Par Felipe Yapur
A sept heures du matin, un cycliste roulait à contresens sur la voie dédiée aux bus sur l’avenue 9 de Julio. Il n’y avait pas de danger car il n’y avait pas âme qui vive. Les gares de Retiro et de Constitución sont fermées et quelques personnes marchent à la recherche d’un moyen de transport. Cela fait sept heures qu’a commencé la grève nationale décrétée par la CGT et les deux CTA (Central de Trabajadores de la Argentina Autónoma et Central de Trabajadores de la Argentina de los Trabajadores – CTA-A et CTA-T). Or les confédérations syndicales ont déjà confirmé ce qu’elles avaient prédit: «C’est la grève énorme [un parazo].» Au siège de la CGT, des communiqués arrivaient des différents bureaux régionaux, faisant état de l’ampleur de la mobilisation dans les différentes provinces. La moyenne se situe entre 80 et 90% de soutien.
Le gouvernement de Javier Milei a tenté en vain de faire valoir les arguments éculés selon lesquels les syndicats empêchaient les personnes qui n’adhéraient pas à la grève de se rendre sur leur lieu de travail, les millions que le pays perdait, les actes de violence ou l’utilisation de clous «migueletes» [clous multipointes], comme l’a dit la ministre de la Sécurité Patricia Bullrich. Mais rien de ce qu’ils ont affirmé n’a suffi à diminuer la force de la grève. «La grève leur a fait mal», a déclaré le membre du triumvirat syndical et dirigeant de la fédération des camionneurs Pablo Moyano. Il a averti que si Milei maintient son plan d’ajustement, la centrale syndicale des travailleurs maintiendra le plan de lutte. Héctor Daer, l’autre triumvir [dirigeant de la fédération des travailleurs de la santé FATSA], a demandé au gouvernement de «prendre note» du message envoyé par les travailleurs et travailleuses organisés et de «réexaminer sa politique d’ajustement qui nous mène à l’extrême». C’est la deuxième grève nationale en cinq mois [après celle du 24 janvier] du gouvernement libertarien qui applique un ajustement féroce qui vide les poches et affaiblit la structure de l’Etat. Tout indique que ce ne sera pas la dernière action directe.
La grève a eu un impact sur la Casa Rosada [résidence de la présidence]. Le premier signe a été donné par Patricia Bullrich lorsqu’elle a déclaré quelques jours auparavant que le protocole anti-piqueteros [piquet de lutte bloquant les rues] allait être appliqué à une grève qui n’incluait pas un tel type d’action. Ce jeudi matin, elle a organisé une conférence de presse chaotique dans la gare vide de la Constitución. Elle s’est contentée de bafouiller qu’il s’agissait d’une «grève de la faiblesse». Le président Javier Milei, quant à lui, a profité de son jour de congé pour chercher les significations du mot «grève» dans un dictionnaire et les commenter sur le réseau social X.
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Au petit matin, les rues et avenues de Buenos Aires ressemblaient à une carte postale de l’époque de la pandémie où très peu de gens sortaient dans les rues. Le silence était un dénominateur commun dans les artères de plusieurs villes du pays. Les dirigeants cégétistes ont pu le constater dans les rues de Buenos Aires, mais ils ont également reçu des photos des bureaux régionaux de la CGT montrant l’impact de la grève dans les provinces. Dans les usines automobiles, pas un écrou n’a été serré. Tout était calme.
Dans la ville de Cordoba, capitale d’une province où le président a remporté le scrutin présidentiel, la grève a été suivie. Une station de radio devant le siège de la CGT locale a exhorté les gens à respecter la grève et a averti que «le pays n’est pas à vendre». Un rassemblement a s’est déroulé dans l’une des principales rues de la capitale, où l’on pouvait voir des banques et des bureaux publics fermés avec des affiches appelant à la grève, qui avait déjà débuté.
A Tucumán, la grève a également eu un fort impact. Même le gouverneur Osvaldo Jaldo, péroniste mais de plus en plus identifié aux libertariens, a déclaré que, bien que la grève soit d’ordre légal et constitutionnel, «je ne suis pas du tout d’accord». Il a ajouté qu’«aujourd’hui, ils s’arrêtent de travailler pour continuer à dormir, et ce n’est pas en dormant que nous allons faire avancer l’Argentine.»
Le Secrétariat de la CGT, dirigé par le métallurgiste Abel Furlan [nouveau secrétaire de l’UOM-Unión Obrera Metalúrgica] et qui coordonne le travail avec les sections régionales de la fédération, a reçu des messages indiquant que dans des provinces comme Santiago del Estero, Santa Fe, Entre Ríos, Catamarca et de nombreuses autres dans le sud, comme Río Negro, la grève a été massive. «C’est une démonstration que le mouvement ouvrier uni ne sera jamais vaincu», a-t-il répété.
A CABA (Ciudad Autónoma de Buenos Aires), des bus du groupe DOTA [société anonyme de transports en commun] ont circulé. Pas tous. Le groupe, qui contrôle un bon nombre de lignes entre la banlieue et la ville de Buenos Aires, a fait pression sur ses chauffeurs pour qu’ils prennent le service. Ils ont fait valoir que le DNU 70/2023 [Bases para la reconstruccion de la economia] leur permettait d’opérer comme s’il s’agissait d’un service essentiel. Toutefois, la Justice du travail les a avertis, par le biais d’une décision, que le volet concernant le travail du préjudiciable DNU est suspendu suite à plusieurs directives accordées aux syndicats qui ont comparu devant le Tribunal du travail. En tout état de cause, les bus qui ont circulé étaient soit vides, soit avec très peu de passagers. Un autre signe du succès de la grève.
Les centrales syndicales
«La grève a été massive dans toutes les provinces», a déclaré le dirigeant de la CTA de Trabajadores, Hugo Yasky, qui, avec le secrétaire à la communication de l’organisation, Enrique Rositto, a déclaré dans un communiqué que «cette journée de lutte, menée par le mouvement syndical argentin, condamne les politiques d’ajustement du gouvernement de Milei. Nous exigeons la fin de l’asphyxie des ressources de nos provinces et la restitution des fonds réclamés par l’Université. Nous exigeons également la restitution de la Prime à l’Enseignement, la réintégration des personnes licenciées dans le secteur public et la non-privatisation d’Aerolíneas Argentinas et d’autres entreprises publiques.»
Hugo «Cachorro» Godoy, chef de la CTA Autónoma, a, quant à lui, appelé à «approfondir le plan de lutte». Il a déclaré que le gouvernement devait être vaincu et que cet objectif pouvait être atteint en l’empêchant de gouverner par décret. «Nous devons l’obliger à respecter la démocratie et la Constitution et l’empêcher de continuer à la réformer par décret. Cela exige de la constance et de la continuité dans la tâche de construction de l’unité des secteurs populaires.»
Vers 16 heures, les membres de la direction de la CGT, avec les triumvirs Daer, Moyano et Carlos Acuña [Sindicato de Trabajadores de Estaciones de Servicios], ont donné une longue conférence de presse dans la salle Felipe Vallese. A son tour, Daer a remercié les travailleurs et travailleuses de tout le pays pour leur soutien indéfectible. Il a souligné la force de la grève et a conseillé deux choses au gouvernement: prendre note de l’ampleur de la grève et «reconfigurer sa politique d’ajustement, qui nous conduit à des extrêmes». Il n’a pas expliqué le sens des extrêmes, mais on peut considérer qu’il fait référence à un approfondissement des actions de lutte que la CGT a menées et soutenues. Les raisons pour cela ne manquent pas.
Le triumvirat a justifié la mobilisation suite à l’ajustement structurel mis en œuvre par le gouvernement qui «a frappé les retraités et les plus vulnérables, parce que les plans sociaux ont été coupés. Non seulement les cantines ont vu leur approvisionnement réduit, mais leurs travailleurs se sont vu retirer [fin février 2024] l’appui du programme Potenciar Trabajo [mesures devant assurer une aide sociale et un retour à l’emploi]. Le gouvernement a suspendu 1100 travaux d’infrastructure urbaine qui étaient réalisés par des coopératives, ce qui a laissé tous ces gens dans la rue.»
«Si la grève avait été un échec comme l’a dit le ministre de l’Intérieur [Guillermo Francos], ils n’auraient pas eu besoin de réagir», a déclaré Moyano, qui a affirmé qu’il y aura «une conflictualité plus grande» si le gouvernement ne change pas de politique. Andrés Rodríguez, chef du syndicat d’Etat UPCN (Unión del Personal Civil de la Nación), a également pris la parole et a averti que «s’il n’y a pas de changement, nous continuerons à engager des mesures de lutte».
Ainsi, Moyano, Rodríguez, Godoy, Yasky et Daer, à des moments et en des lieux différents, ont averti que les mesures de lutte ne s’arrêteraient pas. Ils se sont tous accordés sur la défense des travailleurs, sur le rejet des privatisations et contre le démantèlement de l’Etat. Une énumération de faits que favorise le projet de Ley Bases y Fiscal que le Sénat est en train de débattre. C’est sur cette base que prend de la vigueur la possibilité d’une nouvelle mobilisation le jour où la Chambre haute débattra de ces projets de loi, qui transformeront l’Argentine en un véritable cauchemar. (Article publié par Pagina 12 – d’orientation péroniste – le 10 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
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Après le 9 mai, il faut préparer, à la base, une grève d’ampleur pour bloquer la Ley Bases, lors de son vote au Sénat
Par La Izqzuierda Diario
La direction de la CGT a confirmé que sa stratégie était de mener une grève ponctuelle contre le plan de guerre du gouvernement lancé contre la classe ouvrière. Mais la grève a eu une très grande ampleur et il faut donc continuer. Il est nécessaire d’imposer par le bas une grève active avec une mobilisation massive lors du vote de la Ley Bases par le Sénat. Cela fait partie de la préparation d’une grève générale, l’outil dont nous avons besoin pour liquider l’ensemble du plan d’austérité de Milei, du FMI et des grands patrons.
Lors de la conférence de presse qu’ils ont tenue, ce jeudi après-midi 9 mai, les dirigeants de la CGT ont confirmé qu’ils essaieraient d’utiliser la grande grève nationale comme moyen de pression sur le gouvernement. Malgré l’ampleur et la force de la grève, Héctor Daer, Pablo Moyano et d’autres dirigeants de la confédération syndicale ont affirmé que leur objectif était d’obtenir des changements dans la politique économique du gouvernement.
D’emblée, Héctor Daer a souligné que la grève était une mesure «contre la politique» du gouvernement. Tout en dénonçant certains des aspects les plus anti-ouvriers de la Ley Bases – actuellement en discussion au Sénat – il a insisté sur la nécessité pour le gouvernement de «prendre acte» du mécontentement social croissant.
Dans le même ordre d’idées, Pablo Moyano et d’autres leaders qui ont pris la parole ont fait référence aux négociations qui se déroulent au Sénat sur la Ley Bases. Daer est même allé jusqu’à parler de la nécessité de «sensibiliser» à propos des effets de la Ley. Fait-il allusion à la «conscientisation» des sénateurs radicaux [membres de l’UCR-Union civique radicale] et pro-Macri? Ou alors des sénateurs libertariens? Ou encore des sénateurs péronistes qui soutiennent les mesures d’austérité de Milei?
Daer a insisté en soulignant que le succès de la grève «n’est pas une fin en soi. C’est un signal d’alarme pour les autorités, qui doivent trouver un moyen de corriger les dégâts sociaux qu’elles sont en train de provoquer avec les mesures qu’elles prennent.» A son tour, Moyano a affirmé que «le peuple a jugé le gouvernement par le biais de la grève à l’échelle nationale. Son mécontentement est de plus en plus grand. La journée d’aujourd’hui a été un signe clair de ras-le-bol. Beaucoup de ceux qui ont fait grève ont pourtant voté pour ces gens. Le gouvernement doit en prendre acte. S’il confirme son cap politique, la CGT confirmera l’orientation de son plan de lutte.»
Or, le gouvernement a confirmé le cours de l’ajustement et la CGT y répond par un appel à la négociation. Les directions syndicales réagissent par une mesure isolée, sans continuité, à ce qui est un véritable plan de guerre contre les travailleurs et travailleuses. Un plan qui dure depuis des mois. Les dirigeants syndicaux répètent la stratégie du 24 janvier: une mesure forte dans le seul but d’essayer d’amener Milei et les grands patrons à la table des négociations. Mais «négocier» signifie accepter une partie du plan de guerre de Milei contre la classe ouvrière. Cela signifie continuer à renoncer à des acquis et à des droits.
Ce 9 mai, la grève a été beaucoup plus forte, touchant des branches et des secteurs plus larges. Elle a également bénéficié de la sympathie de certains secteurs des commerçants et des classes moyennes. En même temps, elle s’est déroulée dans un contexte de crise sociale plus grave, où le mécontentement à l’égard du gouvernement s’accroît. [Au cours de la période décembre 2023 à mars 2024, la perte salariale étant donné l’inflation s’élève à 16,9% pour ce qui est des 10 millions de travailleurs stables, formels, des secteurs public et privé, ce qui s’ajoute au recul de l’année 2023.]
La politique des directions syndicales est déjà inefficace. Ainsi, le mardi 7 mai, le gouvernement s’est employé à attaquer les travailleurs et travailleuses qui feraient grève. Il a organisé une campagne dans les médias, diabolisant ceux qui rejoindraient le mouvement de grève. Cela n’a pas empêché la grève d’être très suivie, comme l’ont montré les images provenant de tout le pays.
La réalité a montré qu’il existe une force énorme pour faire échouer la politique d’ajustement. Après la grande manifestation universitaire du 23 avril [voir l’article publié sur ce site le 24 avril], cette grande grève 9 mai s’est déroulée. L’opposition et le rejet des politiques du gouvernement Milei ne cessent de croître. Ce que nous devons faire, c’est la renforcer, et non la limiter comme le font les dirigeants syndicaux péronistes.
Nous devons commencer à nous préparer dès maintenant à la lutte à l’occasion du débat et du vote sur la Ley Bases au Sénat. Ce jour-là, nous devons réaliser une nouvelle grève générale, une grève active avec une mobilisation massive. Nous devons être des centaines de milliers à entourer le Congrès pour faire capoter cette loi désastreuse. Aucune négociation n’est possible. Aucun changement progressif ne peut y être apporté. C’est une loi contre les travailleurs. C’est pourquoi elle doit être invalidée.
Mais cela doit être imposé aux directions syndicales. La colère et la volonté de se battre qui se sont manifestées ce jeudi 9 mai doivent être transformées en organisation et en lutte. Il s’agit de promouvoir des assemblées sur tous les lieux de travail et dans tous les quartiers, pour préparer la lutte contre la loi lors de son débat au Sénat. En même temps, il est également nécessaire de promouvoir la discussion sur chaque lieu de travail. Aujourd’hui, une pétition circule déjà pour appeler à la grève et à la mobilisation ce jour-là. En organisant la colère depuis le bas, démocratiquement, il est possible d’imposer à la CGT et aux deux CTA une lutte sérieuse contre les mesures d’austérité.
Nous devons préparer la grève générale. Une grève générale qui peut paralyser tout le pays jusqu’à ce qu’elle liquide tout le plan de Milei, des grands patrons et du FMI. Cette force s’est manifestée ce jeudi. Elle peut gagner. (Article paru sur le site La Izqzuierda Diario – organe du PTS en el Frente de Izquierdia – le 10 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
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