Argentine. «Le parti syndical», colonne vertébrale de Macri

Manifestation à Buenos Aires du 29 avril 2016
Manifestation à Buenos Aires du 29 avril 2016

Par Fernando Rosso

«La Chatte Sylvestre, disons le Chat Sylvestre, qui il y a six mois encore baisait les pieds (et d’autres choses encore), de l’ex-présidente [Christina Kirchner], se serait maintenant transformée en «Tigresse Acuña »[1] ! … arrête de nous emmerder», éructait Hugo Moyano, un peu sorti de ses gonds, à l’issue du sommet syndical qui a décidé de n’appeler à aucune action pour contrer le veto du président Maurico Macri à la Loi anti-licenciements. [2]

Par cette manœuvre lamentable, Hugo Moyano (dirigeant d’une des deux CGT) a prétendu déplacer l’axe du débat vers un affrontement médiatique avec le journaliste qui est passé d’une position très favorable au groupe de presse Clarin [3]  – lors du programme «A dos voces» (A deux voix) – à un kirchnérisme explicite, mais non moins partial. Le leader d’un syndicat stratégique, essayait de dissimuler sa dérobade face à une vraie lutte au moyen d’une mise en scène ressortant d’une piètre comédie selon des canons culturels démodés!

Au préalable, et avec beaucoup plus de conviction et de véhémence qu’il n’en avait manifestée dans son obscur discours à l’occasion de la marche syndicale du 29 avril dernier (29A), Antonio Calò (UOM – syndicat de la métallurgie) assurait tout en souriant cyniquement: «Il n’y a aucune décision de grève, il n’y a aucune décision de grève.»

C’est le jeudi 26 mai que le gros de la bureaucratie syndicale argentine a ainsi révélé, une fois de plus, son niveau de décomposition comme organisations du mouvement ouvrier. La caricaturale et honteuse sortie des chefs des deux CGT [4], à la fin de la réunion où il était question de l’Unité, a été une manifestation de la nature réactionnaire de la caste qui occupe les appareils syndicaux.

Monument Chant au Travail: 14 travailleurs tirent un énorme pierre qui symbolise l'effort du travail
Monument Chant au Travail: 14 travailleurs tirent un énorme pierre qui symbolise «l’effort du travail»

En avril 2016, les principaux dirigeants syndicaux sont allés au Congrès (parlement) pour demander aux législateurs une loi contre les licenciements. Peu de temps avant ils avaient réalisé l’importante mobilisation du 29 avril (29A) face au Monument au Chant Travail [à Buenos Aires, monument inauguré en 1927].

Après que cette loi de portée limitée a été approuvée par le législatif et que le président Mauricio Macri a exercé le pouvoir monarchique du veto pour l’annuler, les dirigeants ont partout proclamé qu’ils allaient organiser une journée de Marmites populaires (casseroles) pour que les secteurs qui ont faim puissent manger ce jour-là [5]. Ce serait une plaisanterie comique si elle n’était tragique. De plus, la date de cette manifestation n’a pas encore été fixée. Le rassemblement du 29A en est resté au stade de rituel au cours duquel on brandit le «mouvement ouvrier» comme une marionnette, symbole de menace, pour la dissimuler aussitôt après.

La mobilisation des deux CTA de ce jeudi 2 juin 2016 non seulement a été limitée en matière de mobilisation mais également dans son programme ayant trait aux revendications mises en avant. Comme le reste des directions, celles de la CTA restèrent attentistes et ne parlèrent pas des luttes qui se déroulent actuellement dans la région de la Terre de Feu ou à Santa Cruz.

Le tournant dans la situation politique et ce climat plus «aimable» en faveur du nouveau gouvernement national, comparé aux jours compliqués où il a trébuché avec la Loi contre les licenciements – alors que s’étendait le malaise social à cause de l’augmentation des tarifs des services publics – ne peut se comprendre sans cette décision clef des hiérarques des principaux syndicats stratégiques.

L’autorité et la réussite dont Macri a voulu laisser la marque avec son veto ne peuvent se comprendre sans la couardise opportuniste de la caste syndicale. «Le bonapartisme blanc» du leader de la CEOcratie (CEO : groupe de pression néolibéral) repose sur la génuflexion de ceux qui s’autodésignent «chefs du mouvement ouvrier organisé.»

En Argentine, les syndicats sont les organisations massives les plus importantes de la société civile, avec la particularité qu’ils sont semi-étatisés. Il y a dans le pays 1636 syndicats ayant une reconnaissance juridique et 1623 ayant une simple inscription. Au total cela fait une somme de ni plus ni moins 3259 organisations syndicales de tous les niveaux. Selon des données du Ministère du travail, de 2003 à 2014, plus de 650 organisations se sont formées. Cependant presque tous ces syndicats nouveaux sont locaux, d’entreprise et ayant un faible poids.

«La décennie gagnante» l’a été surtout pour la gérontocratie qui dirige les organisations syndicales et qui a maintenu et fortifié son pouvoir sous la protection de la réglementation et des fonds de l’Etat.

Malgré cela, les chiffres situent l’Argentine parmi les pays ayant le plus grand taux de syndicalisation au monde, avec un pourcentage qui tourne autour de 37% approximativement. Et bien qu’elle n’inclut pas tous les travailleurs – dont le nombre atteignait les 12,4 millions en octobre de l’an dernier, selon l’Indec (Institut de statistiques officiel) – la fraction syndicalisée est très significative: plus de 4 millions se trouvent soumis régime des négociations salariales collectives entre les travailleurs, le patronat et l’Etat.

Dans ce contexte, que le plus grand problème apparent de Mauricio Macri dans la conjoncture actuelle provienne des diatribes bruyantes de «Lilita» Carriò [6] sur l’augmentation des prix – lancées très tôt d’ailleurs durant la campagne électorale – ne peut être possible que parce que le poids mort du «parti syndical» a réduit, de manière méticuleuse, la question sociale ou la question ouvrière à un statut d’inertie.

Le potentiel «contenu» que possède la classe des travailleurs organisée dans le pays est amplement reconnu. Dans un entretien qui sera publié dans le prochain numéro de la revue Ideas de Izquierda (Idées de Gauche), l’intellectuel et essayiste Alejandro Horowicz conclut ainsi sur la situation présente nationale: «En ce moment s’il y avait une grève générale et que le troisième cercle décide d’entrer en action, le gouvernement tombe.» La chute du gouvernement peut relever d’une exagération polémique, mais absolument pas la grave crise dans laquelle il entrerait si ce potentiel social se mettait en mouvement.

Hugo Moyano et le journaliste Gustavo Sylvestre
Hugo Moyano et le journaliste Gustavo Sylvestre

Les directions syndicales ont laissé passer les milliers de licenciements et les attaques contre les salaires face à l’augmentation des tarifs des services publics et l’inflation qui a suivi la dévaluation du peso face au dollar. Jusqu’à maintenant, avec 70% des accords paritaires signés, les augmentations salariales ont oscillé entre 27% et 31% (en étant optimistes et sans tenir compte ses charges sociales), chiffres très éloignés de taux d’inflation dépassant 40%. Un transfert de 8 à 10 points de la poche des travailleurs vers celle des chefs d’entreprise.

L’idéologie péroniste de la caste dirigeante ne peut se comprendre que dans le sens large donné par le sociologue Ricardo Sidicaro au péronisme quand il assurait, il y a quelques années, que le parti fondé par Peròn n’est qu’une «fédération de dirigeants qui ont des souvenirs en commun». L’essence de la (non)-idéologie de la bureaucratie syndicale est déterminée par la défense de ses propres intérêts matériels en échange desquels ils assurent la fonction de garantie de la gouvernabilité. C’est pour cela que leurs convictions de lutte timidement avancées dans la marche du 29A ont fondu de manière directement proportionnelle au flux des fonds que Macri a libérés pour leurs «œuvres sociales» [clientélisme syndical traditionnel]. Syndicats riches et travailleurs pauvres, c’est la maxime qui a régi la pratique des dirigeants syndicaux en temps de crise et qui pourrait synthétiser le programme du «parti semi-étatique» qui gagne son autonomie vis-à-vis des travailleurs, mais non pas vis-à-vis du pouvoir quelle que soit sa coloration. Un conservatisme qu’ils rompent seulement quand ils courent le risque d’être dépassés par la base.

Le cas d’Hugo Moyano est significatif: dans le crépuscule de son cycle de pouvoir, il vit encore sur un certain prestige obtenu pour avoir été celui qui «a lutté contre Menem», bien qu’il soit passé, par la suite, du côté des cercles des gouvernements de Néstor Kirchner (2003 à 2007) et de Cristina Fernandez de Kirchner (2007-2015), jusqu’à ce qu’il soit presque expulsé par le frepasismo (7) enragé qui a caractérisé l’administration de l’ ex-présidente.

Comme il a été dit, «la bureaucratie syndicale constitue un appareil para-étatique qui intervient comme “société civile” quand elle a pour tâche d’endiguer le mouvement et comme Etat (bande para-étatique) quand elle doit appuyer la répression».

Les insultes provenant aujourd’hui de fidèles du kirchnérisme envers «les traitres» oublient que c’est sous l’administration antérieure que fut assuré le maintien intact du pouvoir des traîtres: « la trahison » a été établie au siège de l’UPCN (syndicat des fonctionnaires nationaux) qui avec le SUTERH (syndicat des employés des édifices publics et privés) a été les piliers des unités de base du Front pour la Victoire (la coalition électorale péroniste du kirchnérisme) dans la ville de Buenos Aires. Antonio Calò, Ricardo Pignanelli (SMATA syndicat des transports routiers) et jusqu’à Andrés Rodriguez, le « Centaure » (UPCN – syndicat de l’administration publique) figuraient comme «los muchachos» (les gars) choyés durant les années du kirchnérisme.

L’inaction face au veto à la Loi anti licenciements et la politique d’austérité en cours se pose comme le premier acte de participation sous l’ère Macri. La bureaucratie s’affirme comme colonne vertébrale de la gouvernabilité de Cambiemos (coalition électorale de Macri) qui avance avec son néolibéralisme. Un fait d’importance politique nationale et un évènement dont on peut tirer une conclusion: il faut récupérer les syndicats pour les travailleurs. (Article publié dans La Izquierda Diario, Buenos Aires, 3 juin 2016 ; traduction A l’Encontre)

____

[1] A l’issue de la réunion qui réunissait les différentes centrales syndicales, le dirigeant syndical de l’ une des deux CGT, Hugo Moyano, leader du syndicat des chauffeurs routiers, a répondu par une grossière allusion sexiste aux questions pressantes sur la grève générale contre le gouvernement Macri du journaliste Gustavo Sylvestre dont le pseudonyme est Gato Sylvestre (allusion au célèbre chat héros de dessin animé) en le féminisant. «La tigresse Acuña» est le surnom d’une célèbre championne mondiale de boxe argentine. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Le jeudi 19 mai, l’opposition au gouvernement de Mauricio Macri a réussi à faire adopter une loi anti-licenciements. Ce texte s’est heurté au veto présidentiel. Depuis l’arrivée au pouvoir de Macri les subventions au prix de l’eau, de l’électricité, du gaz ont été réduites drastiquement ; l’inflation a dépassé 40% et le nombre de salariés licenciés, dans le privé et le public, est estimé à plus de 150’000 par les centrales syndicales. (Rédaction A l’Encontre)

[3] Le groupe de médias Clarin était dans l’opposition aux gouvernements liés aux Kirchner – Nestor, puis sa femme Cristina – et a joué un rôle dans la victoire électorale de l’actuel président de l’Argentine, le conservateur libéral Mauricio Macri. (Rédaction A l’Encontre)

[4] La Confédération Générale du Travail fondée en 1930 est l’organisation syndicale historique en Argentine. Jusqu’au début des années 1940, elle a eu une majorité socialiste, syndicaliste révolutionnaire. Depuis 1943, sa majorité est péroniste. Elle s’est divisée en deux CGT au début des années 2000. Elles sont actuellement en pourparlers pour se réunifier. La CTA est une «nouvelle» centrale qui a scissionné avec la CGT en 1991 en désaccord avec la dépendance de la CGT vis-à-vis du gouvernement péroniste de Menem. Elle est elle-même divisée en deux CTA. (Rédaction A l’Encontre)

[5] Selon une récente étude de l’Université catholique la pauvreté touche 34,5% de la population et l’UNICEF compte plus de 4 millions d’enfants plongés dans la pauvreté extrême. (Rédaction A l’Encontre)

[6] Elisa Carrio dit «Lilita», avocate et politique du centre, fait partie de la coalition du président Macri, Cambiemos, mais a continué de critiquer la brutalité de l’augmentation des tarifs des services publics. (Rédaction A l’Encontre)

[7] Allusion au Frepaso courant de centre gauche s’étant opposé au sein de la mouvance péroniste à Carlos Menem. (Rédaction A l’Encontre)

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