Par Pablo Stefanoni
Le virement de Javier Milei vers la coalition de centre-droit Juntos por el Cambio (JxC) a déplacé les plaques tectoniques du bloc non (ou anti) péroniste de la politique argentine. Quelques heures après l’entrée en lice de Javier Milei, la candidate de JxC, Patricia Bullrich, et l’ancien président Mauricio Macri (2015-2019) ont tous deux apporté leur soutien au libertarien Milei et ont tenté de s’assurer que les votes de Patricia Bullrich au premier tour (près de 24%) seraient transférés le 19 novembre en direction de La Libertad Avanza (LLA – avec ses deux candidats, Milei et la vice-présidente Victoria Villarruel) et leur permettraient de battre le péroniste Sergio Massa [ministre de l’Economie du gouvernement Alberto Fernandez depuis août 2022]. Le soutien sans consultation préalable de Macri à Milei, aligné sur l’extrême droite internationale (Vox, Jair Bolsonaro, Donald Trump) a placé JxC face à une scission de facto. Une grande partie du principal partenaire du Macrismo, l’Union civique radicale (UCR), parti historique, refuse ce soutien, tout comme le secteur dirigé par le maire sortant de Buenos Aires Horacio Rodríguez Larreta [qui a réuni 11,9% des voix lors du PASO du 13 août, en deuxième position derrière Bullrich, qui a réuni 23,81% des voix lors du premier tour du 22 octobre]. Plusieurs de ses dirigeants ont opté pour le vote blanc et d’autres ont choisi directement Sergio Massa.
Le nouveau parrainage de Macri en faveur de Milei, un candidat totalement dépourvu de structures et d’équipes, vise à lui «ravir» de facto le gouvernement et, ainsi, à gagner politiquement ce que son secteur politique n’a pas gagné dans les urnes. Toutefois, avec cette démarche, Macri expose son propre capital politique dans une aventure incertaine: un gouvernement Milei, s’il devient président, serait une sorte de saut dans le vide.
L’image même utilisée par Macri pour le soutenir n’est pas vraiment rassurante: «Vous êtes dans une voiture à 100 [km/h], vous allez percuter un mur et vous savez que vous allez vous tuer. Alors vous sautez de la voiture, allez-vous survivre? Je ne sais pas, mais au moins vous avez une chance.» Pour Macri, le mur, c’est Massa; sauter de la voiture, c’est Milei. Et à la lumière des sondages, qui prévoient un résultat très équilibré avec un léger avantage pour Milei, la plupart des électeurs et électrices qui ont voté pour Bullrich le 22 octobre ont décidé de faire leur l’analogie et de sauter de la voiture. Le «pacte d’Acassuso», scellé dans la maison de Macri [à Acassuso à la périphérie de Buenos Aires], semble fonctionner. En tout cas, personne n’a été surpris: après son départ du gouvernement, Macri s’est reproché d’avoir été trop «gradualiste» (modéré) et a pris un net virage à droite. Comme sous d’autres latitudes, on observe des convergences entre l’extrême droite – qui a du mal à remporter de larges victoires électorales – et des secteurs de la droite traditionnelle.
Mais cet accord a transformé le projet de Milei. La «rébellion de droite» – exprimée dans son rejet de la «caste» politique et sa revendication que «tous dégagent» – s’est transformée en une sorte de Macrismo 2.0 qui se traduit dans le slogan «kirchnerisme ou liberté». Le discours utilisé dans la campagne de Patricia Bullrich, qui appelait à mettre fin «pour toujours» au kirchnerisme, a été remplacé par le récit anti-caste. En même temps, Milei cherche à se distancier de ses positions les plus radicales – commerce d’organes humains, liberté de port d’armes et autres lubies anarcho-capitalistes – bien qu’il insiste sur le fait qu’il fermera la Banque centrale (BCRA-Banco Central de la República Argentina), qu’il a proposé à plusieurs reprises de dynamiter.
Milei a importé en Argentine le paléolibéralisme américain de Murray Rothbard [1926-1995, issu de l’Ecole autrichienne d’économie], mais l’adaptation à l’écosystème local n’a pas été facile. Vers la fin de sa vie, Rothbard [en 1976 il a fondé le Center for Libertarian Studies, puis en 1982 l’Institut Ludwig von Mises] a proposé une alliance des libertariens avec la «vieille droite» américaine, y compris les groupes suprématistes blancs opposés au pouvoir fédéral. Il a appelé cette alliance le «paléolibéralisme». Le libertarien new-yorkais [de 1963 à 1985 il enseigna à l’Université polytechnique de New York] estimait que le parti libertarien, qu’il avait lui-même contribué à fonder, était devenu un foyer de hippies hostiles à l’autorité. Rothbard n’était pas opposé à l’autorité en soi, mais à l’autorité de l’Etat. Dans sa période «paléo», il est allé jusqu’à promouvoir des alliances avec la droite religieuse, sur la base de l’autonomie de chaque Etat ou collectivité. Bien que favorable au droit à l’avortement, il soutenait que chaque gouvernement local avait le droit de l’autoriser ou de l’interdire et que – sur cette base d’«autonomie» ayant trait à n’importe quel aspect de la vie sociale – les libertariens pouvaient élargir leurs alliances (si une collectivité ne voulait pas de Noirs, par exemple, elle avait le droit de les ségréger également).
Son article de 1992 intitulé «Right-wing populism: a strategy for the paleo movement» (Populisme de droite: une stratégie pour le mouvement paléo) était tout à fait prophétique. Rothbard a vu très tôt la rébellion populaire au sein du Parti républicain qui allait donner naissance d’abord au Tea Party [il émerge dans le contexte de la crise de 2008-2010 et influencera l’orientation du Parti républicain], puis au trumpisme.
Dans un pays dépourvu des traditions d’«autonomie de la droite» [d’opposition au pouvoir fédéral central] qui existent aux Etats-Unis – où pullulent divers groupes anti-Washington, souvent armés – Milei a combiné l’Ecole autrichienne dans sa version la plus radicale (l’anarcho-capitaliste) avec des éléments de la droite alternative mondiale [alt-right: extrême droite aux Etats-Unis, dont une des figures est Steve Bannon], tout cela dans une version non digérée.
L’économiste Milei a ensuite constitué une alliance entre le libertarianisme de droite et le nationalisme réactionnaire, incarné par Victoria Villarruel. La candidate à la vice-présidence a des liens avec d’anciens militaires proches de la dictature [1976-1983] et avec des groupes catholiques d’extrême droite. En même temps, elle se présente comme une «femme conservatrice», admiratrice de l’Italienne Giorgia Meloni, avec un discours bien articulé et une très bonne capacité de polémiste. Militante de la «mémoire complète» des années 1970, elle répète le discours, déjà répété par les responsables de la répression, selon lequel il y a eu des excès et non un plan systématique de terrorisme d’Etat, comme l’a déjà jugé la justice argentine. Alors que Milei, en tant que rothbardien, devrait s’y opposer, il prône le retour du service militaire obligatoire et l’augmentation du budget de l’armée. Il s’agit d’une alliance idéologiquement instable, mais cohérente avec les regroupements actuels de l’extrême droite. A Buenos Aires, où il s’est rendu pour soutenir Milei, l’un des envoyés du parti espagnol d’extrême droite Vox, Hermann Tertsch [député européen de Vox, coprésident du groupe des Conservateurs et réformistes européens au Parlement européen], national-catholique et post-franquiste, a expliqué que si Vox n’est pas libertarien, ce parti a suffisamment de points communs avec le candidat argentin pour l’intégrer à son front international anti-progressiste.
Milei a une vision de la démocratie qui reprend les concepts des libertariens déçus de la Silicon Valley. Par exemple, les soi-disant néo-réactionnaires encouragent directement la dissociation de la liberté et de la démocratie. Ce n’est pas un hasard si Milei parle sans cesse de liberté, mais jamais de démocratie. Ce n’est pas non plus un hasard s’il considère l’Etat démocratique comme un «pédophile dans un jardin d’enfants», alors que l’Etat dictatorial des années 1970 – qui tuait et violait au sens littéral – n’aurait commis que des excès. Comme l’a récemment rappelé Enzo Traverso à propos d’une autre question, la «démocratie n’est pas seulement un système de lois et un dispositif institutionnel mais aussi une culture, une mémoire et un ensemble d’expériences» [Mediapart, 5 novembre 2023]. Milei – et plus encore Villarruel – est étranger à la culture, à la mémoire et à l’ensemble des expériences qui ont marqué – non sans problèmes – la transition de l’Argentine vers la démocratie, au moment même où le 40e anniversaire de son «retour» est honoré [fin de la dictature et élection de Raul Alfonsin en décembre 1983, figure de l’Union civique radicale].
Le problème de Milei est que son paléo-anarcho-capitalisme – bien qu’il se rattache à certaines sensibilités actuelles, comme en témoignent ses ancrages dans un secteur de la jeunesse, même dans les secteurs populaires – reste dans une large mesure une «idée décalée», même au sein de son propre mouvement. La société argentine, malgré son côté anticonformiste, conjugue le vote libertarien avec l’existence de la forte légitimité de réformes plus ou moins récentes telles que le mariage pour tous ou la légalisation du droit à l’avortement [Milei se prononce contre ce droit]. Il existe également un consensus sur le système de santé publique et de l’éducation, malgré leur forte dégradation. Le mouvement des femmes est très dynamique actuellement, et nous savons déjà qu’il a été dans plusieurs pays l’une des principales digues contre la droite réactionnaire et ses «guerres culturelles» (par exemple au Brésil, en Pologne).
La formation politique de Milei elle-même est assez chaotique – pleine de micro-entreprises politiques locales, d’opportunistes et de libertariens de dernière minute – avec plusieurs parlementaires élus qui menacent de quitter ce courant, ce qui pourrait anticiper une dissolution de Libertad Avanza si Milei perd le second tour. Et en cas de victoire s’ouvre un scénario incertain, sans précédent.
L’avantage de Milei à l’approche du 19 novembre est qu’il a déjà neutralisé les fuites de vidéos – généralement antérieures à sa candidature – explicitant des prises de position extravagantes pour un candidat à la présidence, comme lorsqu’il disait préférer la mafia à l’Etat, insultait le Pape François favorable à la justice sociale, ou affirmait que son héros était Al Capone. Aujourd’hui, sa stratégie, pour autant qu’il puisse la gérer, est de paraître calme et de faire passer la «violence» du côté du kirchnerisme et de Sergio Massa, ce candidat centriste et pragmatique qui porte le poids d’avoir été ministre de l’Economie d’un pays avec 140% d’inflation d’une année sur l’autre; sans mentionner son alliance avec Cristina Fernández de Kirchner, qui, bien qu’elle conserve une popularité non négligeable, suscite des rejets aussi passionnés que le sont ses partisans.
Milei peut-il être un candidat, et éventuellement un président «normal» ? L’état psychique du candidat et l’excentricité de ses idées tirent la sonnette d’alarme mais alimentent en même temps une certaine morbidité sociale qui veut que tout finisse par exploser, comme une contrepartie, sinon matérielle du moins psychologique, face à la crise chronique dans laquelle se trouve le pays. Une sorte de saut à l’élastique politique. (Article publié sur le site de la revue Nueva Sociedad de novembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
Pablo Stefanoni est rédacteur en chef de la revue Nueva Sociedad.
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