Amérique du Sud. Le géant brésilien du BTP – Odebrecht – s’offre les gouvernants d’un continent…

Par Pablo Pozzolo

Les manifestant·e·s, comme symbole, avaient choisi un rat avec la poitrine ornée d’une bande présidentielle. L’animal (une poupée géante) sautait à mesure que les gens la frappaient. «Les présidents corrompus en prison!» hurlaient les manifestants réunis à Lima (Pérou) le samedi 18 février. Ils étaient des milliers, convoqués par des organisations de gauche, des mouvements sociaux, des syndicats et des groupes d’étudiants.

Ce qui a motivé la Marche anti-corruption qui a parcouru le centre de la capitale péruvienne pour aboutir au Palais de la Justice, était le «méga-scandale Odebrecht». Le Pérou est – après le Brésil, où tout cela a commencé, avant de toucher également le Venezuela et la République Dominicaine – l’un des pays latino-américains où l’entreprise de construction brésilienne est allée le plus loin dans le versement de pots-de-vin à des dirigeants politiques de divers partis, dans le but d’obtenir des marchés publics pour des travaux de construction. C’est également au Pérou que le scandale a eu le plus de conséquences sur le plan politique.

On ne sait pas exactement combien de dizaines de millions de dollars la «trans-latine» brésilienne du BTP a versé dans ce pays andin, mais on sait que sous l’administration d’Alejandro Toledo [président de juillet 2001 à juillet 2006, après la destitution d’Alberti Fujimori; il se présenta sous la bannière du parti Péru Posible] ce sont au moins 20 millions qui ont été payés. Odebrecht a également payé de généreux pots-de-vin pendant le gouvernement d’Ollanta Humala [ancien militaire, président de 2011 à 2016 à la tête d’une coalition Gana Péru, soutenu par le très néolibéral Mario Vargas Llosa], et peut-être pendant celui d’Alan Garcia [président de 2006 à 2011; et déjà de 1985 à 1990].

Le bureau du procureur général du Pérou a émis un mandat international d’arrêt contre Toledo. On suppose qu’il se trouve à San Francisco, aux Etats-Unis, où il a une résidence. L’actuel président du Pérou, Pedro Pablo Kuczynski, qui était ministre de l’Economie et présidait le Conseil des ministres pendant le gouvernement de Toledo, a dit tout ignorer des pots-de-vin. Mais lors de la marche du samedi 18 février, les manifestants qui frappaient le rat criaient son nom parmi ceux d’autres politiciens corrompus qu’ils voulaient envoyer en prison.

Interrogés par des journalistes des médias péruviens, des manifestants ont rappelé que le Conseil des ministres présidé par l’actuel chef de l’Etat est celui qui a approuvé la concession à Odebrecht pour la construction d’une route, malgré les avis contraires des inspecteurs des finances de l’Etat.

Au cours de la manifestation, l’un des présidents les plus conspués était Alan Garcia. L’ex-dirigeant de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA) est rentré au Pérou la semaine passée en tant que témoin dans le procès Odebrecht. Un de ses vice-ministres est accusé d’avoir reçu des pots-de-vin de la compagnie brésilienne pour la construction d’une ligne de métro dans la capitale. L’enquête porte également sur la concession d’un gazoduc de la même entreprise, un ouvrage qui a été entamé pendant sa gestion et terminée sous celle d’Ollanta Humala. Garcia dit aussi qu’il n’a rien eu à voir avec l’affaire, mais le bureau du procureur ne le croit pas. Humala a lui aussi – un jour après Garcia – nié toute implication dans l’affaire des pots-de-vin versés par Odebrecht pour la construction du gazoduc, mais l’enquête du parquet porte aussi sur son épouse, Nadine Heredia, pour cette affaire. Il existe des indices qui laissent penser que Odebrecht a versé 3 millions de dollars à la campagne de cet ex-président qui a commencé par flirter avec la gauche et qui a fini par gouverner avec et pour les entrepreneurs.

Le vendredi 17 février, la Direction générale des douanes et de l’administration fiscale a décidé de saisir quelque 80 millions de dollars d’Odebrecht et de sept autres entreprises brésiliennes (parmi lesquelles les entreprises de construction Camargo, Correa et OAS). On leur a gelé leurs comptes bancaires, leurs biens immobiliers et leurs véhicules.

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Outre le Pérou, Antigua, la Barbade. l’Argentine, le Chili, la Colombie, l’Equateur, le Salvador, le Guatemala, le Mexique, le Mozambique, le Panama, le Portugal, la République Dominicaine et le Venezuela ont également des connexions avec Odebrecht. Et, bien entendu, le Brésil, où a été dévoilé le scandale, en 2014, suite à l’opération Lava Jato (Lavage expess). L’enquête a révélé un gigantesque réseau de blanchiment d’argent impliquant l’entreprise étatique Petrobras et les principales entreprises sous-traitantes de travaux du pays, dont Odebrecht.

Des délégués des parquets des 15 pays concernés se sont réunis la semaine passée à huis clos à Brasilia pour «mettre au point l’enquête régionale sur l’affaire». Selon le Département de la justice des Etats-Unis, Odebrecht aurait versé dans ces 15 pays au moins 788 millions de dollars en pots-de-vin entre 2001 et 2016. Au mois de décembre 2016, le parquet états-unien a ouvert une enquête sur l’entreprise brésilienne en application de l’accord sur les pratiques corrompues à l’étranger, qui permet de sanctionner des entreprises qui opèrent dans le pays et qui auraient commis des délits en dehors des frontières. Odebrecht a admis les faits et a été condamné à verser 3500 millions de dollars aux Etats-Unis.

Marcelo Odebrecht… encore menaçant, en juin 2015

Grâce au système de délations récompensées – instauré par la justice brésilienne réduisant les peines de ceux qui collaborent à l’élucidation de délits de ce genre – 77 cadres supérieurs d’Odebrecht (en commençant par son ex-président et propriétaire, Marcelo Odebrecht, condamné, en principe, à 19 ans de prison) et d’autres entreprises ont tout déballé. Au Brésil l’affaire a éclaboussé des politiciens et des gouverneurs de presque tous les partis, surtout le Parti progressiste, mais aussi le PT (Parti des travailleurs), le PSdB (Parti de la social-démocratie brésilienne) et le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien).

En Colombie, aussi bien l’actuel président, Juan Manuel Santos, que son prédécesseur d’extrême droite, Alvaro Uribe, sont éclaboussés. Odebrecht aurait contribué avec un million de dollars à la campagne du premier, et un vice-ministre d’Uribe est en prison, accusé d’avoir reçu des pots-de-vin de l’entreprise brésilienne. Oscar Ivan Zuluaga, candidat du Centre démocratique (d’Uribe) lors des dernières élections présidentielles aurait également été mentionné par Marcelo Odebrecht parmi les politiciens de rang élevé et intermédiaire ayant reçu de l’argent de son entreprise en échange de faveurs.

Au Panama le gouvernement a déposé le lundi 20 février une plainte pénale contre la firme pour récupérer l’argent versé par cette dernière en pots-de-vin, pour un total de quelque 59 millions de dollars pendant la période de 2009 à 2014, lors de la présidence de Ricardo Martinelli. La justice suisse a gelé les comptes (22 millions de dollars) de deux des fils de l’ex-président. On enquête aussi sur un frère de Martinelli, un ex-ministre et sur une vingtaine de politiciens, de fonctionnaires et d’entrepreneurs. Odebrecht est la principale entreprise de construction établie au Panama: elle s’est chargée de la construction de la ligne de métro, de l’autoroute Ciudad de Panama-Colon, du réaménagement urbain de Colon, d’une promenade au bord de la mer. En janvier 2017, il y a eu une gigantesque marche anti-corruption que certains analystes ont appelée «marche anti-Odebrecht». Les manifestants ont exigé l’expulsion de l’entreprise brésilienne et une enquête portant aussi sur l’actuel gouvernement de l’entrepreneur Juan Carlos Varela. Varela a été vice-ministre de Martinelli pendant toute sa période de gestion, et son chancelier jusqu’en 2011, moment où les relations ont été interrompues.

Au Guatemala les pots-de-vin versés par Odebrecht entre 2012 et 2015 atteindraient les 18 millions de dollars. Le réseau de corruption placé sous enquête par le parquet et par la Commission internationale contre la corruption dépendant des Nations unies.

En République Dominicaine, à la fin janvier 2017, plus de 20 organisations sociales ont organisé une marche qui a réuni des dizaines de milliers de personnes. Les manifestants réclamaient: «la fin de l’impunité dans l’affaire Odebrecht». Ils étaient vêtus de vert, une couleur qui ne renvoie à aucun parti politique national. L’entreprise brésilienne a admis avoir distribué quelque 92 millions de dollars en pots-de-vin à des fonctionnaires dominicains de divers rangs entre 2000 et 2012. Elle s’est engagée à verser au fisc quelque 182 millions. Mais les partis d’opposition exigent que les représentants, gouvernants et politiciens ayant accepté des pots-de-vin soient mis en prison.

Le Venezuela rivalise avec la République Dominicaine pour la deuxième place pour ce qui a trait aux montants des pots-de-vin versés par Odebrecht: selon l’ONG Tranparency Venezuela, entre 90 et 98 millions de dollars ont été versés pour 32 chantiers de construction qui ont coûté quelques 11’000 millions de dollars. Le premier mandat d’arrêt dans le pays a été émis en janvier, contre une personne non identifiée. Si la justice brésilienne donne son accord, un procureur vénézuélien pourrait interroger Marcelo Odebrecht dans sa prison.

En Equateur, les pots-de-vin versés atteindraient autour de 33 millions de dollars. Un ex-ministre de Rafael Correa est tombé suite à cette affaire et les analystes sont d’accord sur le fait que l’affaire Odebrecht – et plus généralement la corruption – a joué un rôle non négligeable dans les élections de dimanche passé [le 19 février, Lenin Moreno, dauphin de Correa, a obtenu 39,3% des suffrages, or il faut disposer de 40% des voix et de dix points d’avance; le second tour aura lieu de le 2 avril 2017]

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D’après le procureur à l’échelle internationale de l’opération Lava Jato, Vladimir Aras, les enquêtes vont durer «encore une ou deux années». «Si nous pouvons compter sur l’indépendance et l’autonomie des ministères publics de la région, on peut espérer dévoiler d’autres réseaux de corruption parallèles à ces actes illicites qui auraient été pratiqués par des entreprises brésiliennes, surtout des entreprises de construction dans d’autres pays», a expliqué Aras, le 20 février, à l’agence AFP. Le procureur a admis que les politiciens et les gouvernants vont tenter de se protéger, comme on l’a déjà vu au Brésil même, où le Congrès a approuvé une loi d’auto-amnistie avant que les «délateurs récompensés» d’Odebrecht ne se mettent à table. Et il a ajouté: «Dans d’autres pays, il est possible qu’il y ait des réactions semblables, et nous savons qu’en Angola on a déjà approuvé une législation qui, d’une certaine manière, amnistie des actes illicites qui ont déjà été pratiqués.» (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, Montevideo, 25 février 2017; traduction A l’Encontre)

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