Au Darfour, dans le silence médiatique et le murmure diplomatique, les massacres continuent. La situation est tellement intolérable que l’ONU ne totalise plus les morts, le compteur a été bloqué en 2008. Pourtant, rien n’a cessé. Parfois, un entrefilet signale une attaque, un bombardement, des morts, des viols. Mais on répète sempiternellement depuis 2008: 300’000 morts et plus de 2 millions de réfugiés et déplacés. Le 17 novembre 2014, le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, exhorte le Soudan à ne pas bloquer les Casques bleus qui enquêtent sur des accusations de viols collectifs impliquant l’armée au Darfour. Que s’est-il passé?
Le 31 octobre, 200 femmes et jeunes filles auraient été violées à Tabit, 45 kilomètres au sud-ouest de la capitale régionale, El-Fasher. Une banalité depuis onze ans, mais la mission conjointe de maintien de la paix ONU-Union africaine (Minuad) s’était vue interdite, par l’armée soudanaise, l’entrée dans le village. Néanmoins au 10e jour, elle parvient à mener ses investigations sans, évidemment, trouver de preuves. Le Soudan nie les accusations.
L’enquête a lieu dans une ambiance de peur et de silence. L’armée soudanaise est omniprésente, et certains militaires filment même, avec leur téléphone, les entretiens avec les villageoises. On le sait par le rapport secret interne de la Minuad, rendu public par l’AFP. Vive l’indépendance des enquêteurs et l’absence d’intimidation sur les enquêtées !
Ce n’était pas la première fois qu’un rapport était caviardé. Déjà, le 29 octobre, Ban Ki-moon critiquait publiquement la Minuad pour avoir sciemment minimisé des exactions commises au Darfour dans seize cas (1). Cette fois encore, le rapport officiel, affirme n’avoir pu établir de preuve de viols collectifs.
Le Quai d’Orsay se déclare, néanmoins, préoccupé et appelle le gouvernement du Soudan à faire toute la lumière. Le Quai invite donc le Soudan à être juge et partie, parce que des rapports internes aux autorités soudanaises, dont certains ont été publiés notamment aux Etats-Unis, montrent à quel point les exactions sont une politique délibérée.
A l’ONU, il y a de l’agitation dans les bureaux : une mise en cause d’une de ses agences, et le président soudanais, Omar el-Béchir, est tout de même sous le coup d’une inculpation avec mandat d’arrêt international pour «crimes de guerre», «crimes contre l’humanité» et «crime de génocide» par la Cour pénale internationale (CPI) depuis 2010! C’est le seul président en exercice dans cette situation. Mais, apparemment, cela le gêne peu, il n’a juste pas pu assister aux assemblées générales de l’ONU, et quelques pays lui ont fermé leurs portes (2). La CPI n’a pas de force de police. Le 17 novembre, Ban Ki-moon se déclare, donc, lui aussi, préoccupé! Il «exhorte» même le Soudan à accorder sans tarder un accès à Tabit et sa population pour la Minuad.
Mieux, deux jours plus tard, le Conseil de sécurité appelle le gouvernement du Soudan «à accorder, sans tarder, à la Mission des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour, une liberté de mouvement entière et sans restrictions afin que les soldats de la paix puissent mener une enquête complète et transparente, sans interférence, et vérifier si ces incidents se sont produits».
Mais, rien n’intimide El-Béchir. Le ministère soudanais des Affaires étrangères, à nouveau, refuse l’accès à Tabit et se déclare humilié par la demande. Il est des endroits au monde où l’humiliation invoquée est fréquente mais où les humiliations contre les populations sont monnaie courante.
L’atmosphère des chancelleries reste feutrée et, pourtant, le rôle de Khartoum dans la déstabilisation de la République centrafricaine est avéré ; des hommes formés et entraînés au Soudan s’y étaient infiltrés. Du Mali, des islamistes d’Ansar ed-Dine avaient trouvé refuge chez ce bon président Omar el-Béchir. Et puis, il est vrai qu’on viole au nom des origines ethniques ou des convictions religieuses un peu partout, au Nigeria par la grâce de Boko Haram, en Syrie, en Irak et même jusqu’à Créteil! Pendant ce temps, on préfère les pantalonnades à l’Assemblée nationale. Pas la moindre résolution en vue à ce propos, pas plus, d’ailleurs, pour les 200’000 morts syriens, ni pour les Kurdes, ces oubliés de 1918 qui n’ont jamais eu l’Etat promis par les alliés. Bien sûr, on intervient: l’exploitation du pétrole de la région est subitement en danger. De la Déclaration universelle des droits de l’homme, seule la déclaration est universelle, les droits de l’homme ne le sont pas.
Apparemment, madame Elisabeth Guigou, présidente de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, et ses amis ne s’y intéressent pas plus qu’au droit des femmes darfouries que nigérianes, kurdes et yézidis violées ou vendues aux enchères. Notre ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, bon sang ne saurait mentir, ne s’y intéresse que mollement. Pourtant, il connaît bien le problème du Darfour. En février 2007, à l’invitation de mouvements de soutien aux réfugiés, il avait visité des camps au Tchad ; vêtu de son costume blanc immaculé aux plis impeccables, il y avait caressé des têtes de petits enfants. Il avait revendiqué, le 26 mars 2007, à la Mutualité une prise de parole martiale qui s’était prolongée. Pour être honnête après ce grand rassemblement parisien, aucun des politiques, de quelque côté qu’ils soient, n’ont respecté leurs engagements signés. Comme disait, je crois, Jacques Chirac, «les promesses n’engagent que ceux qui y croient».
Finalement, El-Béchir fait fermer le bureau des droits de l’homme de la Minuad à Khartoum, le 23 novembre ; les droits de l’homme ne font pas partie de son mandat. Et devant tant de détermination venant de la communauté internationale et de l’ONU, il demande à la Minuad, qui y a déployé 26 000 hommes depuis 2007, d’élaborer un plan de retrait du Soudan.
Le chef des opérations de maintien de la paix de l’ONU déclare que la «situation humanitaire reste horrible, avec des centaines de milliers de personnes déplacées par le conflit depuis le début de l’année, qui viennent s’ajouter aux deux millions de personnes déplacées depuis longtemps». Toujours le compteur bloqué à 2008. Silence, on tue et on viole. L’insécurité perdure, des musulmans noirs massacrent des Noirs musulmans. Ce ne peut pas être du racisme. Je crois que notre vision est fausse. (19 décembre 2012, publié comme tribune dans Libération)
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(1) La Cour pénale internationale (CPI) a demandé des explications à Ban Ki-moon, qui s’est déclaré troublé par les défaillances de la Mission des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour (Minuad).
(2) La Ligue arabe et l’Union africaine ont indiqué qu’ils ne donneront pas suite au mandat.
PS: depuis la rédaction de cet article, la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, après avoir critiqué l’inaction du Conseil de sécurité, a annoncé la suspension de son enquête sur les crimes de guerre au Darfour. Elle ajoute qu’en l’absence d’action du Conseil de sécurité, les charges contre Omar el-Béchir et trois autres accusés demeureraient lettre morte. Le président soudanais a manifesté sa jubilation.
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