Brésil. La bataille est ouverte entre le réseau de Bolsonaro et certains de ses anciens alliés Avec au centre un système juridique secoué

Wilson Witzel, gouverneur de l’État de Rio de Janeiro, et Jair Bolsonaro

Par Rafael Moro Martins

La Police fédérale du Brésil a mené deux opérations consécutives cette semaine, ciblant les opposants politiques et, y compris, les alliés du président d’extrême droite, Jair Bolsonaro. Ces opérations ont soulevé des questions concernant les preuves croissantes que la Police fédérale est au centre d’une récente et dramatique lutte de pouvoir au sein de l’administration Bolsonaro. Elle est utilisée à des fins politiques, aggravant les crises qui enveloppent les institutions démocratiques du pays.

Mardi, 25 mai, lors d’une descente ostentatoire, la Police fédérale a simultanément frappé à la porte de la résidence officielle du gouverneur de l’État de Rio de Janeiro, Wilson Witzel, et de 11 autres résidences. Le Ministère public fédéral et la Police fédérale ont allégué que Witzel dirigeait un groupe qui aurait fraudé et détourné l’argent destiné aux hôpitaux de campagne pour lutter contre la pandémie de coronavirus à Rio. Le téléphone portable et l’ordinateur personnel de Witzel ont été saisis.

Les soupçons n’étaient pas sans fondement. La fraude probable a été révélée par le reportage d’un journaliste indépendant; une cour supérieure a autorisé les descentes de police; et les hôpitaux de campagne ne fonctionnent toujours pas à pleine capacité, même après presque trois mois de la crise Covid-19 au Brésil.

Pourtant, le raid a fait sourciller: Wilson Witzel est devenu l’un des deux principaux rivaux conservateurs de Bolsonaro sur la scène nationale. De plus, Bolsonaro fait l’objet d’une enquête de la Cour suprême pour ingérence politique dans la nomination du commandement de la Police fédérale qui a pris Wilson Witzel pour cible – une allégation d’ingérence faite par l’ancien ministre de la Justice du président, Sergio Moro, qui a démissionné à la suite de cette dispute.

Un jour après que des questions ont été soulevées sur l’influence politique exercée sur les forces de l’ordre suite à la descente sur la résidence de Wilson Witzel, la Police fédérale, sur ordre de la Cour suprême, s’est retournée contre les alliés de Bolsonaro. La Cour avait ouvert une enquête controversée pour enquêter sur de «fausses nouvelles» visant la Cour elle-même, mettant en place des actions de la Police fédérale contre les blogueurs, les influenceurs des médias sociaux et les hommes d’affaires liés à Bolsonaro. Bien que personne n’ait été arrêté, le secret bancaire et le secret des télécommunications des suspects ont été levés. L’affaire impliquera également des politiciens proches de Bolsonaro qui témoigneront au tribunal.

«J’interviendrai. C’est tout»

Les allégations concernant la Police fédérale sont passées à la vitesse supérieure fin avril lorsque Sergio Moro, alors ministre de la Justice de Bolsonaro, a affirmé que le président cherchait à exercer un niveau de contrôle inapproprié sur le travail de la Police fédérale.

Moro était, d’une certaine manière, un adversaire peu probable, de haut niveau, de Bolsonaro. L’ancien juge est devenu une célébrité nationale en avril 2018 lorsqu’il a envoyé l’ancien président de gauche Luiz Inácio Lula da Silva en prison dans le cadre de l’opération «Lava Jato», une vaste enquête sur la corruption. Sept mois plus tard, Moro a accepté l’invitation de Bolsonaro à devenir ministre de la Justice Il est devenu l’une des pierres angulaires de l’administration du président d’extrême droite. En 2019, The Intercept a publié une série de rapports en portugais et en anglais qui ont mis en lumière les méthodes et les préjugés politiques de l’opération «Lava Jato».

En avril 2020, Moro a démissionné en prétendant que Bolsonaro voulait qu’il remplace le commandant de la Police fédérale, ce qui a créé une crise politique. Moro a déclaré que les objectifs du président étaient politiques: Bolsonaro voulait protéger ses fils et ses alliés politiques, qui sont les cibles de diverses enquêtes policières. Dans la déclaration annonçant sa démission, qui a été diffusée en direct sur les grandes chaînes d’information, Moro a mis en cause la pression exercée par Bolsonaro pour sa décision. Ses paroles ont déclenché une enquête par la Cour suprême.

En réponse à des demandes de preuves, Moro a mentionné une réunion ministérielle qui a eu lieu quelques jours avant sa démission et qui a été enregistrée sur vidéo. Cet enregistrement a choqué le Brésil lorsqu’il a été rendu public par la Cour suprême. Au milieu des jurons et des cris – principalement de Bolsonaro lui-même – les ministres présents à la réunion ont exigé l’arrestation des juges de la Cour suprême, des gouverneurs et des maires qui étaient considérés comme des obstacles à l’administration bolsonaro. Il a même été question d’utiliser la «distraction» causée par le coronavirus pour faire avancer des mesures visant à démanteler le cadre juridique qui protège l’Amazonie et d’autres ressources naturelles.

Pourtant, Bolsonaro a volé la vedette. Parmi les insultes adressées à ses adversaires politiques – à savoir Witzel et le gouverneur de São Paulo, João Doria – il a déclaré que les Brésiliens devaient être armés. Il a ordonné à Moro de signer un décret augmentant les limites d’achat de munitions autorisées, comme «un message à ces merdeux», en référence aux gouverneurs et aux maires. Le décret a été publié le jour suivant.

Le plus remarquable est peut-être que Bolsonaro a été clair sur ses intentions pour la Police fédérale. Il s’est plaint de la mauvaise qualité des rapports de renseignement du gouvernement et de sa sécurité personnelle. Le président n’a pas spécifiquement mentionné les forces de police, mais ce n’était pas nécessaire. «Je vais intervenir», a-t-il dit, en regardant dans la direction de Moro. «C’est tout.»

«Je n’en veux qu’un»

Une fois Moro éliminé, Bolsonaro a rapidement changé le commandement de la Police fédérale. Dans un premier temps, il a nommé un officier qui assiste aux fêtes organisées par l’un de ses fils, Carlos Bolsonaro, qui fait l’objet d’une enquête dans le cadre de l’enquête sur les fausses nouvelles. Bolsonaro a même déclaré publiquement que son candidat était un ami personnel. Mais la Cour suprême a bloqué la nomination, affirmant qu’elle porterait atteinte à l’indépendance de la Police fédérale. Bouleversé par cette décision, Bolsonaro a d’abord fait savoir qu’il ignorerait la Cour, mais il a fini par céder et a nommé Rolando Alexandre de Souza, un autre policier proche de son administration.

Dès que Souza a pris la relève, il a apporté des changements au commandement régional de la division de Rio de la Police fédérale. Ces changements pourraient apporter un certain soulagement au président. Son fils aîné, Flávio Bolsonaro, sénateur depuis 2018, fait l’objet d’une enquête de la police locale et fédérale de Rio pour vol du salaire du personnel de son Congrès d’État, ainsi que pour utilisation des fonds dans des combines impliquant le crime organisé.

Selon le témoignage de Moro lors de l’enquête de la Cour suprême, c’est la même division de la Police fédérale de Rio qui enquête sur Flávio Bolsonaro et sur laquelle le président cherche à exercer un contrôle. «Vous contrôlez tous les commandements», a déclaré Bolsonaro à Moro, selon le témoignage de l’ancien ministre de la Justice. «Je n’en veux qu’un seul, celui de Rio.»

Le nouveau commandant de la Police fédérale de Rio est entré en fonction le lundi 25 mai. Le mardi, la descente de police s’est présentée à la porte d’entrée de Wilson Witzel. Witzel, un ancien juge qui est nouveau en politique et qui a gagné dans le cadre d’une vague de victoires ultraconservatrices en 2018, a été pris au dépourvu.

Certains des alliés de Bolsonaro, cependant, semblaient avoir connaissance de ces raids imminents. Lundi, Carla Zambelli, membre du Congrès et l’une des plus féroces et des plus proches défenseurs de Bolsonaro [elle joua un rôle important dans la campagne pour la destitution de Dilma Rousseff], a déclaré lors d’une interview à la radio que «certains gouverneurs font l’objet d’une enquête de la Police fédérale» pour des crimes commis dans le cadre de la lutte contre la pandémie. Le même jour, Eduardo Bolsonaro, lui-même membre de la Police fédérale et membre du Congrès, a laissé entendre sur ses médias sociaux qu’une opération était imminente.

Le processus qui a conduit aux perquisitions s’est déroulé à une vitesse record. Le magazine Piauí a rapporté que le procureur général Augusto Aras, une autre personne nommée par Bolsonaro, a émis une assignation à comparaître contre Wilson Witzel moins d’une semaine après avoir reçu les documents relatifs à l’enquête. Lundi, quelques heures avant le raid sur Witzel, Bolsonaro a effectué une visite inopinée au bureau d’Augusto Aras. Le même jour, Carla Zambelli et Eduardo Bolsonaro plaisantaient à propos de l’opération.

Bien que le scandale entourant Witzel soit plausible – l’entreprise de sa femme était le bénéficiaire présumé d’importants paiements effectués par les fraudeurs présumés – la perspective d’une ingérence de Bolsonaro lui offrait un bouc émissaire. Wilson Witzel a déclaré à la presse que le Brésil est «gouverné par un dirigeant qui persécute politiquement ceux qu’il considère comme un ennemi», ajoutant que Bolsonaro est «un fasciste».

Wilson Witzel n’était pas le seul à mettre en doute les motivations du raid. João Doria, le gouverneur de São Paulo et un autre des rivaux conservateurs de Bolsonaro, a exprimé son malaise face à l’opération: «Cela laisse entrevoir une escalade autoritaire inquiétante.»

La Cour contre-attaque

Pour Bolsonaro, cependant, la menace la plus immédiate pourrait ne pas provenir d’allégations d’enquêtes à motivation politique. En effet, alors même que les alliés de Bolsonaro célébraient les raids contre ses rivaux politiques lundi 25 mai, des questions juridiques se posaient pour certains de ses partisans. Mercredi, plusieurs alliés importants de Bolsonaro ont été pris pour cible par les forces de l’ordre dans le cadre d’une enquête menée par la Cour suprême contre de fausses nouvelles.

Les propriétaires de blogs de droite, dont certaines des figures ultra-conservatrices les plus influentes de l’internet brésilien, ont été visés par des mandats de perquisition et de saisie. Leurs téléphones mobiles et leurs ordinateurs ont été saisis. Bien qu’il n’ait pas été une cible, Carlos Bolsonaro, le fils du président, semble être une figure de l’enquête. Carlos est largement connu comme le chef informel du «cabinet de la haine» – un surnom donné aux conseillers présidentiels qui exécutent la stratégie de Bolsonaro sur les médias sociaux – un groupe lié à certaines des cibles visées par l’enquête.

Cette enquête est unique dans le système juridique brésilien, dans lequel la Cour suprême enquête sur les crimes et les menaces contre ses propres membres. Le juge en charge, Alexandre de Moraes, a lui-même été la cible des fausses opérations d’information sur lesquelles il enquête et ses pairs pourraient être appelés à juger des crimes dont ils sont victimes. La nature particulière et sans précédent de l’enquête – qui n’est pas illégale en soi, mais qui tire parti des lacunes du droit brésilien – soulève des questions sur l’impartialité du tribunal dans l’affaire en question, et même le spectre d’une jurisprudence autoritaire non responsable.

Néanmoins, l’enquête lancée avec l’opération de mercredi devrait prendre au piège même des membres du Congrès. Carla Zambelli, la membre du Congrès (députée de São Paulo) qui a publiquement blagué à propos des raids de mardi, devra témoigner. Les hommes d’affaires proches de Bolsonaro verront leurs dossiers financiers passés au crible, parmi lesquels Luciano Hang, le propriétaire bavard de dizaines de méga-magasins. Cela pourrait, au final, mettre la campagne électorale de Bolsonaro comme élément de l’enquête: le quotidien Folha de S. Paulo a rapporté il y a près d’un an que des hommes d’affaires ont financé la distribution de contenus, au moins partiellement basés sur des fausses nouvelles, en faveur de la candidature de Bolsonaro par le biais de WhatsApp, un service de messagerie populaire au Brésil.

 Que feront les sommets de l’armée?

La seule grande institution politique conservatrice qui n’ait pas encore pesé sur la récente enquête sur les fausses nouvelles est peut-être l’armée. Des militaires à la retraite ayant des liens avec Bolsonaro – y compris le général d’armée à la retraite qui dirige le ministère de la Défense (Fernando Azevedo e Silva) – ont de temps en temps exprimé publiquement leur colère face à des décisions de Justice qu’ils considèrent comme un coup porté à l’autonomie du président, qu’ils considèrent comme un canal de leur pouvoir. L’une de ces occasions a été le veto de la Cour suprême sur le choix de Bolsonaro à la tête des forces de police.

Pourtant, les militaires, tout comme la Cour suprême elle-même, ont été pris pour cible par la machine d’extrême droite à fabriquer des fausses nouvelles. Chaque fois que des militaires à la retraite de l’administration prenaient des décisions qui semblaient déplaire aux Bolsonaro, des informations erronées à leur sujet se répandaient sur Internet. Il y a donc eu très peu de plaintes de la part des casernes au sujet de l’enquête sur les fausses nouvelles.

Mais si cette enquête commence à atteindre et à menacer l’administration Bolsonaro – que les militaires considèrent comme un moyen pour assurer leur pouvoir – cela changera rapidement. Les choses évoluant aussi rapidement que dans la politique chaotique du Brésil, ce n’est peut-être qu’une question de jours. (Article publié par The Intercept, le 31 mai 2020, traduction rédaction A l’Encontre)

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