà du constat des changements et des mutations du vote pour la présidence et pour les postes exécutifs, il est nécessaire d’enregistrer les changements électoraux pour les mandats législatifs. Il existe déjà plusieurs études au Brésil qui montrent que la présentation de candidats évangéliques, par exemple pour des postes législatifs, ne se traduit pas nécessairement par le suffrage des membres évangéliques. En ce sens, on peut dire que le camp évangélique est très hétérogène. Toutefois, il faut noter qu’il s’est aussi fortement mobilisé ces dernières années sur le thème des «valeurs traditionnelles». Il s’agit d’une découpe très sélective mais très efficace, étant donné que les évangéliques sont généralement très sensibles à ce genre de thèmes liés à la sexualité ou au genre. Mais le fait qu’ils puissent être mobilisés autour de ces thèmes ne signifie pas que le vote – en tant qu’option politique – soit un corollaire de ces positions morales.

Nous devons nous rappeler que les évangéliques ont déjà voté pour Lula au début des années 2000. En particulier ceux et celles qui vivent dans les périphéries urbaines savent très bien que, en tant que classe, ils/elles ont bénéficié des politiques du PT [Parti des travailleurs]. En ce sens, il ne serait pas surprenant que l’on commence à assister à une sorte de retour du vote évangélique en faveur de Lula, même s’il existe toujours un noyau dur qui s’accroche aux positions de droite. Ce n’est pas encore clair, car l’offensive des conservateurs a trouvé une forte résonance dans la tendance du vote pour le second tour. Mais cela reste une possibilité au sein du camp évangélique.

Ces dernières semaines, les dirigeants des secteurs évangéliques conservateurs ont vivement attaqué Lula da Silva, affirmant qu’il avait conclu un «pacte avec le diable» (ce que Lula lui-même a dû démentir!). Ils ont également affirmé que le PT fermerait les églises et interdirait les rassemblements chrétiens. Le PT a répondu que c’est sous leurs gouvernements qu’ont été approuvées, entre autres, la Journée nationale pour l’annonce de l’Evangile et la loi sur la liberté religieuse. Pourquoi, alors, cette détestation d’un secteur évangélique du PT?

Ce rejet fait partie d’une construction politique qui a commencé à se manifester clairement pendant la présidence de Dilma Rousseff [2011-août 2016]. Nous devons comprendre que la présence d’évangéliques conservateurs dans les gouvernements du PT a progressivement conduit à des tensions avec d’autres acteurs sociaux. Pendant les gouvernements de coalition de Lula, différents collectifs et secteurs ont gagné en visibilité et ont fait irruption sur la scène publique. Au début du gouvernement de Dilma Rousseff, les groupements associés au féminisme, à la diversité sexuelle et à l’égalité ethnique et raciale ont commencé à revendiquer davantage de libertés, de politiques et de présence gouvernementale. Ils ont connu un succès relatif dans les politiques en matière d’éducation, de culture, de droits sexuels et reproductifs, de lutte contre le racisme et pour l’égalité des sexes. Dans ce contexte, les vieilles idées de la droite catholique – qui a eu tendance à considérer ces groupements comme des ennemis de la morale traditionnelle – ont émergé avec force. Elles ont été reprises par le bloc évangélique qui a participé à la coalition gouvernementale du PT. La question morale est devenue un élément central du conflit politique au sein de la coalition gouvernementale.

Les chefs religieux conservateurs qui étaient devenus des partisans pragmatiques de Lula dans les années 2000 – mais qui, avant et après ses gouvernements, étaient contre lui – ont fait de cette question morale un point fort. En ce sens, on ne peut échapper au fait que la plupart des évangéliques sont des conservateurs sur le plan de ladite morale.

Cependant, une chose que nous sommes las d’expliquer dans la sphère sociologique – et qu’il est très important de comprendre – est qu’être conservateur au plan moral n’implique pas nécessairement d’être politiquement conservateur. En d’autres termes, les positions morales ne se traduisent pas forcément ou automatiquement en choix politiques. Si ce n’était pas le cas, le vote des évangéliques aurait toujours été à droite. Or il a été prouvé que ce n’est pas le cas. Il s’agit d’un vote fluctuant. Il n’y a pas grand-chose à déduire de la situation post-destitution de Dilma Rousseff (2016-2022). Certes, le déplacement vers la droite a été très fort, et il a aussi grandement concerné le camp évangélique. L’alignement institutionnel sur le bolsonarisme de nombreux secteurs évangéliques conservateurs a provoqué des tensions de plus en plus fortes au sein des églises elles-mêmes. Plus nous assistons à des tentatives de pression, voire de contrainte, sur les membres des églises pour qu’ils adoptent une position uniforme, plus nous constatons, au sein de ces organisations, une résistance et des leaderships qui se rebellent contre ces positions. Les formes de résistance et de dissidence au sein du camp évangélique ont augmenté en raison de ces pressions.

La nouveauté est que, lors de ces élections de 2022, ces groupes critiques, qui sont certes encore minoritaires, ont élevé leur voix et construit diverses formes de visibilité publique. En ce sens, ils ont réussi à briser l’image homogène et monolithique des évangéliques. Cela ne suffit pas pour inverser le processus de droitisation en faveur d’une position plus progressiste ou même libérale parmi les évangéliques, mais c’est important car cela a bloqué la tentative du bolsonarisme de s’approprier l’espace évangélique, comme un espace intrinsèquement pro-bolsonaro. 

Dans le cas des méga-églises et des plus grandes institutions du camp évangélique au Brésil, la prédication pro-bolsonarienne des pasteurs se traduit-elle par un vote de la part des paroissiens qui assistent aux offices?

En termes de majorité, on peut dire que oui, il y a une traduction en termes de votes. Mais il ne s’agit pas d’un fait acquis, linéaire. En effet, au premier tour, Bolsonaro a obtenu un pourcentage du vote évangélique inférieur à celui des dernières élections (2018). Or, les prédications bolsonaroïstes et de droite n’ont pas cessé, mais ont augmenté dans ces grandes églises. Il est clair que les interventions bolsonaristes, réalisées dans une démarche pastorale et théologique, ne sont plus aussi efficaces que lors des processus électoraux précédents. Cela explique, au moins partiellement, pourquoi a augmenté le nombre d’évangéliques qui n’ont pas voté pour Bolsonaro au premier tour des élections. Et ce, bien que la pression exercée sur les fidèles, en particulier dans les grandes églises – dont beaucoup ont promis leur soutien institutionnel à Jair Bolsonaro – soit considérable. Il y a maintenant moins de députés et de sénateurs évangéliques que lors de la dernière période (20% de moins).

Toutefois, en 2023, le nouveau Congrès (Snat et chambre des députés) aura une composition encore plus conservatrice. Par conséquent, je dirais qu’une majorité de membres évangéliques ont des points de vue favorables à Bolsonaro. En même temps, il est clair que la pression idéologique exercée par les pasteurs, les évêques et les dirigeants laïcs dans les églises a produit un effet anti-Bolsonaro parmi les paroissiens modérés et ceux qui sont plus à gauche. Ces personnes qui sont engagées sur le plan religieux dans le monde évangélique ne se taisent plus.

Quelle a été la stratégie de Lula da Silva pour reconquérir le vote évangélique?

Au début de sa campagne, Lula a fait appel à certains des mêmes responsables évangéliques qui l’ont accompagné lors de ses premières présidences. Ces dirigeants ont ensuite soutenu Bolsonaro, mais, pour tenter de percevoir la possibilité d’un dialogue ou même d’une nouvelle alliance avec eux, Lula a cherché un rapprochement avec eux. Lula a également tenté de faire valoir les avancées sociales de son gouvernement, en essayant d’atteindre directement les évangéliques en passant par-dessus les dirigeants. Les résultats n’étaient pas satisfaisants.

Lula a alors dû agir en s’appuyant beaucoup plus sur le militantisme de base des églises évangéliques et sur les pasteur·e·s déjà associés à la position du PT. Il s’agit de pasteur·e·s appartenant à des églises plus petites, avec des structures moins importantes en termes de pénétration sociale. Dans le même temps, Lula et le PT ont lancé une campagne sur les réseaux sociaux dans le but de toucher un large public évangélique, auquel ils ne pouvaient pas accéder de manière traditionnelle en raison du verrouillage opéré par de nombreux pasteurs alignés sur Bolsonaro. De plus, diverses incitations ont été exercées pour que Lula publie des lettres spécifiquement adressées aux secteurs religieux et, avec une forte priorité, aux évangéliques. En réalité, une première lettre a été publiée qui ne s’adressait pas spécifiquement aux évangéliques, mais en termes plus généraux aux citoyens et citoyennes croyants du Brésil,. Je pense que c’était important, car il est trompeur de pointer du doigt les évangéliques en ce moment comme s’ils étaient le facteur clé pour le résultat d’une élection.

Maintenant, il y en a une qui a été publiée et qui leur est destiné. C’est quelque chose qui, je pense, à très court terme, pourrait être payant électoralement en termes de votes, mais qui pourrait devenir plus problématique lors du prochain gouvernement s’il gagne, car Lula pourrait se retrouver aux prises avec un programme très conservateur. Ce qui est nécessaire pour le moment, c’est d’approfondir la rupture de l’apparent monolithisme bolsonariste dans les églises évangéliques. Je fais actuellement partie de deux groupes qui ont été créés pour le second tour des élections et dont l’objectif est de réfléchir à la manière dont le PT communique avec les évangéliques et les catholiques conservateurs. Mais c’est un travail qui doit se poursuivre au-delà du rendez-vous électoral.

Etant donné les positions ouvertement réactionnaires de ces leaders évangéliques concernant, par exemple, la diversité sexuelle et le droit à l’avortement, cela constituerait un problème pour un gouvernement PT qui cherche à étendre les droits à ces secteurs longtemps négligés?

C’est vrai. Mais, en même temps, nous devons garder à l’esprit que la situation est déjà problématique, et pas seulement à cause des secteurs conservateurs du camp évangélique. Actuellement, dans le camp des progressistes et de la gauche, les espoirs de changements profonds sont beaucoup plus limités que par le passé. La destruction du dispositif des politiques publiques, l’attaque des mécanismes de défense juridique des droits et les nouvelles orientations que la droite pro-Bolsonaro a introduites dans le cadre du combat parlementaire ont fortement affaibli les institutions au Brésil.

Logiquement, les gens espèrent que Lula sera capable d’interrompre ce processus de dégradation démocratique. L’espoir est qu’un gouvernement dirigé par Lula sera en mesure de mettre un terme à cette dynamique de démolition et de déstructuration des normes et de la culture démocratiques. Néanmoins, il y a moins d’espoir qu’il soit en mesure de faire avancer rapidement un programme de droits progressistes, du moins dans la première phase d’un éventuel mandat. Ce qui pourrait arriver, c’est qu’à la fin de son gouvernement, dans les dernières années, Lula parvienne à remettre à l’ordre du jour les questions liées à l’élargissement des droits et à la défense de l’environnement, qui sont un étendard de la gauche et du progressisme. Mais Lula et le PT savent que, pour l’instant, ce qui est stratégique, c’est la protection des droits déjà existants.

Est plus qu’évident le climat politique impliquant une limitation de l’espace en faveur de ce que pourrait faire Lula en termes constructifs au cours des premières années de son mandat. L’agenda conservateur, qui inclut des secteurs évangéliques pro-Bolsonaro, sera peut-être atténué avec un gouvernement Lula. Mais il est loin d’être évident que pourra se développer rapidement un programme progressiste qui, en plus d’interrompre le processus d’offensive conservatrice, permettrait une forte expansion des droits et de la protection de l’environnement, comme beaucoup d’entre nous le souhaiteraient. Ce n’est pas seulement parce qu’il n’y a pas de consensus, mais aussi parce que le pays est plus divisé qu’auparavant.

En fait, il ne serait pas facile d’avancer rapidement avec un programme progressiste, mais, si Bolsonaro gagne, ce dernier ne pourra pas procéder comme il l’a fait durant son premier mandat avec des politiques aussi explicitement de droite, bien que plusieurs analystes pensent le contraire, en raison de la majorité conservatrice au Congrès et de la légitimation du vote.

Je crois cependant que son programme agressif ne trouverait pas le même climax pour avancer, puisqu’il devrait faire face à une opposition beaucoup plus claire et tranchante que lors de son premier mandat. Bolsonaro a perdu le soutien de pratiquement tous les grands médias et a perdu beaucoup d’espace parmi les secteurs modérés des libéraux et parmi ceux qui, au début de la campagne électorale, ont opté pour une «troisième voie» qui n’a finalement pas abouti. Simone Tebet, la sénatrice du Mouvement démocratique brésilien (MDB), qui est arrivée en troisième position avec 4,2% des voix, a déclaré, une semaine après le premier tour, qu’elle soutiendrait Lula, quels que soient ses désaccords avec lui. La même chose s’est produite avec Fernando Henrique Cardoso [président de janvier 1995 à janvier 2003] et des économistes très visibles dans son parti (PSDB), ainsi que la direction du Partido Novo, un parti ouvertement néolibéral, décisions faites en tant compte de la menace posée par Bolsonaro. Je pense donc que celui qui sera élu président devra beaucoup négocier. Pour Lula, c’est une perspective négative en rapport avec ses projets plus transformateurs. Au moins pendant ses premières années, il ne sera pas possible de progresser. Mais nous savons qu’en cas de victoire de Lula, cet agenda pourrait, ultérieurement, être redéfini.

Comme vous l’avez mentionné, Lula a écrit il y a quelques jours une lettre adressée directement aux évangéliques. On peut constater qu’il s’adresse surtout à ceux qui ont une vision morale conservatrice. Dans cette lettre, il rejette les fausses «informations» qui ont été diffusées à son sujet, assure qu’il ne fermera pas les églises, mais en même temps, il affirme son opposition personnelle à l’avortement (bien qu’il se dise prêt à ouvrir le débat). N’est-il pas problématique que Lula affirme qu’il est contre le droit à l’avortement dans une telle lettre. Ou s’agit-il simplement d’une position personnelle qui pourrait ne pas être la même que celle du PT et de la coalition électorale qu’il présente aux élections?

Le droit à l’avortement reste un sujet tabou dans le discours politique brésilien, et pas seulement chez les évangéliques. Les évangéliques se font plus entendre à ce propos, mais la résistance la plus articulée à cette question vient des catholiques. En fait, les droits des LGBT+ sont davantage acceptés que l’avortement au Brésil. Lula ne ment pas. Il est personnellement contre l’avortement. En ce domaine, il y a un véritable pont avec la majorité évangélique. Lula n’a pas changé de position. Il l’a toujours exprimé. Dans la lettre aux évangéliques, il y a, en tout cas, une tentative de contester la signification du terme «famille». Je pense que c’est très important, parce que la question du droit à l’avortement peut subir des régressions encore plus importantes si Bolsonaro gagne, car il y a des tentatives de restreindre même les possibilités légales existantes.

Quand Lula dit qu’il est contre l’avortement, il ne fait pas référence à ces cas, qui prennent en compte le risque pour la vie de la mère et l’existence de graves déformations génétiques du fœtus. Il ne prendra pas de mesures pour revenir en arrière par rapport au cadre juridique existant. C’est une question qui divise encore des secteurs de la gauche et même des mouvements de femmes. Lula est personnellement opposé à l’avortement, mais il n’essaiera pas de restreindre ce qui existe. Il accepterait des changements dans un sens plus dans une direction plus tolérante si cela se présentait au Congrès (ce qui est, en fait, très peu probable).

Vous avez précédemment affirmé que l’émergence de secteurs évangéliques progressistes et de gauche a été déterminante pour briser l’idée d’un secteur religieux intégré de manière monolithique au bolsonarisme. Dans ce sens, je pense au pasteur Henrique Vieira [membre du PSOL de Rio de Janeiro], à la pasteure Cleide Caldeira et aux différents leaders regroupés dans le Frente de Evangélicos para o Estado de Direito (Front des évangéliques pour l’Etat de droit) qui combattent les positions bolsonaristes. Quelle a été la stratégie de ces secteurs pour montrer la contradiction entre le christianisme et le bolsonarisme?

Une partie du discours s’attache à démontrer la contradiction qui existe entre, d’une part, une conception qui n’est même plus libérale ou progressiste, mais seulement classique ou traditionnelle du christianisme, et, d’autre part, le comportement de Bolsonaro. Cette critique s’étend aux secteurs évangéliques qui ont maintenu leur soutien à Bolsonaro malgré tous ses actes antidémocratiques et antichrétiens (utilisation d’armes, exaltation de la violence, promotion de la répression policière, discrimination à l’égard des secteurs vulnérables de la société, indifférence à l’égard de la crise environnementale menaçante). De plus, ces groupes évangéliques ont tenté d’influencer le discours religieux lui-même, c’est-à-dire l’argumentation théologique et biblique. En ce sens, ils ont conduit à une bataille sur la signification de la lecture biblique et de la prédication dans les églises.

Non seulement les pasteurs de gauche les plus en vue, mais aussi d’autres qui ont réagi après des années de silence, ont commencé à former ce que nous pourrions appeler une «pastorale critique» par rapport à l’alignement officiel sur Bolsonaro de nombreuses confréries évangéliques. A tout cela, il faut ajouter un autre aspect important, à savoir le fait que ces discours, jusqu’ici franchement très minoritaires, sont vus et entendus.

Il existe un mouvement évangélique noir qui a également une dimension féministe, un mouvement de femmes évangéliques noires qui s’organisent contre Bolsonaro et contre les positions plus conservatrices au sein du monde évangélique. Il existe, bien sûr, un mouvement évangélique LGTBI+. Tous ces groupes essaient, d’une part, de contester les secteurs conservateurs et de lutter contre le bolsonarisme. D’autre part, ils tentent d’introduire la légitimité de ces nouveaux étendards ethno-raciaux, sexuels et de genre, qui étaient largement invisibles les années précédentes.

Dès 2018, il y avait déjà une articulation entre les secteurs œcuméniques – associés au monde évangélique plus classique qui prenait des traits de la théologie de la libération – et les évangéliques de gauche pour défendre, à l’époque, la candidature de Lula puis celle de Fernando Haddad [candidat du PT en 2018]. Par conséquent, je crois que la chose la plus nouvelle est que maintenant les mouvements sociaux des minorités, qui existaient déjà dans le monde laïc, ont une organisation explicite et visible dans le champ évangélique. Ces expressions se font désormais sentir et contribuent à briser l’idée d’un camp monolithique. Et, en ce sens, ils permettent à ce que beaucoup d’autres puissent s’exprimer de manière plus critique à l’égard de Bolsonaro. Ils aident ceux qui étaient silencieux à cesser de l’être.

Dans cette élection, les données indiquent que le vote évangélique en faveur de Lula a augmenté davantage chez les femmes que chez les hommes. Quelles pourraient être les causes de ce phénomène?

Les femmes évangéliques ont souffert plus profondément de la poussée de la droite religieuse. Dans les églises évangéliques, cet impact s’est traduit par un renforcement de l’ascendant masculin dans le leadership, mais aussi dans les familles où les changements s’étaient produits dans un sens légèrement plus égalitaire.

Diverses études montrent qu’il y a quinze à vingt ans, la conversion au pentecôtisme avait amélioré la vie des femmes et aussi les relations entre les femmes et leurs maris, en raison des exigences de retenue vis-à-vis des comportements masculins traditionnels (non-engagement dans l’éducation des enfants, non-partage des activités domestiques, abandon des familles, violence sexiste, impact de l’alcoolisme sur les ressources disponibles pour les familles). Ainsi, la croissance du pentecôtisme au Brésil a introduit un changement au moins relatif dans ce sens.

Avec la victoire de la tendance ultra-conservatrice déjà en 2015/2016 [fin du mandat de Dilma Rousseff], liée à la réaction face à l’héritage du lulisme, la situation des femmes évangéliques s’est aggravée. Dans un tel contexte – où elles ressentent à fleur de peau l’impact de l’augmentation de la violence domestique et des discours ouvertement sexistes du gouvernement de Bolsonaro – il n’est pas étonnant que nombre d’entre elles misent sur une alternative à cette situation. Car même si les valeurs familiales traditionnelles prévalent, ce sont elles qui ressentent fortement l’impact de ces situations. Je pense que cela peut constituer une explication raisonnable, mais déjà dans les expériences précédentes, le vote évangélique féminin était plus en faveur de Lula que le vote masculin. Peut-être pouvons-nous dire, dans ce sens, que le bolsonarisme n’a pas eu le succès escompté auprès des femmes évangéliques. Il s’agit d’une question vraiment sensible et nous faisons face à des hypothèses, car il n’existe pas de travaux concluants sur le sujet, mais nous pouvons certainement commencer à faire de telles déductions à partir de certaines de ces situations.

Comment la question des classes sociales s’entrecroise-t-elle avec l’engagement religieux, et quels sont les recoupements qui existent aujourd’hui?

Si nous pensons que, par exemple, dans tous les Etats du nord-est du Brésil, Lula remporté plus ou moins 65% des voix – et cela pourrait être plus – nous pouvons rapidement en déduire qu’il existe une sorte d’intersectionnalité entre la religion, la position socio-économique, le sexe et la position ethnico-raciale. Dans la région la plus pauvre du pays, le Nord-Est, Lula a longtemps maintenu une nette hégémonie. Il existe, en ce sens, une dimension de classe – en attribuant un sens large de ce terme et non le concept d’un marxisme dit orthodoxe – qui se superpose à d’autres spécificités telles que les religieuses. En termes de perspectives de bien-être ou au moins de vie digne, les personnes en situation de plus grande vulnérabilité, y compris une partie de la population évangélique, identifient l’option de Lula comme plus crédible que celle de Bolsonaro.

Cela s’observe clairement dans le Nord-Est, où les évangéliques sont moins conservateurs politiquement que dans d’autres régions du Brésil, même s’ils sont conservateurs au plan moral. En ce sens, l’hypothèse selon laquelle il existe une dimension de classe qui se superpose à la dimension religieuse est réelle et plausible. Cela se vérifie également lorsque l’on croise des dimensions telles que l’accès à l’éducation et à la santé. Les secteurs qui ont vu leur qualité de vie chuter ces dernières années gardent un souvenir positif de l’accès qu’ils avaient à ces services sous l’ère Lula. Et cela se voit clairement chez les électeurs évangéliques. J’insiste: cela ne signifie pas qu’ils ont des positions morales progressistes, mais que le vote ne se configure pas uniquement sur la base de cette variable.

Comment la gauche non religieuse accueille-t-elle la recherche de dialogue avec les secteurs évangéliques, notamment ceux de la frange progressiste?

Une partie importante de la gauche laïque au Brésil comprend aujourd’hui qu’il n’existe pas de camp religieux homogène ou monolithique. Mais cela ne signifie pas qu’ils savent comment traiter ou communiquer avec les évangéliques. Ils ne comprennent pas, par exemple, cette dynamique complexe d’un conservatisme moral qui ne s’exprime pas nécessairement dans un conservatisme politique.

Mais il existe, bien sûr, un autre secteur de la gauche, en particulier les personnes âgées, qui continue à adopter une approche plus critique du dialogue avec les évangéliques. Ce sont ceux qui pensent que la religion constitue un terrain sans grand espoir pour la politique de gauche et qui n’acceptent pas la nécessité d’un rapprochement entre la gauche laïque et la gauche religieuse.

Ce qu’ils ne comprennent pas, en revanche, c’est qu’il n’y a jamais eu de gauche religieuse se situant en dehors de la gauche laïque. La gauche religieuse, en Amérique latine et au Brésil, remonte au moins aux années 1950. Et cette gauche a participé à tous les cycles politiques de la gauche laïque, y compris la guérilla (et les révolutions, comme en Amérique centrale [référence ici, entre autres, à Ernesto Cardenal au Nicaragua ou Oscar Romero au Salvador]). Le cloisonnement social et intellectuel des secteurs religieux, d’une part,et laïc, d’autre part, peut expliquer cette ignorance. Mais pour ceux qui sont plus familiers avec ces processus, parler d’une gauche laïque comme quelque chose de distant de la gauche religieuse est une contradiction dans les termes.

Il est vrai qu’à l’inverse, la croissance de la politisation conservatrice renforce les perceptions traditionnelles, nettement libérales, de la gauche, selon lesquelles la religion est un adversaire, la religion n’est pas un espace de contestation qui peut mener à une position de gauche. Mais c’est la conjoncture elle-même qui, historiquement, a été chargée de démontrer que cela est faux, ou du moins que cela relève d’une perception incomplète.

Que pouvons-nous attendre maintenant de l’émergence de secteurs plus progressistes au sein du camp évangélique pour ce qui a trait à la sphère publique brésilienne? Les tendances plus conservatrices peuvent-elles être réduites ou continueront-elles à constituer un noyau dur difficile à ignorer?

J’espère que ce moment de mobilisation des secteurs les plus à gauche du camp évangélique permettra de revenir à des positions antérieures, celles des années 1980 et 1990, lorsqu’ont vu le jour plusieurs expériences de groupes évangéliques – et non pas d’églises – se consacrant aux questions sociales dans des perspectives plus ouvertes. Ma perception est que le nombre de groupes identitaires parmi les évangéliques va augmenter. Nombreux sont ceux qui chercheront à jeter des passerelles, même au niveau international, pour se protéger des assauts d’un leadership religieux plus conservateur.

Je pense également, en cas de victoire du PT, que les groupes évangéliques progressistes qui étaient déjà présents dans les gouvernements de Lula da Silva et de Dilma Rousseff redeviendront actifs, notamment sur les questions de politique sociale et environnementale. Cependant, ils resteront toujours des groupes minoritaires qui ne pourront pas se battre à armes égales avec les secteurs conservateurs. Je ne pense pas que cela va changer rapidement. Mais en tant que groupes minoritaires, ils peuvent constituer des forces importantes pour trouver un écho au sein des églises, pour faire pression en faveur d’un programme plus progressiste et plus ouvert dans divers domaines, tout en ne disposant pas de forces suffisantes pour «tout changer».

Une autre tendance qui me semble déjà évidente est l’émergence d’églises créées par des personnes qui, en raison de leurs positions sociales et politiques, de leurs orientations de genre et pour de nombreuses autres raisons, ne peuvent plus et ne veulent plus participer aux espaces religieux dans lesquels elles étaient. C’est le cas, par exemple, de l’Igreja Betesda, église pentecôtiste dont le siège est à São Paulo; elle est dirigée par le pasteur Ricardo Gondim [président de l’Instituto Cristão de Estudos Contemporâneos]. C’est aussi le cas de l’Igreja Batista do Caminho de

Henrique Vieira, qui est aujourd’hui député fédéral du Parti Socialisme et Liberté [Psol, élu en 2022 avec 0,62% des votes valides]. Ces groupes, qui ne manqueront pas de se multiplier, sont mieux à même de développer une bataille organisationnelle et institutionnelle avec les églises conservatrices. S’ils le font, cela peut, à long terme, créer une sorte de camp évangélique plus stable et pluraliste, dans lequel les positions plus ouvertes et progressistes ont un plus grand impact. Bien sûr, ce sont des tendances dont nous ne savons pas si elles vont se développer ou s’enraciner, même si je l’espère. (Article publié dans la revue Nueva Sociedad, en octobre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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*  Mariano Schuster est rédacteur en chef de la plateforme numérique de Nueva Sociedad.

[1] Joanildo Burity est l’une des voix qui font le plus autorité en la matière. Diplômé en histoire de l’université fédérale de Paraíba et titulaire d’un doctorat en sciences politiques de l’université d’Essex, il a également été coordinateur du programme de maîtrise en religion et mondialisation à l’université de Durham (Royaume-Uni). Il est actuellement chargé de cours dans les programmes de troisième cycle en sociologie et en sciences politiques à l’Université fédérale de Pernambuco et chercheur à la Fondation Joaquim Nabuco (FUNDAJ).

[2] A deux jours du second tour des élections, l’institut de sondage Datafolha, selon la Folha de S. Paulo du 27 octobre, Lula maintient son avance dans les sondages sur Jair Bolsonaro: 49% contre 44%. Le nombre de suffrages et nuls est estimé à 5% et les indécis à 2%. La marge d’erreur est de plus ou moins 2 points.

La semaine passée, Lula enregistrait 49% des intentions de vote et Bolsonaro 45%. Les blancs et les nuls s’établissaient à 4% et les indécis à 1%.

Pour l’élection, seul compte le pourcentage des votes valides, donc sans les blancs et les nuls. Sur cette base, le 27 octobre, Lula obtiendrait 53% des suffrages et Bolsonaro 47%. La semaine passée, la répartition était respectivement de 52% et 48% (marge d’erreur 2 points). (Réd. A l’Encontre)

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