Par Eric Nepomuceno, Rio de Janeiro
Celso Campilongo, directeur de la très traditionnelle et centenaire faculté de droit de l’université de São Paulo, était, il y a quelques jours encore, inconnu des milieux juridiques brésiliens. Il s’est fait connaître parce que, à ce titre, il a dû diffuser un long manifeste rédigé conjointement par un large éventail d’avocats, de juristes et de dirigeants politiques, défendant – dans les grandes lignes, sans mentionner aucun nom ni aucun parti – les institutions, à savoir les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, en mettant l’accent sur le système électoral et démocratique né avec la Constitution de 1988.
Celso Campilongo a admis, lors de la diffusion du texte le 26 juillet, qu’il espérait réunir quelque 300 signatures. Une énorme erreur: en 24 heures, les signatures s’élevaient déjà à 100 000. Et le week-end dernier, ils ont déjà dépassé la barre du demi-million [le 1er août, 650 000 signatures étaient réunies].
Aussi vagues que soient les termes – et il convient de le répéter: intentionnellement vagues –, le texte est un coup de poing visant le foie du président d’extrême droite, déséquilibré, Jair Bolsonaro.
Le titre même du document – écrit, selon les commentaires les plus courants, non pas dans le portugais parlé au Brésil, mais dans une langue rare et complexe qualifiée de «juridiqués», en raison de sa tonalité éminemment juridique – est ennuyeusement long: «Lettre aux Brésiliens et Brésiliennes en défense de l’Etat de droit démocratique».
En bref: «Lettre pour la défense de la démocratie», autrement dit contre tout ce que Bolsonaro essaie de faire.
Parmi les signataires, on trouve des banquiers, d’anciens membres de la Cour suprême fédérale, des membres de la puissante Fédération des industries de l’Etat de São Paulo, des intellectuels et des artistes tels que Chico Buarque [chanteur, compositeur très connu] et Caetano Veloso [musicien très populaire], ainsi que d’anciens ministres des gouvernements précédents, des professeurs d’université et des étudiants et, bien sûr, des citoyens.
Il est bien connu que les manifestations de masse par écrit sont loin d’avoir le même effet que les manifestations de rue, qui se limitent pour l’instant, au Brésil, aux partisans de Bolsonaro. Et ce, si l’on peut considérer les défilés de motos avec quatre ou six mille personnes comme des «manifestations de masse». [Le 11 août est organisée une journée nationale de la campagne «Fora Bolsonaro», en défense de la démocratie, et pour des élections libres, pour des droits sociaux, contre la violence, le chômage et la faim. Cette journée nationale, comme dans des expériences passées, peut être l’objet d’attaques de la part des «miliciens» d’extrême droite liés au clan Bolsonaro.]
Cette lettre a eu un effet immédiat et puissant par rapport à la configuration de cette extrême droite bizarre, pathétique et dangereuse.
Tout d’abord, il est apparu que les détenteurs de capitaux, réunis sous le parapluie de la Fédération brésilienne des banques, ne sont plus avec Bolsonaro.
Ensuite, un secteur important de l’agro-industrie a également quitté le navire – non pas pour des raisons idéologiques, et encore moins morales, mais par pur intérêt personnel pour défendre leurs «poches très profondes» [c’est-à-dire leur richesse, leurs actifs].
Et enfin, et peut-être c’est le plus important, il est établi que le soutien des partis politiques de droite à Bolsonaro oscille de plus en plus, non pas au gré du vent, mais des prébendes à négocier dans un climat d’urgence absolue, avant la défaite de Bolsonaro.
Le désespoir du candidat d’extrême droite grandit, son déséquilibre s’accentue, et plus le scénario de sa possible défaite au premier tour se précise, plus les tentatives apparaissent pour le préserver des poursuites de la justice après son expulsion du fauteuil présidentiel.
Ces jours-ci, la mobilisation s’est un peu renforcée afin que le Congrès dominé – ou plutôt : littéralement loué, car au Brésil cette composante politique [le Centraõ] se loue à n’importe qui – par Bolsonaro fasse aboutir un amendement constitutionnel qui assurerait un statut particulier à tous les anciens présidents, en les nommant sénateurs à vie.
Quelque chose de similaire existe au Paraguay, et quelque chose de similaire a été imposé au Chili après la chute du très sanguinaire Augusto Pinochet [ce dernier, après avoir quitté son poste de commandant en chef de l’armée en 1998, sera nommé, malgré diverses procédures contre lui, sénateur à vie, mandat qu’il n’abandonnera qu’en 2002].
Dans le cas du Brésil, cependant, l’opération pourrait se retourner contre l’initiateur.
Sans immunité, Jair Bolsonaro devra faire face à très, très lent Tribunal de Première Instance, qui pourrait lui être favorable. Doté d’une immunité à vie en tant que sénateur, il fera face au Tribunal fédéral suprême, de plus en plus clairement indigné non seulement par ses attaques féroces et quotidiennes contre la démocratie, mais aussi par l’achat qu’il effectue afin d’empêcher que l’une des 147 demandes de destitution ne sorte du tiroir du très corrompu président de la Chambre des députés [depuis le 1er février 2021], Arthur Lira [actuellement membre du parti de droite dit progressiste (PP), après avoir passé dans les rangs de quatre autres partis].
En d’autres termes: si l’avenir de mon pauvre pays continue à devenir de plus en plus nébuleux, celui du pire et du plus immonde président de l’histoire du Brésil devient de plus en plus clair. (Article publié dans le quotidien argentin Página/12, le 31 juillet 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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